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nous avons de la compaffion pour un cheval qui fouffre, & fi nous écrafons une fourmi fans aucun fcrupule, n'eft-ce pas le même principe qui nous détermine? Ah! Madame, que la morale des aveugles eft différente de la nôtre ! Que celle d'un fourd différeroit encore de celle d'un aveugle; & qu'un être qui auroit un fens de plus que nous, trouveroit notre morale imparfaite, pour ne rien dire de pis!

Notre Métaphyfique ne s'accorde pas mieux avec la leur. Combien de principes pour eux qui ne font que des abfurdités pour nous, & réciproquement? Je pourrois entrer là-deffus dans un détail qui vous amuseroit fans doute; mais que de certaines gens qui voient du crime à tout, ne manqueroient pas d'accufer d'irréligion;

comme s'il dépendoit de moi de faire appercevoir aux aveugles les chofes autrement qu'ils ne les apperçoivent. Je me contenterai d'obferver une chofe dont je crois qu'il faut que tout le monde convienne; c'eft que ce grand raifonnement qu'on tire des merveilles de la nature, eft bien foible pour des aveugles. La facilité que nous avons de créer, pour ainfi dire, de nouveaux objets, par le moyen d'une petite glace, eft quelque chofe de plus incompréhensible pour eux, que des aftres qu'ils ont été condamnés à ne voir jamais. Ce globe lumineux qui s'avance d'orient en occident, les étonne moins qu'un petit feu qu'ils ont la commodité d'augmenter ou de diminuer: comme ils voient la matiere d'une maniere beaucoup plus abftraite que nous, ils font moins éloignés de croire qu'elle pense.

Si un homme qui n'a vu que pendant un jour ou deux, fe trouvoit confondu chez un peuple d'aveugles, il faudroit qu'il prît le parti de fe taire, ou celui de paffer pour un fou. Il leur annonceroit tous les jours quelque nouveau myftere qui n'en feroit un que pour eux, & que les efprits forts fe fauroient bon gré de ne pas croire Les Défenfeurs de la Religion ne pourroient-ils pas tirer un grand parti d'une incrédulité fi opiniâtre, fi jufte même à certains égards, & cependant fi peu fondée? Si vous vous prêtez pour un inftant à cette fuppofition, elle vous rappellera fous des traits empruntés l'hiftoire & les perfécutions de ceux qui ont eu le malheur de rencontrer la vérité dans des fiecles de tenebres, & l'imprudence de la déceler à leurs aveugles contempo

rains, entre lefquels ils n'ont point eut d'ennemis plus cruels que ceux qui par leur état & leur éducation fembloient devoir être les moins éloignés de leurs fentimens.

Je laiffe donc la morale & la métaphyfique des aveugles, & je paffe à des chofes qui font moins importantes, mais qui tiennent de plus près au but des obfervations qu'on fait ici de toutes parts, depuis l'arrivée du Pruffien. Premiere queftion. Comment un aveugle né fe forme-t-il des idées des figures? Je crois que les mouvemens de fon corps, l'exiftence fucceffive de fa main en plufieurs lieux, la fenfation non-interrompue d'un corps qui paffe entre fes doigts, lui donnent la notion de direction. S'il les gliffe le long d'un fil bien tendu, il prend l'idée d'une ligne droite; s'il fuit la

courbure d'un fil lâche, il prend celle d'une ligne courbe. Plus généralement, il a par des expériences réitérées du toucher, la mémoire de fenfations éprouvées en différens points: il eft maître de combiner ces fenfations ou points, & d'en former des figures. Une ligne droite pour un aveugle qui n'eft point Géometre, n'est autre chose que la mémoire d'une fuite de fenfations du toucher, placées dans la direction d'un fil tendu; une ligne courbe, la mémoire d'une fuite de fenfations du toucher, rapportées à la furface de quelque corps folide, concave ou convexe. L'étude rectifie dans le Géometre la notion de ces lignes, par les proprié tés qu'il leur découvre. Mais, Géometre ou non, l'aveugle né rapporte tout à l'extrémité de fes doigts. Nous

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