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l'attendre pour le recevoir, ne feust que de peur de faillir sa route; et qu'il suffit de l'accompaigner à son parlement. Pour moy i'oublie souvent l'un et l'aultre de ces vains offices; comme ie retranche en ma maison autant que ie puis de la cerimonie. Quelqu'un s'en offense, qu'y feroy ie? Il vault mieulx que ie l'offense pour une fois, que moy touts les iours; ce seroit une subiection continuelle.. A quoy faire fuit on la servitude des courts, si on l'entraisne iusques en sa taniere? C'est aussi une regle commune en toutes assemblees, qu'il touche aux moindres de se trouver les premiers à l'assignation, d'autant qu'il est mieulx deu aux plus apparents de se faire attendre.

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Toutesfois, à l'entreveue qui se dressa du pape Clément et du roy François à Marseille, le roy, y ayant ordonné les apprests necessaires, s'esloingna de la ville, et donna loisir au pape de deux ou trois iours pour son entree et refreschissement, avant qu'il le veinst trouver. Et de mesme, à l'entree aussi du pape et de l'empereur à Bouloigne, l'empereur donna moyen au pape d'y estre le premier, et y surveint aprez luy. C'est, disent ils, une cerimonie ordinaire aux abouchements de tels princes, que le plus grand soit avant les aultres au lieu assigné, voire avant celuy chez qui se faict l'assemblee; et le prennent de ce biais, que c'est à fin que cette apparence tesmoigne que c'est le plus grand que les moindres vont trouver, et le recherchent, non pas luy eulx.

Non seulement chasque païs, mais chasque cité, et chasque vacation 3, a sa civilité particuliere. I'y ay esté assez soigneusement dressé en mon enfance, et ay vescu en assez bonne compaignie, pour n'ignorer pas les loix de la nostre françoise, et en tiendrois eschole. l'ayme à les ensuivre, mais non pas si couardement que ma vie en demeure contraincte: elles ont quelques formes penibles, lesquelles pourveu qu'on oublie par

■ Septième du noin, en 1553. C.

2 Du même pape Clément VII et de Charles-Quint, sur la fin de l'année 4532. La réflexion suivante est de GUICCIARDIN, liv. XX, page 535. C.

3 Chaque état, chaque profession.

discretion, non par erreur, on n'en a pas moins de grace. l'ay veu souvent des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie.

C'est au demourant une tresutile science que la science de l'entregent. Elle est, comme la grace et la beaulté, conciliatrice des premiers abords de la societé et familiarité; et par consequent nous ouvre la porte à nous instruire par les exemples d'aultruy, et à exploicter et produire nostre exemple, s'il a quelque chose d'intruisant et communicable.

CHAPITRE XIV'.

ON EST PUNY POUR S'OPINIASTRER A UNE PLACE SANS RAISON.

La vaillance a ses limites, comme les aultres vertus; lesquels franchis, on se treuve dans le train du vice: en maniere que par chez elle on se peult rendre à la temerité, obstination et folie, qui n'en sçait bien les bornes, malaysees en verité à choisir sur leurs confins. De cette consideration est nee la coustume que nous avons aux guerres, de punir, voire de mort, ceulx qui s'opiniastrent à deffendre une place qui par les regles militaires ne peult estre soustenue. Aultrement, soubs l'esperance de l'impunité, il n'y auroit poullier 2 qui n'arrestast une armee.

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Monsieur le connestable de Montmorency, au siege de Pavie, ayant esté commis pour passer le Tesin, et se loger aux fauxbourgs sainct Antoine, estant empesché d'une tour au bout du pont, qui s'opiniastra iusques à se faire battre, feit pendre tout ce qui estoit dedans'; et encores depuis, accompaignant monsieur le Dauphin au voyage delà les monts, ayant prins par force le chasteau de Villane, et tout ce qui estoit dedans ayant esté mis en pieces par la furie des soldats, horsmis le

■ Montaigne plaçoit ici, dans l'édition de 4588, le chapitre intitulé, Que le goust des biens et des maulx despend, en bonne partie, de l'opinion que nous en avons. Il en a fait, depuis, le quarantième de ce premier livre. J. V. L.

• Poulailler (bicoque).

3 Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. II, fol. 82. C.

capitaine et l'enseigne, il les feit pendre et estrangler pour cette mesme raison : comme feit aussi le capitaine Martin du Bellay, lors gouverneur de Turin en cette mesme contree, le capitaine de Sainct Bony, le reste de ses gents ayant esté massacré à la prinse de la place 2.

Mais d'autant que le iugement de la valeur et foiblesse du lieu se prend par l'estimation et contrepoids des forces qui l'assaillent (car tel s'opiniastreroit iustement contre deux couleuvrines, qui feroit l'enragé d'attendre trente canons), où se met encores en compte la grandeur du prince conquerant, sa reputation, le respect qu'on luy doibt; il y a danger qu'on presse un peu la balance de ce costé là: et en advient par ces mesmes termes, que tels ont si grande opinion d'eulx et de leurs moyens, que ne leur semblant raisonnable qu'il y ait rien digne de leur faire teste, ils passent le coulteau partout où ils treuvent resistance, autant que fortune leur dure; comme il se veoid par les formes de sommation et desfi que les princes d'orient, et leurs successeurs qui sont encores, ont en usage, fiere, haultaine et pleine d'un commandement barbaresque. Et au quartier par où les Portugalois escornerent les Indes, ils trouverent des estats avecques cette loy universelle et inviolable, que tout ennemy vaincu par le roy en presence, ou par son lieutenant, est hors de composition de rançon et de mercy.

Ainsi sur tout il se fault garder, qui peult, de tumber entre les mains d'un iuge ennemy, victorieux et armé.

CHAPITRE XV.

DE LA PUNITION DE LA COUARDISE.

I'ouy aultrefois tenir à un prince et tresgrand capitaine, que pour lascheté de cœur un soldat ne pouvoit estre condemné à mort; luy estant à table faict recit du procez du sei

■ Mémoires de GUILLAUME DU BELLAY, liv. VIII, fol. 402. C.

a ID., ibid., liv. IX, fol. 425.

gneur de Vervins, qui feut condemné à mort pour avoir rendu Bouloigne. A la verité c'est raison qu'on face grande difference entre les faultes qui viennent de nostre foiblesse, et celles qui viennent de nostre malice: car en celles icy nous nous sommes bandez à nostre escient contre les regles de la raison que nature a empreintes en nous; et en celles là, il semble que nous puissions appeller à garant cette mesme nature, pour nous avoir laissez en telle imperfection et defaillance. De maniere que prou de gents ont pensé qu'on ne se pouvoit prendre à nous que de ce que nous faisons contre nostre conscience: et sur cette regle est en partie fondee l'opinion de ceulx qui condemnent les punitions capitales aux heretiques et mescreants, et celle qui establit qu'un advocat et un iuge ne puissent estre tenus de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge.

Mais quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la chastier par honte et ignominie : et tient on que cette regle a esté premierement mise en usage par le legislateur Charondas; et qu'avant luy les loix de Grece punissoient de mort ceulx qui s'en estoyent fuys d'une battaille: au lieu qu'il ordonna seulement qu'ils fussent par trois iours assis emmy la place publicque, vestus de robe de femme; esperant encores s'en pouvoir servir, leur ayant faict revenir le courage par cette honte 2. Suffundere malis hominis sanguinem, quam effundere 3. Il semble aussi que les loix romaines punissoyent anciennement de mort ceulx qui avoient fuy : car Ammianus Marcellinus dict que l'empereur Iulien condemna dix de ses soldats, qui avoient tourné le dos en une charge contre les Parthes, à estre degradez, et, aprez, à souffrir mort, suyvant, dict il, les loix anciennes 4. Toutesfois ailleurs, pour une pareille faulte, il en condemne d'aultres seu

Au roi d'Angleterre Henri VIII, qui l'assiégeoit en personne. Voyez les Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. X, fol. 506 et suiv. C.

9 DIODORE DE SICILE, XII, 4. C.

3 Songez plutôt à faire rougir le coupable qu'à répandre son sang. TERTULLIEN, Apologétique, page 583, éd. de Paris, 1566.

4 AMMIEN MARCELLIN, XXIV, 4; et plus bas, XXV, 4. C.

lement à se tenir parmy les prisonniers soubs l'enseigne du bagage. L'aspre chastiement du peuple romain contre les soldats eschapez de Cannes, et, en cette mesme guerre, contre ceulx qui accompaignerent Cn. Fulvius en sa desfaicte, ne veint pas à la mort'. Si est il à craindre que la honte les desespere, et les rende non froids amis seulement, mais ennemis.

Du temps de nos peres 2, le seigneur de Franget, iadis lieutenant de la compaignie de monsieur le mareschal de Chastillon, ayant, par M. le mareschal de Chabannes, esté mis gouverneur de Fontarabie au lieu de monsieur du Lude, et l'ayant rendue aux Espaignols, fut condemné à estre degradé de noblesse, et tant luy que sa posterité declaré roturier, taillable, et incapable de porter armes et feut cette rude sentence executee à Lyon. Depuis, souffrirent pareille punition touts les gentilshommes qui se trouverent dans Guyse, lors que le comte de Nansau 3 y entra; et aultres encores, depuis. Toutesfois quand il y auroit une si grossiere et apparente ou ignorance ou couardise, qu'elle surpassast toutes les ordinaires, ce seroit raison de la prendre pour suffisante preuve de meschanceté et de malice, et de la chastier pour telle.

CHAPITRE XVI.

UN TRAICT DE QUELQUES AMBASSADEURS.

l'observe en mes voyages cette practique, pour apprendre tousiours quelque chose par la communication d'aultruy (qui est une des plus belles escholes qui puisse estre), de ramener tousiours ceulx avecques qui ie confere, aux propos des choses qu'ils sçavent le mieulx;

Basti al nocchiero ragionar de' venti,

Al bifolco dei tori; e le sue piaghe

Conti 'l guerrier, conti 'l pastor gli armenti 4;

'TITE LIVE, XXV, 7, 22; XXVI, 2, 3. J. V. L.

En 1523. Le seigneur de Franget est nommé Frauget dans les Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. II, fol. 69 et suiv. C.

3 Ou Nassau. Mém. de GUILLAUME DU BELLAY, année 1536, liv. VII, fol. 324. C.

4 Que le pilote se contente de parler des vents, le laboureur de ses taureaux, le

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