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proché d'avoir de gayeté de cœur abbattu un nid de moyneaux, et les avoir tuez, disoit avoir eu raison, parce que ces oysillons ne cessoient de l'accuser faulsement du meurtre de son pere. Ce parricide, iusques lors, avoit esté occulte et incogneu mais les furies vengeresses de la conscience le feirent mettre hors à celuy mesme qui en debvoit porter la penitence. Hesiode corrige le dire de Platon, « que la peine suit de bien prez le peché; » car il dict « qu'elle naist en l'instant et quand et quand le peché2. » Quiconque attend la peine, il la souffre; et quiconque l'a meritee, l'attend3. La meschanceté fabrique des torments contre soy :

Malum consilium, consultori pessimum 4:

comme la mouche guespe picque et offense aultruy, mais plus soy mesme; car elle y perd son aiguillon et sa force pour iamais,

Vitasque in vulnere ponunt 5.

Les cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrarieté de nature 6: aussi à mesme qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre un desplaisir contraire en la conscience, qui nous tormente de plusieurs imaginations penibles, veillants et dormants :

Quippe ubi se multi, per somnia sæpe loquentes,
Aut morbo delirantes, protraxe ferantur,

Et celata diu in medium peccata dedisse 7.

Apollodorus songeoit qu'il se veoyoit escorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmitte, et que son cœur

■ PLUTARQUE, Pourquoi la justice divine, etc., c. 8. C.

2 ID., ibid., c. 9. C.

3 SÉNÈQUE, Epist. 105, à la fin. C.

4 Le mal retombe sur celui qui l'a médité. Apud A. GELLIUM, IV, 5.

5 Et laisse sa vie dans la blessure qu'elle a faite. VIRG., Georg., IV, 238.

6 PLUTARQUE, Pourquoi la justice divine, etc., c. 9. C.

7 Souvent les coupables se sont accusés eux-mêmes en songe, ou dans le délire de la

fièvre, et ont révélé des crimes long-temps cachés. LUCRÈCE, V, 1157.

murmuroit en disant : « Ie te suis cause de touts ces maulx 1.» Aulcune cachette ne sert aux meschants, disoit Epicurus, parce qu'ils ne se peuvent asseurer d'estre cachez, la conscience les descouvrant à eulx mesmes'.

Prima est hæc ultio, quod se

Iudice nemo nocens absolvitur 3.

Comme elle nous remplit de crainte, aussi faict elle d'asseurance et de confiance; et ie puis dire avoir marché en plusieurs hazards d'un pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science que i'avois de ma volonté, et innocence de mes desseings :

Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto spemque, metumque suo 4,

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Il y en a mille exemples; il suffira d'en alleguer trois de mesme personnage. Scipion, estant un iour accusé devant le peuple romain d'une accusation importante, au lieu de s'excuser, ou de flatter ses iuges : « Il vous siera bien, leur dict il, de vouloir entreprendre de iuger de la teste de celuy par le moyen duquel vous avez l'auctorité de iuger de tout le monde 5! Et une aultre fois, pour toute response aux imputations que luy mettoit sus un tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause « Allons, dict il, mes citoyens, allons rendre graces aux dieux de la victoire qu'ils me donnerent contre les Carthaginois en parcil iour que cettuy cy; » et, se mettant à marcher devant, vers le temple, voylà toute l'assemblee et son accusateur mesme à sa suitte. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander compte de l'argent

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1 PLUTARQUE, Pourquoi la justice divine, etc., c. 9; POLYEN, V, 6, 48. C.

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3 Le premier châtiment du coupable, c'est qu'il ne sauroit s'absoudre à son propre tribunal. Juv., Sat. XIII, 2.

Selon le témoignage que l'homme se rend à soi-même, il a le cœur rempli de crainte ou d'espérance. OVIDE, Fast., I, 485.

5 PLUTARQUE, comment on se peult louer soy mesme, c. 3. C.

6 VALÈRE MAXIME, III, 7, 1, C.

manié en la province d'Antioche, Scipion, estant venu au senat pour cet effect, produisit le livre de raisons, qu'il avoit dessoubs sa robbe, et dict que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise : mais, comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vouloir pas faire cette honte à soy mesme; et de ses mains, en la presence du senat, le deschira et meit en pieces'. Ie ne crois pas qu'une ame cauterisee sceut contrefaire une telle asseurance. Il avoit le cœur trop gros de nature, et accoustumé à trop haulte fortune, dict Tite Live, pour sçavoir estre criminel, et se desmettre à la bassesse de deffendre son innocence.

C'est une dangereuse invention que celle des gehennes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de verité. Et celuy qui les peult souffrir cache la verité, et celuy qui ne les peult souffrir car, pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire ce qui n'est pas? Et, au rebours, si celuy qui n'a pas faict ce de quoy on l'accuse, est assez patient pour supporter ces torments; pourquoy ne le sera celuy qui l'a faict, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé? le pense que le fondement de cette invention vient de la consideration de l'effort de la conscience: car, au coupable, il semble qu'elle ayde à la torture pour luy faire confesser sa faulte, et qu'elle l'affoiblisse; et de l'aultre part, qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est un moyen plein d'incertitude et de dangier : que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs?

Etiam innocentes cogit mentiri dolor 3 :

d'où il advient que celuy que le iuge a gehenné, pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de fausses confessions,

■ TITE LIVE, XXXVIII, 54 et 55. C.

Une si belle récompense que celle, etc. E. J.

La douleur force à mentir ceux mêmes qui sont innocents. Sentences de PUBLIUS SYRUS.

entre lesquels ie loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre luy feit, et le progrez de sa gehenne'. Mais tant y a que c'est, dict on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inventer: bien inhumainement pourtant, et bien inutilement, à mon advis.

Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les appellent ainsi, estiment horrible et cruel de tormenter et desrompre un homme, de la faulte duquel vous estes encores en doubte. Que peult il mais de vostre ignorance? Estes vous pas iniuste, qui, pour ne le tuer sans occasion, luy faictes pis que le tuer? Qu'il soit ainsi, veoyez combien de fois il aime mieulx mourir sans raison, que de passer par cette information plus penible que le supplice, et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l'execute. Ie ne sçais d'où ie tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre iustice. Une femme de village accusoit devant un general d'armee3, grand iusticier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armee ayant tout ravagé. De preuve, il n'y en avoit point. Le general, aprez avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coulpable de son accusation, si elle mentoit; et elle persistant, il feit ouvrir le ventre au soldat pour s'esclaircir de la verité du faict: et la femme se trouva avoir raison. Condamnation instructive.

1 QUINTE-CURCE, VI, 7. C.

■ Il est dans FROISSART, vol. 4, c. 87; et c'est là sans doute que Montaigne l'avoit lu, quoiqu'il ne s'en souvint plus quand il composa ce chapitre. C.

3 Bajazet Ier, que Froissart nomme l'Amorabaquin. Je viens d'apprendre de l'ingénieux commentateur de Rabelais ( Le Duchat), t. V, p. 217, que Bajazet fut ainsį nommé, parcequ'il étoit fils d'Amurat. Ce que je remarque en faveur de ceux qui pourroient l'ignorer, comme je faisois avant d'avoir jeté les yeux sur cette page du Rabelais imprimé à Amsterdam, chez Henri Desbordes, en 1744. C.

CHAPITRE VI.

DE L'EXERCITATION.

Il est malaysé que le discours et l'instruction, encores que nostre creance s'y applique volontiers, soient assez puissantes pour nous acheminer iusques à l'action, si, oultre cela, nous n'exerceons et formons nostre ame par experience au train auquel nous la voulons renger: aultrement, quand elle sera au propre des effects, elle s'y trouvera sans doubte empeschee. Voylà pourquoy, parmy les philosophes, ceulx qui ont voulu attaindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez d'attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu'elle ne les surprinst inexperimentez et nouveaux au combat; ains ils luy sont allez au devant, et se sont iectez, à escient, à la preuve des difficultez les uns en ont abandonné les richesses, pour s'exercer à une pauvreté volontaire; les aultres ont recherché le labeur et une austerité de vie penible, pour se durcir au mal et au travail; d'aultres se sont privez des parties du corps les plus cheres, comme de la veue, et des membres propres à la generation, de peur que leur service, trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'attendrist la fermeté de leur ame.

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Mais à mourir, qui est la plus grande besongne que nous ayons à faire, l'exercitation ne nous y peult ayder. On se peult, par usage et par experience, fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence, et tels aultres accidents mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois; nous y sommes touts apprentis quand nous y venons.

Il s'est trouvé anciennement des hommes si excellents mesnagiers du temps, qu'ils ont essayé, en la mort mesme, de la gouster et savourer, et ont bandé leur esprit pour veoir que c'estoit de ce passage; toutesfois ils ne sont pas revenus nous en dire des nouvelles :

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