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sur le champ prendre nouveau party. Si est ce qu'à l'entreveue du pape Clement et du roy François à Marseille, il adveint, tout au rebours, que monsieur Poyet, homme toute sa vie nourry au barreau, en grande reputation, ayant charge de faire la harangue au pape, et l'ayant de longue main pourpensee, voire, à ce qu'on dict, apportee de Paris toute preste; le iour mesme qu'elle debvoit estre prononcee, le pape, se craignant qu'on luy teinst propos qui peust offenser les ambassadeurs des aultres princes qui estoient autour de luy, manda au roy l'argument qui luy sembloit estre le plus propre au temps et au lieu, mais, de fortune, tout aultre que celuy sur lequel monsieur Poyet s'estoit travaillé; de façon que sa harangue demeuroit inutile, et luy en falloit promptement refaire une aultre mais s'en sentant incapable, il fallut que monsieur le cardinal du Bellay en prinst la charge '. La part de l'advocat est plus difficile que celle du prescheur; et nous trouvons pourtant, ce m'est advis, plus de passables advocats que prescheurs, au moins en France. Il semble que ce soit plus le propre de l'esprit d'avoir son operation prompte et soubdaine; et plus le propre du iugement de l'avoir lente et posee. Mais qui demeure du tout muet, s'il n'a loisir de se preparer, et celuy aussi à qui le loisir ne donne advantage de mieulx dire, sont en pareil degré d'estrangeté.

:

On recite de Severus Cassius, qu'il disoit mieulx sans y avoir pensé; qu'il debvoit plus à la fortune qu'à sa diligence; qu'il luy venoit à proufit d'estre troublé en parlant; et que ses adversaires craignoyent de le picquer, de peur que la cholere ne luy feist redoubler son eloquence'. Ie cognoy par experience cette condition de nature, qui ne peult soustenir une vehemente premeditation et laborieuse : si elle ne va gayement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aulcuns ouvrages, qu'ils puent à l'huyle et à la lampe, pour certaine aspreté et rudesse que le travail imprime en ceulx où il a grande part. Mais oultre cela, la solicitude de bien faire,

2

Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. IV, fol. 165 et suiv. C.

SENÈQUE le rhéteur, Controvers., liv. III, p. 274, éd. de Genève, 1626. C.

et cette contention de l'ame trop bandee et trop tendue à son entreprinse, la rompt et l'empesche; ainsi qu'il advient à l'eau qui, par force de se presser, de sa violence et abondance ne peult trouver issue en un goulet ouvert. En cette condition de nature dequoy ie parle, il y a quand et quand aussi cela, qu'elle demande à estre non pas esbranlee et picquee par ces passions fortes, comme la cholere de Cassius (car ce mouvement seroit trop aspre), elle veult estre non pas secouee, mais solicitee; elle veult estre eschauffee et resveillee par les occasions estrangeres, presentes, et fortuites: si elle va toute seule, elle ne faict que traisner et languir; l'agitation est sa vie et sa grace. Ie ne me tiens pas bien en ma possession et disposition le hazard y a plus de droict que moy; l'occasion, la compaignie, le bransle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que ie n'y treuve lorsque ie le sonde et employe à part moy. Ainsi les paroles en valent mieulx que les escripts, s'il y peult avoir chois où il n'y a point de prix. Cecy m'advient aussi, que ie ne me treuve pas où ie me cherche; et me treuve plus par rencontre, que par inquisition de mon iugement. l'auray eslancé quelque subtilité en escrivant (i'entens bien, mornee pour un aultre, affilee pour moy : laissons toutes ces honnestetez; cela se dict par chascun selon sa force): ie l'ay si bien perdue, que ie ne sçay ce que i'ay voulu dire; et l'a l'estranger descouverte par fois avant moy. Si ie portoy le rasoir par tout où cela m'advient, ie me desferoy tout. Le rencontre m'en offrira le iour quelque aultre fois, plus apparent que celuy du midy, et me fera estonner de ma hesitation.

I

CHAPITRE XI.

DES PROGNOSTICATIONS.

Quant aux oracles, il est certain que bonne piece avant la venue de Jesus-Christ, ils avoyent commencé à perdre leur

C'est-à-dire, émoussée, sans pointe. E. J.

• Long-temps, ou, comme on a mis dans quelques éditions, des long-temps. C'est

credit; car nous veoyons que Cicero se met en peine de treuver la cause de leur defaillance; et ces mots sont à luy : Cur isto modo iam oracula Delphis non eduntur, non modo nostra ætate, sed iamdiu; ut nihil possit esse contemptius1? Mais quant aux aultres prognosticques qui se tiroyent de l'anatomie des bestes aux sacrifices, ausquels Platon attribue en partie la constitution naturelle des membres internes d'icelles, du trepignement des poulets, du vol des oyseaux (Aves quasdam..... rerum augurandarum causa natas esse putamus), des fouldres, du tournoyement des rivieres (Multa cernunt aruspices, multa augures provident, multa oraculis declarantur, multa vaticinationibus, multa somniis, multa portentis 3), et aultres sur lesquels l'antiquité appuyoit la pluspart des entreprinses tant publicques que privees, nostre religion les a abolies. Et encores qu'il reste entre nous quelques moyens de divination ez astres, ez esprits, ez figures du corps, ez songes, et ailleurs; notable exemple de la forcenee curiosité de nostre nature, s'amusant à preoccuper les choses futures, comme si elle n'avoit pas assez à faire à digerer les presentes,

Cur hanc tibi, rector Olympi,

Sollicitis visum mortalibus addere curam ;
Noscant venturas ut dira per omina clades ?

Sit subitum, quodcumque paras; sit cæca futuri
Mens hominum fati; liceat sperare timenti 4 :

Ne utile quidem est scire, quid futurum sit; miserum est enim,

un italianisme, un buon pezzo. Montaigue dit ailleurs pieça, qu'on trouve encore dans Chaulieu. J. V. L.

D'où vient que de nos jours, et même depuis long-temps, on ne rend plus de tels oracles? d'où vient que le trépied de Delphes est si méprisé? CIC., de Divinat., II, 57. 2 Nous croyons qu'il est des oiseaux qui naissent exprès pour servir à l'art des augures. Cic. de Nat. deor., II, 64.

3 Les aruspices voient quantité de choses; les augures en prévoient aussi un grand nombre; plusieurs événements sont annoncés par les oracles, et plusieurs par les devins, par les songes, par les prodiges. ID., ibid., c. 65.

4 Pourquoi, souverain maître des dieux, avoir ajouté aux malheurs des humains cette triste inquiétude? pourquoi leur faire connoître, par d'affreux présages, leurs désastres à venir?... Fais que nos maux arrivent soudain, que l'avenir soit inconnu à l'homme, et qu'il puisse du moins espérer en tremblant! LUCAIN, II, 4, 44.

nihil proficientem angi si est ce qu'elle est de beaucoup moindre auctorité. Voilà pourquoy l'exemple de François, marquis de Sallusses, m'a semblé remarquable car lieutenant du roy François en son armee delà les monts, infiniment favorisé de nostre court, et obligé au roy du marquisat mesme qui avoit esté confisqué de son frere; au reste ne se presentant occasion de le faire", son affection mesme y contredisant, se laissa si fort espouvanter, comme il a esté adveré, aux belles prognostications qu'on faisoit lors courir de touts costez à l'advantage de l'empereur Charles cinquiesme, et à nostre desadvantage (mesme en Italie, où ces propheties avoyent trouvé tant de place, qu'à Rome il feut baillé grande somme d'argent au change, pour cette opinion de nostre ruyne), qu'aprez s'estre souvent condolu à ses privez des maulx qu'il veoyoit inevitablement preparez à la couronne de France et aux amis qu'il y avoit, se revolta et changea de party; à son grand dommage pourtant, quelque constellation qu'il y eust. Mais il s'y conduisit en homme combattu de diverses passions: car ayant et villes et forces en sa main, l'armee ennemie soubs Antoine de Leve à trois pas de luy, et nous sans souspeçons de son faict, il estoit en luy de faire pis qu'il ne feit; car pour sa trahison nous ne perdismes ny homme ny ville que Fossan3, encores aprez l'avoir longtemps contestee 4.

Prudens futuri temporis exitum

Caliginosa nocte premit Deus ;

Ridetque, si mortalis ultra

Fas trepidat.

. . . Ille potens sui,

Lætusque deget, cui licet in diem

Dixisse, VIXI; cras vel atra

On ne gagne rien à savoir ce qui doit nécessairement arriver; car c'est une misère de se tourmenter en vain. CIC., de Nat. deor., III, 6.

2 C'est-à-dire de changer de parti, comme Montaigne le dit plus bas. Quelques éditeurs, choqués de cette longue suspension de sens, ont substitué, de tourner sa robe; ce qui signifie tourner casaque. C.

3 Fossano, en Piémont, près de Coni. E. J.

4 Ce fait historique, de l'an 1556, est extrait des Mémoires de GUILLAUME du BelLAV, liv. VI, fol. 276 et suiv.; liv. VII, fol. 354 et suiv. C.

Nube polum pater occupato,

Vel sole puro '.

Lætus in præsens animus, quod ultra est
Oderit curare 2

Et ceulx qui croyent ce mot, au contraire', le croyent à

:

tort Ista sic reciprocantur, ut et, si divinatio sit, dii sint; et, dii sint, sit divinatio 4. Beaucoup plus sagement Pacuvius,

Nam istis, qui linguam avium intelligunt,
Plusque ex alieno iecore sapiunt, quam ex suo,
Magis audiendum, quam auscultandum censeo 5.

si

Ce tant celebre art de deviner des Toscans nasquit ainsin : Un laboureur, perceant de son coultre profondement la terre, en veit sourdre Tages, demi dieu, d'un visage enfantin, mais de senile prudence; chascun y accourut, et feurent ses paroles et sa science recueillie et conservee à plusieurs siecles, contenant les principes et moyens de cet art: naissance conforme à son progrez. I'aimeroy bien mieulx reigler mes affaires par le sort des dez que par ces songes. Et de vray, en toutes republiques on a tousiours laissé bonne part d'auctorité au sort. Platon, en la police qu'il forge à discretion, lui attribue la decision de plusieurs effects d'importance, et veult, entre aultres choses, que les mariages se facent par sort entre les bons et donne si grand poids à cette election fortuite, que les enfants qui en naissent, il ordonne qu'ils soyent nour

:

■ C'est par prudence que les dieux couvrent d'une nuit épaisse les événements de l'avenir; ils se rient d'un mortel qui porte ses inquiétudes plus loin qu'il ne doit... Celui-là est maître de lui-même, celui-là est heureux qui peut dire chaque jour : J'ai vécu ; que demain Jupiter obscurcisse l'air de tristes nuages, ou nous donne un jour serein. HORACE, Odes, III, 29 et suiv.

Un esprit satisfait du présent se gardera bien de s'inquiéter de l'avenir. ID., ibid., II, 16, 25.

3 C'est-à-dire, Et au contraire ceux qui croient ce mot (qui va suivre), le croient à tort.

4 Voici leur argument: S'il y a une divination, il y a des dieux ; et s'il y a des dieux, il y a une divination. CIC., de Divin., 1, 6.

5 Quant à ceux qui entendent le langage des oiseaux, et qui consultent le foie d'un animal plutôt que leur propre raison, je pense qu'il vaut mieux les écouter que les croire. PACUVIUS apud Cic., de Divin., I, 57.

6 CIC., ibid., II, 23. C.

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