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passions vicieuses et furieuses qui ont eschauffé quelquesfois les peres à l'amour de leurs filles, ou les meres envers leurs fils, encores s'en trouve il de pareilles en cette aultre sorte de parenté tesmoing ce que l'on recite de Pygmalion, qu'ayant basty une statue de femme, de beauté singuliere, il deveint si esperduement esprins de l'amour forcené de ce sien ouvrage, qu'il fallut qu'en faveur de sa rage les dieux la luy vivifiassent:

Tentatum mollescit ebur, positoque rigore
Subsidit digitis'.

CHAPITRE IX.

DES ARMES DES PARTHES.

C'est une façon vicieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le poinct d'une extreme necessité, et s'en descharger aussi tost qu'il y a tant soit peu d'apparence que le dangier soit esloingné : d'où il survient plusieurs desordres; car, chascun criant et courant à ses armes sur le poinct de la charge, les uns sont à lacer encores leur cuirasse, que leurs compaignons sont desia rompus. Nos peres donnoient leur salade, leur lance et leurs gantelets à porter, et n'abandonnoient le reste de leur equipage tant que la courvee duroit. Nos troupes sont à cette heure toutes troublees et difformees par la confusion du bagage et des valets, qui ne peuvent esloingner leurs maistres à cause de leurs armes. Tite Live, parlant des nostres, Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant3. Plusieurs nations vont encores, et alloient anciennement, à la guerre sans se couvrir, ou se couvroient d'inutiles deffenses :

Il touche l'ivoire, et l'ivoire, oubliant sa dureté naturelle, cède et s'amollit sous ses doigts. OVIDE, Métamorph., X, 283.

* Du mot italien celata, qui signifie elmo, casque, armet, les soldats françois firent en Italie le mot salade. » VOLTAIRE, Dict. Philos., art. Langues, sect. 3.

3 Incapables de souffrir la fatigue, ils avoient peine à porter leurs armes. TITE LIVE,

Tegmina queis capitum, raptus de subere cortex 1.

Alexandre, le plus hazardeux capitaine qui feut iamais, s'armoit fort rarement. Et ceulx d'entre nous qui les mesprisent, n'empirent pour cela de gueres leur marché : s'il se veoid quelqu'un tué par le default d'un harnois, il n'en est gueres moindre nombre que l'empeschement des armes a faict perdre, engagez soubs leur pesanteur, ou froissez et rompus, ou par un contrecoup, ou aultrement. Car il semble, à la verité, à veoir le poids des nostres et leur espesseur, que nous ne cherchions qu'à nous deffendre, et en sommes plus chargez que couverts. Nous avons assez à faire à en soutenir le faix, entravez et contraincts, comme si nous n'avions à combattre que du choc de nos armes ; et comme si nous n'avions pareille obligation à les deffendre, qu'elles ont à nous. Tacitus peinct plaisamment des gents de guerre de nos anciens Gaulois, ainsin armez pour se maintenir seulement, n'ayants moyen ny d'offenser, ni d'estre offensez, ny de se relever abbattus. Lucullus 3, veoyant certains hommes d'armes medois qui faisoient front en l'armee de Tigranes, poisamment et malayseement armez, comme dans une prison de fer, print de là opinion de les desfaire ayseement, et par eulx commencea sa charge et sa victoire. Et, à present que nos mousquetaires sont en credit, ie crois que l'on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en garantir, et nous faire traisner à la guerre enfermez dans des bastions, comme ceulx que les anciens faisoient porter à leurs elephants.

Cette humeur est bien esloingnee de celle du ieune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats de ce qu'ils avoient semé des chaussetrapes soubs l'eau, à l'endroict du fossé par où ceulx d'une ville qu'il assiegeoit pouvoient faire des sorties sur luy; disant que ceulx qui assailloient debvoient penser à

Ils se faisoient des casques avec la molle écorce du liége. VIRG., Æn., VII, 742. 2 Annales, III, 43. C.

3 PLUTARQUE, Lucullus, c. 15. C.

4 VALÈRE MAXIME, III, 7, 2. Le texte latin dit seulement que l'on proposa ce stratagème à Scipion, et qu'il refusa de s'en servir. J. V. L.

entreprendre, non pas à craindre : et craignoit, avecques raison, que cette provision endormist leur vigilance à se garder. Il dict aussi à un ieune homme qui luy faisoit montre de son beau bouclier: « Il est vrayement beau, mon fils! mais un soldat romain doibt avoir plus de fiance en sa main dextre qu'en la gauche1. »

Or, il n'est que la coustume qui nous rende insupportable la charge de nos armes,

L'usbergo in dosso haveano, e l' elmo in testa,

Duo di questi guerrier, dei quali io canto;
Ne notte o dì, dopo ch' entraro in questa
Stanza, gl' haveano mai messi da canto;
Che facile a portar come la vesta

Era lor, perchè in uso l' havean tanto'.

L'empereur Caracalla alloit par païs à pied, armé de toutes pieces, conduisant son armee 3. Les pietons romains portoient non seulement le morion 4, l'espee et l'escu (car, quant aux armes, dict Cicero, ils estoient si accoustumez à les avoir sur le dos, qu'elles ne les empeschoient non plus que leurs membres, arma enim, membra militis esse dicunt3), mais quand et quand encores ce qu'il leur falloit de vivres pour quinze iours, et certaine quantité de paulx6 pour faire leurs remparts, ìusques à soixante livres de poids. Et les soldats de Marius 7, ainsi chargez, marchants en battaille, estoient duits à faire cinq lieues en cinq heures, et six, s'il y avoit haste. Leur dis

' PLUTARQUE, Apophthegmes de Scipion le Jeune, § 18.

• Deux des guerriers que je chante ici avoient la cuirasse sur le dos et le casque en tête depuis qu'ils étoient dans ce château ils n'avoient quitté ni jour ni nuit cette double armure, qu'ils portoient aussi aisément que leurs habits, tant ils y étoient accoutumés. ARIOSTO, cant. XII, stanz, 50.

3 Voyez XIPHILIN, Vie de Caracalla. C.

4 Le morion est une sorte de casque semblable à celui qu'on appeloit salade; mais l'un est à l'usage des soldats de pied, l'autre des chevau-légers. Voyez la première note de ce chapitre. E. J.

5 Ils disent que les armes du soldat sont ses membres. CIC., Tusc. Quæst., II, 16. De là, en latin, l'analogie d'arma, armes, avec armus, épaule, et armilla, bracelet. E. J.

6 Pieux, ou palissades; au singulier pal, du latin palus.

7 PLUTARQUE, Marius, c. 4. C.

cipline militaire estoit beaucoup plus rude que la nostre; aussi produisoit elle de bien aultres effects. Le ieune Scipion', reformant son armee en Espaigne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout, et rien de cuict. Ce traict est merveilleux à ce propos, qu'il feut reproché à un soldat lacedemonien, qu'estant à l'expedition d'une guerre, on l'avoit veu soubs le couvert d'une maison : ils estoient si durcis à la peine, que c'estoit honte d'estre veu soubs un autre toict que celui du ciel, quelque temps qu'il feist. Nous ne menerions gueres loing nos gents, à ce prix là!

Au demourant, Marcellinus, homme nourry aux guerres romaines, remarque curieusement la façon que les Parthes avoient de s'armer, et la remarque d'autant qu'elle estoit esloingnee de la romaine. « Ils avoient, dict-il, des armes tissues en maniere de petites plumes, qui n'empeschoient pas le mouvement de leur corps; et si estoient si fortes, que nos dards reiaillissoient venants à les heurter: » (ce sont les escailles de quoy nos ancestres avoient fort accoustumé de se servir.) Et en un aultre lieu 3: « Ils avoient, dict il, leurs chevaulx forts et roides, couverts de gros cuir; et eulx estoient armez, de cap à pied, de grosses lames de fer, rengees de tel artifice, qu'à l'endroict des ioinctures des membres elles prestoient au mouvement. On eust dict que c'estoient des hommes de fer; car ils avoient des accoustrements de teste si proprement assis, et representants au naturel la forme et parties du visage, qu'il n'y avoit moyen de les assener que par des petits trous ronds qui respondoient à leurs yeux, leur donnant un peu de lumiere, et par des fentes qui estoient à l'endroict des naseaux, par où ils prenoient assez malayseement haleine. »

Flexilis inductis animatur lamina membris,

Horribilis visu; credas simulacra moveri

PLUTARQUE, Apophthegmes, article du second Scipion. C.

2 AMMIEN MARCELLIN, XXIV, 7. C.

3 Liv. XXV, c. I. C.

Ferrea, cognatoque viros spirare metallo.

Par vestitus equis: ferrata fronte minantur,
Ferratosque movent, securi vulneris, armos'.

Voylà une description qui retire bien fort à l'equipage d'un homme d'armes françois, à tout ses bardes. Plutarque dict que Demetrius feit faire, pour luy et pour Alcimus, le premier homme de guerre qui feust prez de luy, à chascun un harnois complet du poids de six vingt livres, là où les communs harnois n'en poisoient que soixante".

CHAPITRE X.

DES LIVRES.

Ie ne foys point de doubte qu'il ne m'advienne souvent de parler de choses qui sont mieulx traictees chez les maistres du metier, et plus veritablement. C'est icy purement l'essay de mes facultés naturelles, et nullement des acquises3: et qui me surprendra d'ignorance, il ne fera rien contre moy; car à peine respondrois ie à aultruy de mes discours, qui ne m'en responds point à moy, ny n'en suis satisfaict. Qui sera en cherche de science, si la pesche où elle se loge: il n'est rien de quoy ie face moins de profession. Ce sont icy mes fantasies, par lesquelles ie ne tasche point de donner à cognoistre les choses, mais moy: elles me seront à l'adventure cogneues un iour, ou l'ont aultrefois esté, selon que la fortune m'a peu porter sur les lieux où elles estoient esclaircies; mais il ne m'en souvient plus ; et si ie suis homme de quelque leçon,

Leur cuirasse flexible semble recevoir la vie du corps qu'elle enferme; les yeux étonnés voient marcher des statues de fer: on diroit que le métal est incorporé avec le guerrier qui le porte. Les coursiers ont aussi leur armure; le fer couvre leur front superbe et leurs flancs, sous un rempart de fer, bravent les traits impuissants. CLAUcontre Rufin, II, 358.

DIEN,

2 PLUTARQUE, Démétrius, c. 6. Montaigne change quelque chose au récit de l'historien. C.

3 Comment Montaigne peut-il parler ainsi, après la lecture infinie dont son ouvrage mène est la preuve? n'est-ce pas acquérir que de lire beaucoup, et surtout de réfléchir, comme lui, sur tout ce qu'on a lu? SERVAN.

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