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trespas. Cimon feit une sepulture honorable aux iuments avec lesquelles il avoit gaigné par trois fois le prix de la course aux ieux olympiques. L'ancien Xanthippus feit enterrer son chien sur un chef 3, en la coste de la mer qui en a depuis retenu le nom 4. Et Plutarque faisoit, dict il 5, conscience de vendre et envoyer à la boucherie, pour un legier proufit, un boeuf qui l'avoit long temps servy.

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CHAPITRE XII.

APOLOGIE DE RAIMOND SEBOND 6.

C'est, à la verité, une tresutile et grande partie que la science; ceulx qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise mais ie n'estime pas pourtant sa valeur iusques à cette mesure extreme qu'aulcuns luy attribuent, comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le souverain bien, et tenoit qu'il feust en elle de nous rendre sages et contents 7; ce que ie ne crois pas : ny ce que d'aultres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produict par l'ignorance. Si cela est vray, il est subiect à une longue interpretation. Ma maison a esté dez long temps ouverte aux gents de sçavoir, et en est fort cogneue; car mon pere, qui l'a commandee cinquante ans et plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle de quoy le roy François premier embrassa les lettres et les meit en credit, rechercha avecques grand soing et des

HEROJOTE, II, 65, 66, etc. J. V. L.

• ID., VI, 103; ÉLIEN, Hist. des animaux, XII, 40. J. V. L.

3 Sur un cap ou promontoire. C.

4 Cynosséma. PLUTARQUE, Vie de Caton le censeur, c. 5.

5 Ibid. C.

6 Appelé aussi Sebon, Sebeyde, Sabonde, ou de Sebonde; né à Barcelone, dans le quatorzième siècle; mort en 4432, à Toulouse, où il professoit la médecine et la théologie. Joseph Scaliger disoit de cette apologie de Sebond: « Eo omnia faciunt, ut Magnificat à matines. » SCALIGERANA 11a. On peut voir sur ce chapitre des Essais, les Pensées de Pascal, première partie, art. XI, et l'ouvrage de M. Labouderie, intitulé: Le Christianisme de Montaigne, Paris, 4849. J. V. L.

7 DIOGENE LAERCE, VII, 465. C.

pense l'accointance des hommes doctes, les recevant chez luy comme personnes sainctes, et ayants quelque particuliere inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs discours comme des oracles, et avecques d'autant plus de reverence et de religion, qu'il avoit moins de loy d'en iuger; car il n'avoit aulcune cognoissance des lettres, non plus que ses predecesseurs. Moy, ie les aime bien; mais ie ne les adore pas. Entre aultres, Pierre Bunel, homme de grande reputation de sçavoir en son temps, ayant arresté quelques iours à Montaigne, en la compaignie de mon pere, avecques d'aultres hommes de sa sorte, luy feit present, au desloger, d'un livre qui s'intitule: Theologia naturalis, sive Liber creaturarum, magistri Raimondi de Sebonde ; et parce que la langue italienne et espaignolle estoient familieres à mon pere, et que ce livre est basty d'un espaignol baragouiné en terminaisons latines, il esperoit qu'avecques bien peu d'ayde il en pourroit faire son proufit, et le luy recommenda comme livre tresutile, et propre à la saison en laquelle il le luy donna ; ce feut lors que les nouvelletez de Luther commenceoient d'entrer en credit, et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance: en quoy il avoit un tresbon advis, prevoyant bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit ayseement en un exsecrable atheisme; car le vulgaire n'ayant pas la faculté de iuger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, aprez qu'on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contrerooller les opinions qu'il avoit eues en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on a mis aulcuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il iecte tantost aprez ayseement en pareille incertitude toutes

■ Toulousain, un des plus habiles cicéroniens du seizième siècle, au jugement d'Henri Estienne (Dedicat. Epist. P. Bunelli, etc., 1581 ), né en 1499; mort à Turin en 1546. Il fut précepteur de Pibrac. Voyez son article dans Bayle. J. V. L.

■ Dans la première édition des Essais, et dans celle de 4588, in-40, il y a simplement ici, la Théologie naturelle de Raimond Sebond. L'ouvrage latin du théologien espagnol, publié pour la première fois à Deventer, en 1487, a été souvent réimprimé en France dans le cours du seizième et du dix-septième siècle. J. V. L.

les aultres pieces de sa creance, qui n'avoient pas chez luy plus d'auctorité ny de fondement que celles qu'on luy a esbranlees, et secoue, comme un ioug tyrannique, toutes les impressions qu'il avoit receues par l'auctorité des loix ou reverence de l'ancien usage,

Nam cupide conculcatur nimis ante metutum';

entreprenant dez lors en avant de ne recevoir rien à quoy il n'ayt interposé son decret, et presté particulier consentement. Or, quelques jours avant sa mort, mon pere, ayant, de fortune, rencontré ce livre soubs un tas d'aultres papiers abandonnez, me commanda de le luy mettre en françois. Il faict bon traduire les aucteurs comme celuy là, où il n'y a gueres que la matiere à representer: mais ceulx qui ont donné beaucoup à la grace et à l'elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommeement pour les rapporter à un idiome plus foible. C'estoit une occupation bien estrange, et nouvelle pour moy; mais estant, de fortune, pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur pere qui feut oncques, i'en veins à bout, comme ie peus : à quoi il print un singulier plaisir, et donna charge qu'on le feist imprimer; ce qui feut executé aprez sa mort. Ie trouvay belles les imaginations de cet aucteur, la contexture de son ouvrage bien suyvie, et son desseing plein de pieté. Parce que beaucoup de gents s'amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous debvons plus de service, ie me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour descharger leur livre de deux principales obiections qu'on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse; car il entreprend, par raisons humaines et naturelles, d'establir et verifier contre les atheistes touts les articles de la religion chrestienne : en quoy, à dire la verité, ie le treuve si ferme et si heureux, que ie ne pense point qu'il

On foule aux pieds avec joie ce qu'on a craint et révéré. LUCRÈCE, V, 1139. 2 A Paris, chez Gabriel Buon, en 1569. Montaigne se plaignoit ici de l'infiny nombre de faultes que l'imprimeur y laissa, qui en eust la conduicte luy seul. ( Essais de 1580 et de 1588.) L'édition de Paris, 1581, est assez correcte: c'est celle dont je me servirai pour quelques citations. J. V. L.

TOME I.

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soit possible de mieulx faire en cet argument là; et crois que nul ne l'a egualé. Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau pour un aucteur duquel le nom soit si peu cogneu, et duquel tout ce que nous sçavons, c'est qu'il estoit Espaignol, faisant profession de medecine, à Toulouse, il y a environ deux cents ans; ie m'enquis aultresfois à Adrianus Turnebus, qui sçavoit toutes choses, que ce pouvoit estre de ce livre : il me respondit qu'il pensoit que ce feust quelque quintessence tiree de sainct Thomas d'Aquin; car, de vray, cet esprit là, plein d'une erudition infinie et d'une subtilité admirable, estoit seul capable de telles imaginations. Tant y a que, quiconque en soit l'aucteur ou inventeur (et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande occasion à Sebond ce tiltre), c'estoit un tressuffisant homme, et ayant plusieurs belles parties.

La premiere reprehension qu'on faict de son ouvrage, c'est que les chrestiens se font tort de vouloir appuyer leur creance par des raisons humaines, qui ne se conceoit que par foy, et par une inspiration particuliere de la grace divine. En cette obiection, il semble qu'il y ayt quelque zele de pieté; et, à cette cause, nous faut il, avecques autant plus de doulceur et de respect, essayer de satisfaire à ceulx qui la mettent en avant. Ce seroit mieulx la charge d'un homme versé en la theologie, que de moy, qui n'y sçais rien: toutesfois ie iuge ainsi, qu'à une chose si divine et si haultaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, comme est cette Verité de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoing qu'il nous preste encores son secours, d'une faveur extraordinaire et privilegiee, pour la pouvoir concevoir et loger en nous; et ne crois pas que les moyens purement humains en soient aulcunement capables; et, s'ils l'estoient, tant d'ames rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles ez siecles anciens, n'eussent pas failly, par leur discours, d'arriver à cette cognoissance. C'est la foy seule qui embrasse vifvement et certainement les haults mysteres de nostre religion: mais ce n'est pas à dire que ce ne soit une tresbelle et treslouable entreprinse d'accommoder

encores au service de nostre foy les utils naturels et humains que Dieu nous a donnez; il ne fault pas doubter que ce ne soit l'usage le plus honorable que nous leur sçaurions donner, et qu'il n'est occupation ny desseing plus digne d'un homme chrestien, que de viser, par touts ses estudes et pensements, à embellir, estendre et amplifier la verité de sa creance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d'esprit et d'ame; nous lui debvons encores, et rendons, une reverence corporelle; nous appliquons nos membres mesmes, et nos mouvements, et les choses externes, à l'honorer: il en fault faire de mesme, et accompaigner nostre foy de toute la raison qui est en nous; mais tousiours avecques cette reservation, de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle despende, ny que nos efforts et arguments puissent attaindre à une si supernaturelle et divine science. Si elle n'entre chez nous par une infusion extraordinaire; si elle y entre non seulement par discours, mais encores par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny en sa splendeur: et certes ie crains pourtant que nous ne la iouïssions que par cette voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'une foy vifve; si nous tenions à Dieu par luy, non par nous; si nous avions un pied et un fondement divin: les occasions humaines n'auroient pas le pouvoir de nous esbransler comme elles ont; nostre fort ne seroit pas pour se rendre à une si foible batterie; l'amour de la nouvelleté, la contraincte des princes, la bonne fortune d'un party, le changement temeraire et fortuite de nos opinions, n'auroient pas la force de secouer et alterer nostre croyance; nous ne la lairrions pas troubler à la mercy d'un nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la rhetorique qui feut oncques; nous soustiendrions ces flots, d'une fermeté inflexible et immobile :

Illisos fluctus rupes ut vasta refundit,

Et varias circum latrantes dissipat undas

Mole sua '.

■ Tel, inébranlable sur ses bases profondes, un vaste rocher repousse les flots qui grondent autour de lui, et brise leur rage impuissante. ( Vers imités de VIRGILE, Æn.,

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