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car il advient le plus souvent, au contraire, que chascun choisit plustost à discourir du mestier d'un aultre que du sien, estimant que c'est autant de nouvelle reputation acquise : tesmoing le reproche qu'Archidamus feit à Periander, qu'il quit. toit la gloire de bon medecin, pour acquerir celle de mauvais poëte1. Veoyez combien Cesar se desploye largement à nous faire entendre ses inventions à bastir ponts et engins; et combien, au prix, il va se serrant où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduicte de sa milice : ses exploicts le verifient assez capitaine excellent; il se veult faire cognoistre excellent enginieur3: qualité aulcunement estrangiere. Le vieil Dionysius estoit tresgrand chef de guerre, comme il convenoit à sa fortune: mais il se travailloit à donner principale recommendation de soy par la poësie; et si n'y sçavoit guere 4. Un homme de vacation iuridique, mené ces iours passez veoir un'estude fournie de toute sorte de livres de son mestier et de tout aultre mestier, n'y trouva nulle occasion de s'entretenir; mais il s'arresta à gloser rudement et magistralement une barricade logee sur la vis 5 de l'estude, que cent capitaines et soldats recognoissent touts les iours sans remarque et sans offense.

Optat ephippia bos piger, optat arare caballus".

guerrier de ses blessures, et le berger de ses troupeaux. Traduction italienne de Properce, II, 1, 45. Voici le texte latin :

Navita de ventis, de tauris narrat arator;

Enumerat miles vulnera, pastor oves.

PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens, à l'article Archidamus, fils d'Agesilas. C.

Voyez surtout la description du pont jeté sur le Rhin, de Bello Gall., IV, 17.

J. V. L.

3 Montaigne écrit enginieur (ingénieur), du mot engin dont il se sert souvent. N. 4 DODORE DE SICILE, XV, 6. C.

5 Montaigne, dans l'exemplaire corrigé de sa main, ajoutoit ici pur où il estoit monté, ce qui explique cette expression sur la vis; on voit alors qu'il s'agit d'un escalier tournant: mais il a effacé ces mots, par où il estoit monté; et il a ajouté de l'estude. N.

6 Le bœuf pesant voudroit porter la selle, et le cheval tirer la charrue. HORACE, Epist., I, 44, 43.

Par ce train vous ne faictes iamais rien qui vaille. Ainsin il fault travailler de reiecter tousiours l'architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste, chascun à son gibbier.

:

Et, à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subiect de toutes gents, i'ay accoustumé de considerer qui en sont les escrivains si ce sont personnes qui ne facent aultre profession que de lettres, i'en apprends principalement le style et le langage; si ce sont medecins, ie les crois plus volontiers en ce qu'ils nous disent de la temperature de l'air, de la santé et complexion des princes, des bleceures et maladies; si iurisconsultes, il en fault prendre les controverses des droits, les loix, l'establissement des polices, et choses pareilles; si theologiens, les affaires de l'Eglise, censures ecclesiastiques, dispenses et mariages; si courtisans, les mœurs et les cerimonies; si gents de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les deductions des exploits où ils se sont trouvez en personne; si ambassadeurs, les menees, intelligences, et practiques, et maniere de les conduire.

A cette cause, ce que i'eusse passé à un aultre sans m'y arrester, ie l'ay poisé et remarqué en l'histoire du seigneur de Langey, tresentendu en telles choses: c'est qu'aprez avoir conté ces belles remontrances de l'empereur Charles cinquiesme, faites au consistoire à Rome, presents l'evesque de Mascon et le seigneur du Velly, nos ambassadeurs, où il avoit meslé plusieurs paroles oultrageuses contre nous, et, entre aultres, que si ses capitaines et soldats n'estoient d'aultre fidelité et suffisance en l'art militaire, que ceulx du roy, tout sur l'heure il s'attacheroit la chorde au col pour luy aller demander misericorde (et de cecy il semble qu'il en creust quelque chose, car deux ou trois fois en sa vie, depuis, il luy adveint de redire ces mesmes mots); aussi qu'il desfia le roy de le combattre en chemise, avecques l'espee et le poignard, dans un batteau le dict seigneur de Langey, suyvant son histoire, adiouste que lesdicts ambassadeurs faisants une despeche au roy de ces choses, luy en dissimulerent la plus grande partie,

MARTIN DU BELLAY, seigneur de Langey, Mémoires, liv. V, fol. 227 et suiv. C.

mesme luy celerent les deux articles precedents. Or, i'ay trouvé bien estrange qu'il feust en la puissance d'un ambassadeur de dispenser sur les advertissements qu'il doibt faire à son maistre, mesme de telle consequence, venants de telle personne, et dicts en si grand'assemblee : et m'eust semblé l'office du serviteur estre de fidelement representer les choses en leur entier, comme elles sont advenues, à fin que la liberté d'ordonner, iuger et choisir, demeurast au maistre ; car, de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu'il ne la preigne aultrement qu'il ne doibt et que cela ne le pousse à quelque mauvais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires, cela m'eust semblé appartenir à celuy qui donne la loy, non à celuy qui la receoit; au curateur et maistre d'eschole, non à celuy qui se doibt penser inferieur, non en auctorité seulement, mais aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu'il en soit, ie ne vouldrois pas estre servy de cette façon en mon petit faict.

Nous nous soustrayons si volontiers du commandement, soubs quelque pretexte, et usurpons sur la maistrise; chascun aspire si naturellement à la liberté et auctorité, qu'au superieur nulle utilité ne doibt estre si chere, venant de ceulx qui le servent, comme luy doibt estre chere leur simple et naïfve obeïssance. On corrompt l'office du commander, quand on y obeït par discretion, non par subiection. Et P. Crassus, celuy que les Romains estimerent cinq fois heureux, lorsqu'il estoit en Asie consul, ayant mandé à un enginieur grec de luy faire mener le plus grand des deux masts de navire qu'il avoit veus à Athenes, pour quelque engin de batterie qu'il en vouloit faire; cettuy cy, soubs tiltre de sa science, se donna loy de choisir aultrement, et mena le plus petit, et, selon la raison de son art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment our ses raisons, luy feit tresbien donner le fouet, estimant l'interest de la discipline plus que l'interest de l'ouvrage.

D'aultre part pourtant, on pourroit aussi considerer que cette obeïssance si contraincte n'appartient qu'aux comman

Pensée traduite d'AULU-GELLE (1,13), qui Montaigne emprunte aussi le fait

suivant. C.

dements precis et prefix. Les ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs parties despend souverainement de leur disposition; ils n'executent pas simplement, mais forment aussi et dressent par leur conseil la volonté du maistre. l'ay veu, en mon temps, des personnes de commandement reprins d'avoir plustost ober aux paroles des lettres du roy, qu'à l'occasion des affaires qui estoient prez d'eulx. Les hommes d'entendement accusent encores auiourd'huy l'usage des roys de Perse de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenants, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance; ce delay, en une si longue estendue de domination, ayant souvent apporté des notables dommages à leurs affaires. Et Crassus, escrivant à un homme du mestier, et luy donnant advis de l'usage auquel il destinoit ce mast, sembloit il pas entrer en conférence de sa deliberation, et le convier à interposer son decret?

CHAPITRE XVII.

DE LA PEUR.

Obstupui, steteruntque comæ, et vox faucibus hæsit '.

Ie ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent) et ne sçais gueres par quels ressorts la peur agit en nous; mais tant y a que c'est une estrange passion; et disent les medecins qu'il n'en est aulcune qui emporte plustost nostre iugement hors de sa deue assiette. De vray, i'ay veu beaucoup de gents devenus insensez, de peur; et, au plus rassis, il est certain, pendant que son accez dure, qu'elle engendre de terribles esblouissements. le laisse à part le vulgaire, à qui elle represente tantost les bisayeuls sortis du tumbeau enveloppez en leur suaire, tantost des loups-garous, des lutins et des chimeres; mais parmy les soldats mesmes, où elle debvroit trouver moins de place, combien de fois a elle changé un troupeau de brebis en

Je frémis, ma voix meurt, et mes cheveux se dressent.

VIRG., trad. par Delille, Én., II, 774.

esquadron de corselets 1? des roseaux et des cannes, en gentsdarmes et lanciers? nos amis, en nos ennemis? et la croix blanche, à la rouge? Lors que monsieur de Bourbon print Rome, un port' enseigne, qui estoit à la garde du bourg sainct Pierre, feut saisi de tel effroy à la premiere alarme, que par le trou d'une ruyne, il se iecta, l'enseigne au poing, hors la ville, droict aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville; et à peine enfin, veoyant la troupe de monsieur de Bourbon se renger pour le soustenir, estimant que ce feust une sortie que ceulx de la ville feissent, il se recogneut, et, tournant teste, rentra par ce mesme trou, par lequel il estoit sorty plus de trois cents pas avant en la campaigne. Il n'en adveint pas du tout si heureusement à l'enseigne du capitaine Iulle, lors que sainct Paul feut prins sur nous par le comte de Bures et monsieur du Reu; car, estant si fort esperdu de frayeur, que de se iecter à tout son enseigne hors de la ville par une canoniere, il feut mis en pieces par les assaillants3: et, au mesme siege, feut memorable la peur qui serra, saisit et glacea si fort le cœur d'un gentilhomme, qu'il en tumba roide mort par terre, à la bresche, sans aulcune bleceure. Pareille rage poulse par fois toute une multitude en l'une des rencontres de Germanicus contre les Allemans, deux grosses troupes prinrent, d'effroy, deux routes opposites; l'une fuyoit d'où l'aultre partoit 4. Tantost elle nous donne des ailes aux talons, comme aux deux premiers; tantost elle nous cloue les pieds et les entrave, comme on lit de l'empereur Theophile, lequel, en une battaille qu'il perdit contre les Agarenes, deveint si estonné et si transi qu'il ne pouvoit prendre party de s'enfuyr, adeo pavor etiam auxilia formidat5;

Les corselets étoient de petites cuirasses que portoient les piquiers dans les régiments des gardes. E. J.

En 1527. Mém. de MARTIN DU BELLAY, liv. III, fol. 104. C.

3 Et cestuy cy ie le vey, dit Guillaume du BELLAY. Mémoires, liv. VIII, fol. 184 vers. Il fut aussi témoin du fait suivant, ibid., fol. 385. C.

4 TACITE, Annales, I, 63. J. V. L.

5 Tant la peur s'effraie mème de ce qui pourroit lui donner du secours. QUINTE CURCE, III, 11.

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