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il nous transmet fidèlement, dans les parties manuscrites, l'orthographe de l'auteur, que mademoiselle de Gournay, même en 1595, avoit trop peu respectée, et quelques heureuses corrections, quelques courtes phrases, qui n'avoient pas été transportées sur l'autre exemplaire. Profitons de ces avantages; mais ne défigurons pas l'ouvrage de Montaigne, pour le plaisir de suivre mot à mot une copie qu'il avoit lui-même évidemment abandonnée. Voilà ce que j'avois à dire du texte adopté dans la présente édition. Dans la signature des notes, la lettre C indique celles de Coste; N., celles de Naigeon, jointes à son édition de 1802; E. J., celles de M. Éloi Johanneau, publiées en 1818; A. D., celles de M. Amaury Duval, qui ont paru en 1820.

J. V. L.

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L'AUCTEUR AU LECTEUR.

C'est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t'advertit dez l'entree, que ie ne m'y suis proposé aulcune fin, que domestique et privee: ie n'y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire; mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Ie l'ay voué à la commodité particuliere de mes parents et amis : à ce que m'ayants perdu (ce qu'ils ont à faire bientost), ils y puissent retrouver quelques traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve la cognoissance qu'ils ont euë de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faveur du monde, ie me feusse paré de beautez empruntees : ie veulx qu'on m'y veoye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice; car c'est moy que ie peinds. Mes deffauts s'y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l'a permis. Que si i'eusse esté parmy ces nations qu'on dict vivre encores soubs la doulce liberté des premieres loix de nature, ie t'asseure que ie m'y feusse tresvolontiers peinct tout entier et tout nud. Ainsi, lecteur, ie suis moy mesme la matiere de mon livre: ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en un subiect si frivole et si vain; adieu donc.

De Montaigne, ce 12 de juin 1580.

TOME I.

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DE MONTAIGNE.

000000000000-000000000 000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

PAR DIVERS MOYENS ON ARRIVE A PAREILLE FIN.

La plus commune façon d'amollir les cœurs de ceulx qu'on a offensez, lors qu'ayants la vengeance en main, ils nous tiennent à leur mercy, c'est de les esmouvoir, par soubmission, à commiseration et à pitié : toutesfois la braverie, la constance et la resolution, moyens tout contraires, ont quelquesfois servy à ce mesme effect.

Edouard, prince de Galles, celuy qui regenta si longtemps nostre Guienne, personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur, ayant esté bien fort offensé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut estre arresté par les cris du peuple et des femmes et enfants abandonnez à la boucherie, luy criants mercy, et se iectants à ses pieds; iusqu'à ce que, passant tousiours oultre dans la ville, il apperceut trois gentilshommes françois qui,

Que les Anglois nomment communément the black prince, le prince noir, fils d'Édouard III, roi d'Angleterre et père de l'infortuné Richard II. Le trait suivant se trouve dans Froissart, vol. I, chap. 289, pag. 368 et 369. C.

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d'une hardiesse incroyable, soustenoient seuls l'effort de son armee victorieuse. La consideration et le respect d'une si notable vertu reboucha premierement la poincte de sa cholere; et commencea par ces trois à faire misericorde à touts les aultres habitants de la ville.

Scanderberch, prince de l'Epire, suyvant un soldat des siens pour le tuer, ce soldat, ayant essayé par toute espece d'humilitez et de supplications de l'appaiser, se resolut à toute extremité de l'attendre l'espee au poing: cette sienne resolution arresta sus bout la furie de son maistre, qui pour luy avoir veu prendre un si honnorable party, le receut en grace. Cet exemple pourra souffrir aultre interpretation de ceulx qui n'auront leu la prodigieuse force et vaillance de ce prince là. L'empereur Conrad troisiesme, ayant assiegé Guelphe, duc de Bavieres', ne voulut condescendre à plus doulces conditions, quelques viles et lasches satisfactions qu'on luy offrist, que de permettre seulement aux gentilsfemmes qui estoient assiegees avecques le duc, de sortir, leur honneur sauve, à pied, avecques ce qu'elles pourroient emporter sur elles. Et elles, d'un cœur magnanime, s'adviserent de charger sur leurs espaules leurs maris, leurs enfants, et le duc mesme. L'empereur print si grand plaisir à veoir la gentillesse de leur courage, qu'il en pleura d'ayse, et amortit toute cette aigreur d'inimitié mortelle et capitale qu'il avoit portee à ce duc, et dez lors en avant traicta humainement luy et les siens.

L'un et l'aultre de ces deux moyens m'emporteroit ayseement; car i'ay une merveilleuse lascheté vers la misericorde et mansuetude. Tant y a, qu'à mon advis ie serois pour me rendre plus naturellement à la compassion qu'à l'estimation: si est la pitié passion vicieuse aux Stoïcques; ils veulent qu'on secoure les affligez, mais non pas qu'on flechisse et compatisse avecques eulx. Or ces exemples me semblent plus à propos, d'autant qu'on veoit ces ames, assaillies et essayees par ces deux

En 4140, dans Weinsberg, ville de la Haute-Bavière. Voy. Calvisius, Opus chronologicum. C.

• Aux femmes de gentilshommes.

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