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dants à nous qui n'y sommes pas instruicts par estude. Les grands esprits, plus rassis et clairvoyants, font un aultre genre de biencroyants; lesquels, par longue et religieuse investigation, penetrent une plus profonde et abstruse lumiere ez Escriptures, et sentent le mysterieux et divin secret de nostre police ecclesiastique; pourtant en veoyons nous aulcuns estre arrivez à ce dernier estage par le second, avecques merveilleux fruict et confirmation, comme à l'extreme limite de la chrestienne intelligence, et iouïr de leur victoire avecques consolation, actions de graces, reformation de mœurs, et grande modestie. Et en ce reng n'entends ie pas loger ces aultres qui, pour se purger du souspeçon de leur erreur passee, et pour nous asseurer d'eulx, se rendent extremes, indiscrets et iniustes à la conduicte de nostre cause, et la tachent d'infinis reproches de violence. Les païsans simples sont honnestes gents; et honnestes gents, les philosophes, ou, selon que nostre temps les nomme, des natures fortes et claires, enrichies d'une large instruction de sciences utiles : les mestis, qui ont desdaigné le premier siege de l'ignorance des lettres, et n'ont peu ioindre l'aultre ( le cul entre deux selles, desquels ie suis et tant d'aultres), sont dangereux, ineptes, importuns; ceulx cy troublent le monde. Pourtant, de ma part, ie me recule tant que ie puis dans le premier et naturel siege, d'où ie me suis pour neant essayé de partir.

La poësie populaire et purement naturelle a des naïfvetez et graces, par où elle se compare à la principale beauté de la poësie parfaicte, selon l'art; comme il se veoid ez villanelles de Gascoigne, et aux chansons qu'on nous rapporte des nations qui n'ont cognoissance d'aulcune science, ny mesme d'escripture: la poësie mediocre, qui s'arreste entre deux, est desdaignee, sans honneur et sans prix.

Mais parce que, aprez que le pas a esté ouvert à l'esprit, i'ay trouvé, comme il advient ordinairement, que nous avions prins, pour un exercice malaysé et d'un rare subiect, ce qui ne l'est aulcunement, et qu'aprez que nostre invention a esté eschauffee, elle descouvre un nombre infiny de pareils exem

ples, ie n'en adiousteray que cettuy cy: Que si ces Essais estoient dignes qu'on en iugeast, il en pourroit advenir, à mon advis, qu'ils ne plairoient gueres aux esprits communs et vulgaires, ny gueres aux singuliers et excellents; ceulx là n'y entendroient pas assez; ceulx cy y entendroient trop ils pourroient vivoter en la moyenne region.

CHAPITRE LV.

DES SENTEURS.

Il se dict d'aulcuns, comme d'Alexandre le Grand', que leur sueur espandoit une odeur souefve, par quelque rare et extraordinaire complexion: de quoy Plutarque et aultres recherchent la cause. Mais la commune façon des corps est au contraire; et la meilleure condition qu'ils ayent, c'est d'estre exempts de senteur : la doulceur mesme des haleines plus pures n'a rien de plus parfaict que d'estre sans aulcune odeur qui nous offense, comme sont celles des enfants bien sains. Voylà pourquoy, dict Plaute,

Mulier tum bene olet, ubi nihil olet 2;

la plus exquise senteur d'une femme, c'est ne sentir rien. » Et les bonne senteurs estrangieres, on a raison de les tenir pour suspectes à ceulx qui s'en servent, et d'estimer qu'elles soyent employees pour couvrir quelque default naturel de ce costé là. D'où naissent ces rencontres des poëtes anciens : C'est puïr que sentir bon.

Et ailleurs,

Rides nos, Coracine, nil olentes:
Malo, quam bene olere, nil olere 3.

PLUTARQUE, Vie d'Alexandre, c. 1. C.

Mostell., acte I, sc. 5, v. 146. Il y a dans Plaute Ecastor! mulier recte olet, ubi nihil olet. Montaigne a traduit ce vers après l'avoir cité. C.

3 Tu te moques de moi, Coracinus, parceque je ne suis point parfumé; et moi j'aime mieux ne rien sentir que de sentir bon. MARTIAL, VI, 55, 4.

Postume, non bene olet, qui bene semper olet '.

l'aime pourtant bien fort à estre entretenu de bonnes senteurs; et hais oultre mesure les mauvaises, que ie tire de plus loing que tout aultre :

Namque sagacius unus odoror,

Polypus, an gravis hirsutis cubet hircus in alis,

Quam canis acer, ubi lateat sus'.

Les senteurs plus simples et naturelles me semblent plus agreables. Et touche ce soing principalement les dames: en la plus espesse barbarie, les femmes scythes, aprez s'estre lavees, se saulpouldrent et encroustent tout le corps et le visage de certaine drogue qui naist en leur terroir, odoriferante; et pour approcher les hommes, ayants osté ce fard, elles s'en treuvent et polies et parfumees. Quelque odeur que ce soit, c'est merveille combien elle s'attache à moy, et combien i'ay la peau propre à s'en abruver. Celuy qui se plainct de nature, de quoy elle a laissé l'homme sans instrument à porter les senteurs au nez, a tort; car elles se portent elles mesmes : mais à moy particulierement, les moustaches que i'ay pleines m'en servent ; si i'en approche mes gants ou mon mouchoir, l'odeur y tiendra tout un iour: elles accusent le lieu d'où ie viens. Les estroicts baisers de la ieunesse, savoureux, gloutons et gluants, s'y colloient aultrefois, et s'y tenoient plusieurs heures aprez. Et si pourtant ie me treuve peu subiect aux maladies populaires, qui se chargent par la conversation, et qui naissent de la contagion de l'air; et me suis sauvé de celles de mon temps, de quoy il y en a eu plusieurs sortes en nos villes et en nos armees. On lit de Socrates3, que, n'estant iamais party d'Athenes pendant plusieurs recheutes de peste qui la tormenterent tant de fois, luy seul ne s'en trouva iamais plus mal.

Celui qui sent toujours bon, Postumus, sent mauvais. MARTIAL, II, 12, 14. 2 Mon odorat distingue les mauvaises odeurs plus subtilement qu'un chien d'excellent nez ne reconnoît la bauge du sanglier. HOR., Epod., 12, 4.

3 DIOGÈNE LAERCE, II, 25. C.

Les medecins pourroient, ce crois ie, tirer des odeurs plus d'usage qu'ils ne font ; car i'ay souvent apperceu qu'elles me changent, et agissent en mes esprits, selon qu'elles sont : qui me faict approuver ce qu'on dict, que l'invention des encens et parfums aux eglises, si ancienne et si espandue en toutes nations et religions, regarde à cela de nous resiouir, esveiller et purifier le sens, pour nous rendre plus propres à la contemplation.

Ie vouldrois bien, pour en iuger, avoir eu ma part de l'ouvrage de ces cuisiniers qui sçavent assaisonner les odeurs estrangieres avecques la saveur des viandes; comme on remarqua singulierement au service du roi de Thunes', qui de nostre aage print terre à Naples, pour s'aboucher avecques l'empereur Charles. On farcissoit ses viandes de drogues odoriferantes, de telle sumptuosité, qu'un paon et deux faisands se trouverent sur ses parties revenir à cent ducats, pour les apprester selon leur maniere; et quand on les despeceoit, non la salle seulement, mais toutes les chambres de son palais, et les rues d'autour, estoient remplies d'une tressouefve vapeur, qui ne s'esvanouïssoit pas si soudain.

Le principal soing que i'aye à me loger, c'est de fuyr l'air puant et poisant. Ces belles villes, Venise et Paris, alterent la faveur que ie leur porte, par l'aigre senteur, l'une de son marais, l'aultre de sa boue.

CHAPITRE LVI.

DES PRIERES.

Ie propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceulx qui publient des questions doubteuses à desbattre aux escholes, non pour establir la verité, mais pour la chercher;

■ Muley-Haçan, roi de Tunis, que Montaigne appelle, dans le chapitre VIII du second livre, Muleasses. Il prit terre à Naples en 1543; mais il n'y trouva point Charles-Quint, dont il venoit implorer une seconde fois l'appui contre ses sujets révoltés. J. V. L.

et les soubmets aux iugements de ceulx à qui il touche de regler, non seulement mes actions et mes escripts, mais encores mes pensees. Egualement m'en sera acceptable et utile la condamnation comme l'approbation, tenant pour absurde et impie, si rien se rencontre, ignoramment ou inadvertamment couché en cette rapsodie, contraire aux sainctes resolutions et prescriptions de l'Eglise catholique, apostolique et romaine, en laquelle ie meurs, et en laquelle ie suis nay: et pourtant, me remettant tousiours à l'auctorité de leur censure, qui peult tout sur moi, ie me mesle ainsi temerairement à toute sorte de propos, comme icy.

Ie ne sçais si ie me trompe; mais puisque par une faveur particuliere de la bonté divine, certaine façon de priere nous a esté prescripte et dictee mot à mot par la bouche de Dieu, il [m'a tousiours semblé que nous en debvions avoir l'usage plus ordinaire que nous n'avons; et, si i'en estois creu, à l'entree et à l'issue de nos tables, à nostre lever et coucher, et à toutes actions particulieres ausquelles on a accoustumé de mesler des prieres, ie vouldrois que ce feust le Patenostre que les chretiens y employassent, si nonseulement, au moins tousiours. L'Eglise peult estendre et diversifier les prieres, selon le besoing de nostre instruction; car ie sçais bien que c'est tousiours mesme substance et mesme chose : maison debvoit donner à celle là ce privilege, que le peuple l'eust continuellement en la bouche; car il est certain qu'elle dict tout ce qu'il fault, et qu'elle est trespropre à toutes occasions. C'est l'unique priere de quoy ie me sers partout, et la repete au lieu d'en changer: d'où il advient que ie n'en ay aussi bien en memoire que celle là.

I'avois presentement en la pensee, d'où nous venoit cette erreur, de recourir à Dieu en touts nos desseings et entreprinses, et l'appeller à toute sorte de besoing, et en quelque lieu que nostre foiblesse veult de l'aide, sans considerer si l'intention est iuste ou iniuste; et de escrier son nom et sa puissance, en quelque estat et action que nous soyons, pour vicieuse qu'elle soit. Il est bien nostre seul et unique protecteur,

TOME I.

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