Page images
PDF
EPUB

et

reluit evidemment, exempte de vanité parlant de soy, d'affection et d'envie parlant d'aultruy; ses discours et enhortements accompaignez plus de bon zele et de verité, que d'aulcune exquise suffisance; et, tout par tout, de l'auctorité et gravité, representant son homme de bon lieu, et eslevé aux grands affaires. »

Sur les Memoires de monsieur du Bellay1: « C'est tousiours plaisir de veoir les choses escriptes par ceulx qui ont essayé comme il les fault conduire; mais il ne se peult nier qu'il ne se descouvre evidemment, en ces deux seigneurs icy, un grand deschet de la franchise et liberté d'escrire, qui reluit ez anciens de leur sorte, comme au sire de Iouinville, domestique de sainct Louys; Eginard, chancelier de Charlemaigne, et, de plus fresche memoire, en Philippe de Comines. C'est icy plustost un plaidoyer pour le roy François, contre l'empereur Charles cinquiesme, qu'une histoire. Ie ne veulx pas croire qu'ils ayent rien changé quant au gros du faict; mais, de contourner le iugement des evenements, souvent contre raison, à nostre advantage, et d'obmettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie de leur maistre, ils en font mestier tesmoing les reculements de messieurs de Montmorency et de Biron, qui y sont oubliez; voire le seul

. Ces Mémoires, publiés par messire Martin du Bellay, et moins connus que les ouvrages précédents, contiennent dix livres, dont les quatre premiers et les trois derniers sont de Martin du Bellay, et les autres de son frère Guillaume de Langey, et ont été tirés de sa cinquième Ogdoade, depuis l'an 4336 jusqu'en 1540. Ils sont intitulés: Memoires de messire Marlin du Bellay, contenant le Discours de plusieurs choses advenues au royaume de France, depuis l'an 1513 jusqu'au trepas de François Ier, arrivé en 1547. De tout cela il est aisé de juger pourquoi Montaigne parle de deux seigneurs du Bellay, après avoir dit, les Memoires de monsieur du Bellay. C.

2

Il y a Brion dans l'édition de 1588, dans celle de 1595, dans celle de 1655; et c'est la vraie leçon. L'autre n'a pour autorité que l'édition de 1598. Philippe Chabot, amiral de France, long-temps connu sous le nom de seigneur de Brion, pris à la bataille de Pavie en 1525, ambassadeur en Angleterre en 1532, chargé en 1535 de commander l'armée en Piémont, après de brillants succès, s'arrêta tout court à Verceil : François Ier ne lui pardonna jamais cette faute. Condamné en 1540 comme concussionnaire, il fut sauvé par la protection de la duchesse d'Étampes. On conserve à la Bibliothèque royale un recueil manuscrit des Lettres de l'amiral de Brion, écrites en 1325. Le

nom de madame d'Estampes ne s'y treuve point. On peult couvrir les actions secrettes; mais de taire ce que tout le monde sçait, et les choses qui ont tiré des effects publicques et de telle consequence, c'est un default inexcusable. Somme, pour avoir l'entiere cognoissance du roy François et des choses advenues de son temps, qu'on s'addresse ailleurs, si on m'en croit. Ce qu'on peult faire ici de proufit, c'est par la deduction particuliere des battailles et exploicts de guerre où ces gentilshommes se sont trouvez ; quelques paroles et actions privees d'aulcuns princes de leur temps; et les practiques et negociations conduictes par le seigneur de Langeay, où il y a tout plein de choses dignes d'estre sceues, et des discours non vulgaires. »

CHAPITRE XI.

DE LA CRUAUTÉ.

Il me semble que la vertu est chose aultre, et plus noble, que les inclinations à la bonté qui naissent en nous. Les ames reglees d'elles mesmes et bien nees, elles suyvent mesme train, et representent, en leurs actions, mesme visage que les vertueuses: mais la vertu sonne ie ne sçais quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doulcement et paisiblement conduire à la suitte de la raison. Celuy qui, d'une doulceur et facilité naturelle, mepriseroit les offenses receues, feroit chose tresbelle et digne de louange mais celuy qui, picqué et oultré iusques au vif d'une offense, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et, aprez un grand conflict, s'en rendroit enfin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy là feroit bien; et cettuy cy, vertueusement l'une action se pourroit dire bonté; l'aultre, vertu ; car il semble que

:

témoignage de Brantôme sur ce général paraît plus véridique que celui de Martin du Bellay. J. V. L

le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peult s'exercer sans partie1. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu, bon, fort, et liberal, et iuste, mais nous ne le nommons pas vertueux1; ses operations sont toutes naïfves et sans effort. Des philosophes, non seulement stoïciens, mais encores epicuriens 3 (et cette enchere ie l'emprunte de l'opinion commune, qui est faulse, quoy que die ce subtil rencontre d'Arcesilaus à celuy qui luy reprochoit que beaucoup de gents passoient de son eschole en l'epicurienne, mais iamais au rebours: « Ie crois bien : des coqs il se faict des chappons assez; mais des chappons il ne s'en faict iamais des coqs4: » car, à la verité, en fermeté et rigueur d'opinions et de preceptes, la secte epicurienne ne cede aulcunement à la stoïcque; et un stoïcien, recognoissant meilleure foy que ces disputateurs, qui, pour combattre Epicurus et se donner beau ieu, luy font dire ce à quoy il ne pensa iamais, contournants ses paroles à gauche, argumentants par la loy grammairienne aultre sens de sa façon de parler, et aultre creance que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame et en ses mœurs, dict qu'il a laissé d'estre epicurien pour cette consideration, entre aultres, qu'il treuve leur route trop haultaine et inaccessible: et ii, qui pidovo vocantur, sunt pidóxadoi et pidodíxaioi, omnesque virtutes et colunt, et retinent 6): des philosophes stoïciens, et epicuriens, dis ie, il y en a plusieurs qui ont iugé que ce n'estoit pas assez d'avoir l'ame en bonne assiette, bien reglee et bien disposee à la vertu ; ce n'estoit pas assez d'avoir nos resolutions et nos discours au dessus de touts les efforts de fortune; mais qu'il falloit encores

1 Sans partie adverse, sans opposition. E. J.

2. Quoique nous appelions Dieu bon, nous ne l'appelons pas vertueux, parcequ'il n'a pas besoin d'effort pour bien faire. » ROUSSEAU, Émile, liv. V.

3 L'édition de 1635 ajoute ici deux ou trois lignes pour préparer à la longue parenthèse qui suit: ces changements ont été faits sans autorité. J. V. L.

4 DIOGENE LAERCE, IV, 43. C.

5 Montrant. C.

6 Car ceux qu'on appelle amoureux de la volupté sont en effet amoureux de l'honnéleté et de la justice, et ils respectent et pratiquent toutes les vertus. CICERON, Epist. fam., XV, 19.

rechercher les occasions d'en venir à la preuve : ils veulent quester de la douleur, de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et pour tenir leur ame en haleine : multum sibi adiicit virtus lacessita. C'est l'une des raisons pourquoy Epaminondas, qui estoit encores d'une tierce secte, refuse des richesses que la fortune luy met en main par une voye treslegitime, pour avoir, dict il, à s'escrimer contre la pauvreté, en laquelle extreme il se mainteint tousiours. Socrates s'essayoit, ce me semble, encores plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme, qui est un essay à fer esmoulu. Metellus, ayant, seul de touts les senateurs romains, entreprins, par l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus, tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer une loy iniuste en faveur de la commune1, et ayant encouru par là les peines capitales que Saturninus avoit establies contre les refusants, entretenoit ceulx qui en cette extremité le conduisoient en la place, de tels propos: «< Que c'estoit chose trop facile et trop lasche que de mal faire; et Que de faire bien où il n'y eust point de dangier, c'estoit chose vulgaire : mais De faire bien où il y eust dangier, c'estoit le propre office d'un homme de vertu 4. » Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce que ie voulois verifier, que la vertu refuse la facilité pour compaigne; et que cette aysee, doulce et penchante voye, par où se conduisent les pas reglez d'une inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu : elle demande un chemin aspre et espineux; elle veult avoir, ou des difficultez estrangieres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen desquelles fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course, ou des difficultez internes que luy apportent les appetits desordonnez et imperfections de nostre condition.

Ie suis venu iusques icy bien à mon ayse : mais, au bout de

La vertu se perfectionne par les combats. SÈNÈQUE, Epist. 13.

De la secte pythagoricienne. Voyez CICERON, de Offic., I, 44. C.

3 Du peuple ou des plébéiens. E. J.

4 PLUTARQUE, Vie de Marius, c. 10. C.

ce discours, il me tumbe en fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venue à ma cognoissance, seroit, à mon compte, une ame de peu de recommendation : car ie ne puis concevoir en ce personnage aulcun effort de vicieuse concupiscence; au train de sa vertu, ie n'y puis imaginer aulcune difficulté ny aulcune contraincte; ie cognois sa raison si puissante et si maistresse chez luy, qu'elle n'eust iamais donné moyen à un appetit vicieux seulement de naistre; à une vertu si eslevee que la sienne, ie ne puis rien mettre en teste; il me semble la veoir marcher d'un victorieux pas et triumphant, en pompe et à son ayse, sans empeschement ne destourbier'. Si la vertu ne peult luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous doncques qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle luy doibve cela, d'en estre mise en credit et en honneur? que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté epicurienne, qui faict estat de nourrir mollement en son giron et y faire folastrer la vertu, luy donnant pour ses iouets la honte, les fiebvres, la pauvreté, la mort et les gehennes? Si ie presuppose que la vertu parfaicte se cognoist à combattre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goutte sans s'esbranler de son assiette; si ie luy donne pour son obiect necessaire l'aspreté et la difficulté : que deviendra la vertu qui sera montee à tel poinct, que de non seulement mespriser la douleur, mais de s'en esiouir, et de se faire chatouiller aux poinctes d'une forte cholique; comme est celle que les epicuriens ont establie, et de laquelle plusieurs d'entre eulx nous ont laissé par leurs actions des preuves trescertaines? comme ont bien d'aultres, que ie treuve avoir surpassé par effect les regles mesmes de leur discipline; tesmoing le ieune Caton: quand ie le veois mourir et se deschirer les entrailles, ie ne me puis contenter de croire simplement qu'il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d'effroy; ie ne puis croire qu'il se mainteint seulement en

Ni trouble, du latin disturbare. E. J.
CIC., de Finibus, 11, 30, etc. J. V. L.

« PreviousContinue »