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tion de la vaillance, et difference de cette vertu aux aultres; mais Plutarque estant souvent retumbé sur ce propos, ie me meslerois pour neant de rapporter icy ce qu'il en dict. Cecy est digne d'estre consideré, que nostre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme son nom montre, qui vient de valeur : et qu'à nostre usage, quand nous disons un homme qui vault beaucoup, ou un homme de bien, au style de nostre court et de nostre noblesse, ce n'est à dire aultre chose qu'un vaillant homme, d'une façon pareille à la romaine; car la generale appellation de vertu prend chez eulx etymologie de la force1. La forme propre, et seule, et essencielle, de noblesse en France, c'est la vacation militaire. Il est vraysemblable que la premiere vertu qui se soit faict paroistre entre les hommes, et qui a donné advantage aux uns sur les aultres, c'a esté cette cy, par laquelle les plus forts et courageux se sont rendus maistres des plus foibles, et ont acquis reng et reputation particuliere, d'où luy est demeuré cet honneur et dignité de langage; ou bien, que ces nations, estants tresbelliqueuses, ont donné le prix à celle des vertus qui leur estoit plus familiere, et le plus digne tiltre tout ainsi que nostre passion, et cette fiebvreuse solicitude que nous avons de la chasteté des femmes, faict aussi que Une bonne femme, Une femme de bien, et Femme d'honneur et de vertu, ce ne soit en effect à dire aultre chose pour nous que Une femme chaste; comme si, pour les obliger à ce debvoir, nous mettions à nonchaloir touts les aultres, et leur laschions la bride à toute aultre faute, pour entrer en composition de leur faire quitter cette cy.

1 Virtus, vis. J.-J. Rousseau, dans Émile, liv. V: « Le mot de vertu vient de force; la force est la base de toute vertu ; la vertu n'appartient qu'à un être foible par sa nature, et fort par sa volonté. » J. V. L.

CHAPITRE VIII.

DE L'AFFECTION DES PERES AUX ENFANTS.

A MADAME D'ESTISSAC '.

Madame, si l'estrangeté ne me sauve et la nouvelleté, qui ont accoustumé de donner prix aux choses, ie ne sors iamais à mon honneur de cette sotte entreprinse : mais elle est si fantastique, et a un visage si esloingné de l'usage commun, que cela luy pourra donner passage. C'est une humeur melancholique, et une humeur par consequent tresennemie de ma complexion naturelle, produicte par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques annees que ie m'estois iecté, qui m'a mis premierement en teste cette resverie de me mesler d'escrire. Et puis, me trouvant entierement despourveu et vuide de toute aultre matiere, ie me suis presenté moy mesme à moy pour argument et pour subiect. C'est le seul livre au monde de son espèce, d'un desseing farouche et extravagant". Il n'y a rien aussi en cette besongne digne d'estre remarqué, que cette bizarrerie; car à un subiect si vain et si vil, le meilleur ouvrier de l'univers n'eust sceu donner façon qui merite qu'on en face compte. Or, madame, ayant à m'y pourtraire au vif, i'en eusse oublié un traict d'importance, si ie n'y eusse representé l'honneur que l'ay tousiours rendu à vos merites: et l'ay voulu dire signamment à la teste de ce chapitre, d'autant que, parmy vos aultres bonnes qualitez, celle de l'amitié que vous avez

Il paroît que le fils de cette dame accompagna Montaigne, en 1580, dans son voyage à Rome. « Le pape, d'un visage courtois, admonesta M. d'Estissac à l'estude et à la vertu. » Voyages, t. I, p. 287. J. V. L.

⚫ Pascal avoit dit : « Le sot projet que Montaigne a en de se peindre! Voltaire lui répond: Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement, comme il a fait ! car il peint la nature humaine. Si Nicole et Malebranche avaient toujours parlé d'eux-mêmes, ils n'auraient pas réussi. Mais un gentilhomme campagnard du temps de Henri III, qui est savant dans un siècle d'ignorance, philosophie parmi les fanatiques, et qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies, est un homme qui sera toujours aimé. VOLTAIRE, Rem. 41 sur les Pensées de Pascal.

montree à vos enfants tient l'un des premiers rengs. Qui sçaura l'aage auquel monsieur d'Estissac, vostre mari, vous laissa veufve, les grands et honorables partis qui vous ont esté offerts autant qu'à dame de France de vostre condition, la constance et fermeté de quoy vous avez soutenu, tant d'annees, et au travers de tant d'espineuses difficultez, la charge et conduicte de leurs affaires, qui vous ont agitee par touts les coings de France, et vous tiennent encores assiegee, l'heureux acheminement que vous y avez donné par vostre seule prudence ou bonne fortune; il dira ayseement, avecques moy, que nous n'avons poinct d'exemple d'affection maternelle en nostre temps plus exprez que le vostre. Ie loue Dieu, madame, qu'elle aye esté si bien employee; car les bonnes esperances que donne de soy monsieur d'Estissac, vostre fils, asseurent assez que, quand il sera en aage, vous en tirerez l'obeïssance et recognoissance d'un tresbon enfant. Mais d'autant qu'à cause de sa puerilité, il n'a peu remarquer les extremes offices qu'il a receus de vous en si grand nombre, ie veulx, si ces escripts viennent un iour à luy tumber en main lorsque ie n'auray plus ny bouche ny parole qui le puisse dire, Qu'il receoive de moy ce tesmoignage en toute verité, qui luy sera encores plus vifvement tesmoigné par les bons effects de quoy, si Dieu plaist, il se ressentira, qu'il n'est gentilhomme en France qui doibve plus à sa mere, qu'il faict; et qu'il ne peult donner à l'advenir plus certaine preuve de sa bonté et de sa vertu, qu'en vous recognoissant pour telle.

S'il y a quelque loy vrayement naturelle, c'est à dire quelque instinct qui se veoye universellement et perpetuellement empreint aux bestes et en nous (ce qui n'est pas sans controverse), ie puis dire, à mon advis, qu'aprez le soing que chasque animal a de sa conservation et de fuyr ce qui nuit, l'affection que l'engendrant porte à son engeance tient le second lieu en ce reng. Et, parce que nature semble nous l'avoir recommendee, regardant à estendre et faire aller avant les pieces successives de cette sienne machine, ce n'est pas merveille, si, à reculons, des enfants aux peres, elle n'est

pas si grande : ioinct cette aultre consideration aristotelique 1, que celuy qui bien faict à quelqu'un l'aime mieulx, qu'il n'en est aimé; et celuy à qui il est deu aime mieulx, que celuy qui doibt; et tout ouvrier aime mieulx son ouvrage, qu'il n'en seroit aimé si l'ouvrage avoit du sentiment: d'autant que nous avons cher, Estre; et Estre consiste en mouvement et action; parquoy chascun est aulcunement en son ouvrage. Qui bien faict, exerce un' action belle et honneste; qui receoit, l'exerce utile seulement. Or, l'utile est de beaucoup moins aimable que l'honneste: l'honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l'a faict une gratification constante; l'utile se perd et eschappe facilement, et n'en est la memoire ny si fresche ny si doulce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté; et le donner est de plus de coust que le prendre.

Puisqu'il a pleu à Dieu nous douer de quelque capacité de discours, à fin que, comme les bestes, nous ne feussions pas servilement assubiectis aux loix communes, ains que nous nous y appliquassions par iugement et liberté volontaire, nous debvons bien prester un peu à la simple auctorité de nature, mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la seule raison doibt avoir la conduicte de nos inclinations. I'ay, de ma part, le goust estrangement mousse à ces propensions qui sont produictes en nous sans l'ordonnance et entremise de nostre iugement, comme, sur ce subiect duquel ie parle, ie ne puis recevoir cette passion de quoy on embrasse les enfants à peine encore nays, n'ayants ny mouvement en l'ame, ny forme recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables, et ne les ay pas souffert volontiers nourrir prez de moy. Une vraye affection et bien reglee debvroit naistre et s'augmenter avecques la cognoissance qu'ils nous donnent d'eulx; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quand et quand la raison, les cherir d'une amitié vrayement paternelle : et en iuger de mesme, s'ils sont aultres: nous rendants tousiours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours; et le plus communement nous

ARISTOTE, Morale à Nicomaque, IX, 7, C.

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nous sentons plus esmeus des trepignements, ieux et niaiseries pueriles de nos enfants, que nous ne faisons aprez de leurs actions toutes formees; comme si nous les avions aimez pour nostre passetemps, ainsi que des guenons, non ainsi que des hommes et tel fournit bien liberalement de iouets à leur enfance, qui se treuve resserré à la moindre despense qu'il leur fault estants en aage. Voire il semble que la ialousie que nous avons de les veoir paroistre et iouïr du monde quand nous sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnants et retrains envers eulx: il nous fasche qu'ils nous marchent sur les talons, comme pour nous soliciter de sortir; et si nous avions à craindre cela, puisque l'ordre des choses porte qu'ils ne peuvent, à dire verité, estre ny vivre qu'aux despens de nostre estre et de nostre vie, nous ne debvions pas nous mesler d'estre peres.

Quant à moy, ie treuve que c'est cruauté et iniustice de ne les recevoir au partage et societé de nos biens, et compaignons en l'intelligence de nos affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrencher et resserrer nos commoditez pour prouveoir aux leurs, puisque nous les avons engendrez à cet effect. C'est iniustice de veoir qu'un pere vieil, cassé et demy mort, iouïsse seul, à un coing du foyer, des biens qui suffiroient à l'advancement et entretien de plusieurs enfants, et qu'il les laisse ce pendant, par faulte de moyens, perdre leurs meilleures annees sans se poulser au service publicque et cognoissance des hommes. On les iecte au desespoir de chercher par quelque voye, pour iniuste qu'elle soit, à prouveoir à leur besoing: comme i'ay veu, de mon temps, plusieurs ieunes hommes, de bonne maison, si addonnez au larrecin, que nulle correction les en pouvoit destourner. I'en cognois un, bien apparenté, à qui, par la priere d'un sien frere treshonneste et brave gentilhomme, ie parlay une fois pour cet effect. Il me respondit, et confessa tout rondement, qu'il avoit esté acheminé à cett' ordure par la rigueur et avarice de son pere; mais qu'à present il y estoit si accoustumé, qu'il ne s'en ・ Au moment méme, sur le point de le quitter.―Retrains, resserrés.

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