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qu'il avoit laissé seul au gouvernement de son bien, qui estoit en tout sept arpents de terre, s'en estoit enfuy, ayant desrobé ses utils à labourer; et demandoit congé pour s'en retourner et y pourveoir, de peur que sa femme et ses enfants n'en eussent à souffrir. Le senat pourveut à commettre un aultre à la conduicte de ses biens, et lui feit restablir ce qui luy avoit esté desrobé, et ordonna que sa femme et enfants seroient nourris aux despens du publicque.

Le vieux Caton', revenant d'Espaigne consul, vendit son cheval de service pour espargner l'argent qu'il eust cousté à le ramener par mer en Italie; et, estant au gouvernement de Sardaigne, faisoit ses visitations à pied, n'ayant avecques luy aultre suitte qu'un officier de la chose publicque qui lui portoit sa robbe et un vase à faire des sacrifices; et le plus sou• vent il portoit sa male luy mesme. Il se vantoit de n'avoir

iamais eu robbe qui eust cousté plus de dix escus, ny avoir envoyé au marché plus de dix sols pour un iour; et de ses maisons aux champs, qu'il n'en avoit aulcune qui feust crepie et enduite par dehors.

Scipion Emilianus, aprez deux triumphes et deux consulats, alla en legation avec sept serviteurs seulement. On tient qu'Homere n'en eut iamais qu'un; Platon, trois; Zenon, le chef de la secte stoïcque, pas un 3. Il ne feut taxé que cinq sols et demy pour iour à Tiberius Gracchus', allant en commission pour la chose publicque, estant lors le premier homme des Romains.

CHAPITRE LIII.

D'UN MOT DE CÆSAR.

Si nous nous amusions par fois à nous considerer; et le temps que nous mettons à contrerooller aultruy, et à cognoistre les

• PLUTARQUE, Caton le censeur, c. 3. C.

2 VALÈRE MAXIME, IV, 3, 43. C.

3 SÉNÈQUE, Consol. ad Helviam, c. 12. C.

4 PLUTARQUE, dans la vie des Gracques, c. 4. Mais ici Montaigne abuse de ce pas

choses qui sont hors de nous, que nous l'employissions à nous sonder nous mesmes, nous sentirions ayseement combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et desfaillantes. N'est ce pas un singulier tesmoignage d'imperfection, ne pouvoir r'asseoir nostre contentement en aulcune chose; et que, par desir mesme et imagination, il soit hors de nostre puissance de choisir ce qu'il nous fault? De quoy porte bon tesmoignage cette grande dispute qui a tousiours esté entre les philosophes, pour trouver le souverain bien de l'homme, et qui dure encores, et durera eternellement, sans resolution et sans accord.

Dum abest quod avemus, id exsuperare videtur

Cætera; post aliud, quum contigit illud, avemus,
Et sitis æqua tenet'.

Quoy que ce soit qui tumbe en nostre cognoissance et iouïssance, nous sentons qu'il ne nous satisfaict pas, et allons beeant aprez les choses advenir et incogneues, d'autant que les presentes ne nous saoulent point; non pas, à mon advis, qu'elles n'ayent assez de quoy nous saouler, mais c'est que nous les saisissons d'une prinse malade et desreglee:

Nam quum vidit hic, ad victum quæ flagitat usus
Omnia iam ferme mortalibus esse parata ;
Divitiis homines, et honore, et laude potentes
Affluere, atque bona natorum excellere fama;
Nec minus esse domi cuiquam tamen anxia corda,
Atque animum infestis cogi servire querelis:
Intellexit ibi vitium vas efficere ipsum,

Omniaque, illius vitio, corrumpier intus,

Quæ collata foris et commoda quæque venirent.

,

sage, qui ne fait rien à son sujet; car Plutarque y déclare expressément qu'on ne donna cette petite somme à Tibérius Gracchus que pour luy faire despit et honte, comme parle Amyot. C.

Le bien qu'on n'a pas paroît toujours le bien suprême. En jouit-on, c'est pour soupirer après un autre avec la même ardeur. LUCRÈCE, III, 1095.

2

Épicure considérant que les mortels ont à peu près tout ce qui leur est nécessaire, et que cependant, avec des richesses, des honneurs, de la gloire, et des enfants bien nés, ils n'en sont pas moins en proie à mille chagrins intérieurs, et qu'ils ne peuvent

Nostre appetit est irresolu et incertain; il ne sçait rien tenir ny rien iouir de bonne façon. L'homme, estimant que ce soit le vice de ces choses qu'il tient, se remplit et se paist d'aultres choses qu'il ne sçait point et qu'il ne cognoist point, où il applique ses desirs et ses esperances, les prend en honneur et reverence, comme dict Cæsar: Communi fit vitio naturæ, ut invisis, latitantibus atque incognitis rebus magis confidamus, vehementiusque exterreamur 1.

CHAPITRE LIV.

DES VAINES SUBTILITEZ.

Il est de ces subtilitez frivoles et vaines, par le moyen desquelles les hommes cherchent quelquesfois de la recommendation comme les poëtes qui font des ouvrages entiers de vers commenceants par une mesme lettre; nous veoyons des œufs, des boules, des ailes, des haches, façonnees anciennement par les Grecs avecques la mesure de leurs vers, en les allongeant ou accourcissant, en maniere qu'ils viennent à representer telle ou telle figure: telle estoit la science de celuy qui s'amusa à compter en combien de sortes se pouvoient renger les lettres de l'alphabet, et y en trouva ce nombre incroyable qui se veoid dans Plutarque. Ie treuve bonne l'opinion de celuy à qui on presenta un homme apprins à iecter de la main un grain de mil avecques telle industrie, que, sans faillir, il le passoit tousjours dans le trou d'une aiguille; et luy demanda lon, aprez, quelque present pour loyer d'une si rare suffisance: sur quoy il ordonna bien plaisamment, et justement, à mon advis, qu'on feist donner à cet ouvrier deux

s'empêcher de gémir comme des esclaves dans les fers, comprit que tout le mal vient du vase même, qui, corrompu d'avance, aigrit et altère ce qu'on y verse de plus précieux. LUCRECE, VI, 9.

Il se faict, par un vice ordinaire de nature, que nous ayons et plus de fiance et plus de crainte des choses que nous n'avons pas veu, et qui sont cachees et incogneues. De Bello civili, II, 4. — C'est Montaigne qui traduit ainsi ce passage dans deux édítions de ses Essais, 1580 et 1588. C.

ou trois minots de mil, à fin qu'un si bel art ne demeurast sans exercice. C'est un tesmoignage merveilleux de la foiblesse de " nostre iugement, qu'il recommende les choses par la rareté ou nouvelleté, ou encores par la difficulté, si la bonté et utilité n'y sont ioinctes.

Nous venons presentement de nous iouer chez moy, à qui pourroit trouver plus de choses qui se teinssent par les deux bouts extremes: comme, Sire; c'est un tiltre qui se donne à la plus eslevee personne de nostre estat, qui est le Roy; et se donne aussi au vulgaire, comme aux marchands, et ne touche point ceulx d'entre deux. Les femmes de qualité, on les nomme Dames; les moyennes, Damoiselles ; et Dames encores, celles de la plus basse marche. Les daiz qu'on estend sur les tables ne sont permis qu'aux maisons des princes, et aux tavernes. Democritus disoit que les dieux, et les bestes, avoient leurs sentiments plus aigus que les hommes, qui sont au moyen estage. Les Romains portoient mesme accoustrement les iours de dueil et les iours de feste. Il est certain que la peur extreme, et l'extreme ardeur de courage, troublent egualement le ventre et le laschent. Le saubriquet de Tremblant, duquel le douziesme roy de Navarre Sancho feut surnommé, apprend que la hardiesse, aussi bien que la peur, engendrent du tremoussement aux membres. Ceulx qui armoient ou luy, ou quelque aultre de pareille nature, à qui la peau frissonnoit, essayerent à le rasseurer, appetissants le dangier auquel il s'alloit iecter : « Vous me cognoissez mal, leur dict il; si ma chair sçavoit iusques où mon courage la portera tantost, elle s'en transiroit tout à plat. » La foiblesse qui nous vient de froideur et desgoustement aux exercices de Venus, elle nous vient aussi d'un appetit trop vehement, et d'une chaleur desreglee. L'extreme froideur, et l'extreme chaleur, cuisent et rostissent: Aristote dict que les cueux 3 de plomb

* Suivant Quintilien, II, 20, c'est Alexandre qui fit cette réponse; mais il s'agit de pois chiches, grana ciceris, et non de grains de mil. C.

a PLUTARQUE, de Placit. philosoph., IV, 10. C.

3 C'est-à-dire des masses de plomb, telles qu'elles sortent de la première fonte.

se fondent et coulent de froid et de la rigueur de l'hyver, comme d'une chaleur vehemente1. Le desir et la satieté remplissent de douleur les sieges au dessus et au dessoubs de la volupté. La bestise et la sagesse se rencontrent en mesme poinct de sentiment et de resolution à la souffrance des accidents humains. Les sages gourmandent et commandent le mal, et les aultres l'ignorent: ceulx cy sont, par maniere de dire, au deçà des accidents; les aultres au delà, lesquels, aprez en avoir bien poisé et consideré les qualitez, les avoir mesurez et iugez tels qu'ils sont, s'eslancent au dessus par la force d'un vigoreux courage; ils les desdaignent et foulent aux pieds, ayants une ame forte et solide, contre laquelle les traicts de la fortune venants à donner, il est force qu'ils reiaillissent et s'esmoussent, trouvants un corps dans lequel ils ne peuvent faire impression : l'ordinaire et moyenne condition des hommes loge entre ces deux extremitez ; qui est de ceulx qui apperceoivent les maux, les sentent, et ne les peuvent supporter. L'enfance et la decrepitude se rencontrent en imbecillité de cerveau; l'avarice et la profusion, en pareil desir d'attirer et d'acquerir.

Il se peult dire, avecques apparence, qu'il y a ignorance abecedaire, qui va devant la science une aultre doctorale, qui vient aprez la science; ignorance que la science faict et engendre, tout ainsi comme elle desfaict et destruict la premiere. Des esprits simples, moins curieux et moins instruicts, il s'en faict de bons chrestiens, qui, par reverence et obeïssance, croyent simplement, et se maintiennent soubs les loix. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité, s'engendre l'erreur des opinions; ils suyvent l'apparence du premier sens, et ont quelque tiltre d'interpreter à niaiserie et bestise que nous soyons arrestez en l'ancien train, regarJe n'ai trouvé ce mot que dans Cotgrave, qui l'écrit queuse, et le fait féminin. Ce que Montaigne appelle cueux, et Cotgrave queuse, se nomme à présent gueuse. C.

Ici Montaigne ne rapporte pas exactement la pensée d'Aristote, qui, après avoir dit que l'étain des Celtes se fond plus tôt que le plomb, puisqu'il se fond même dans l'eau, ajoute L'étain se fond aussi par le froid quand il gèle, etc. De Mirabil. auscult., p. 4454, t. I, éd. de Paris. C.

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