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aux autres, toutes les fois que l'idée principale qui doit les affecter, n'eft pas la même que celle qui nous affecte, eu égard à la difpofition différente où nous fommes, nous & nos Auditeurs, c'est cette idée qu'il faut d'abord leur préfenter; & l'inverfion dans ce cas n'eft proprement qu'oratoire : appliquons ces réflexions à la premiere période de l'Oraifon pro Marcello. Je me figure Cicéron montant à la Tribune aux harangues, & je vois que la premiere chofe qui a dû frapper fes Auditeurs, c'eft qu'il a été long-temps fans y monter; ainfi diuturni filentii, le long filence qu'il a gardé, est la premiere idée qu'il doit leur présenter, quoique l'idée principale pour lui ne foit pas cellelà, mais hodiernus dies finem attulit ; car ce qui frappe le plus un Orateur

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qui monte en chaire, c'eft qu'il va parler, & non qu'il a gardé longtemps le filence. Je remarque encore une autre fineffe dans le génitif diuturni filentii; les Auditeurs ne pouvoient penfer au long filence de Cicéron, fans chercher en même temps la

caufe, & de ce filence, & de ce qui le déterminoit à le rompre. Or le génitif étant un cas fufpenfif, leur fait naturellement attendre toutes ces idées que l'Orateur ne pouvoit leur préfenter à la fois.

Voilà, Monfieur, plufieurs obfervations, ce me femble, fur le paffage dont nous parlons, & que vous auriez faire. Je fuis perfuadé que

pu

Cicéron auroit arrangé tout autrement cette période, fi au lieu de parler à Rome, il eût été tout-à-coup tranfporté en Afrique, & qu'il eût

eu à plaider à Carthage. Vous voyez donc par-là, Monfieur, que ce qui n'étoit pas une inverfion

pour les Auditeurs de Cicéron, pouvoit, devoit même en être une pour lui.

Mais allons plus loin: je foutiens que quand une phrafe ne renferme qu'un très-petit nombre d'idées, il eft fort difficile de déterminer quel est l'ordre naturel que ces idées doivent avoir par rapport à celui qui parle. Car fi elles ne fe préfentent pas toutes à la fois, leur fucceffion eft au moins fi rapide, qu'il eft souvent impoffible de démêler celle qui nous frappe la premiere. Qui fait même fi l'efprit ne peut pas en avoir un certain nombre exactement dans le même inftant? Vous allez peutêtre, Monfieur, crier au paradoxe. Mais veuillez auparavant examiner

avec moi comment l'article hic, ille, le, s'eft introduit dans la Langue latine & dans la nôtre. Cette difcuffion ne fera ni longue ni difficile, & pourra vous rapprocher d'un fentiment qui vous révolte.

Transportez-vous d'abord au temps où les adjectifs & les fubêtantifs latins qui défignent les qualités fenfibles des êtres, & les différens individus de la nature, étoient prefque tous inventés, mais où l'on n'avoit point encore d'expreffion pour ces vues fines & déliées de l'efprit, dont la Philofophie a même aujourd'hui tant de peine à marquer les différences. Suppofez enfuite deux hommes preffés de la faim, mais dont l'un n'ait point d'aliment en vue, & dont l'autre foit au pied d'un arbre fi élevé qu'il n'en puiffe atteindre le fruit. Si la fenfation

fait parler ces deux hommes, le premier dira j'ai faim, je mangerois volontiers; & le fecond, le beau fruit! j'ai faim, je mangerois volontiers. Mais . il est évident que celui-là a rendu précisément par fon difcours tout ce qui s'eft paffé dans fon ame; qu'au contraire il manque quelque chofe dans la phrase de celui-ci, & qu'une des vues de fon efprit y doit être fous-entendue. L'expreffion je mangerois volontiers, quand on n'a rien à fa portée, s'étend en général à tout ce qui peut appaifer la faim; mais la même expreffion fe reftreint, & ne s'entend plus que d'un beau fruit, quand ce fruit eft préfent. Ainfi, quoique ces deux hommes ayent dit j'ai faim, je mangerois volontiers, il y avoit dans l'efprit de celui qui s'eft écrié le beau fruit! un retour vers ce

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