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partent d'une vigueur d'esprit qui estoit sans comparaison plus grande en eulx qu'en nous et les ames, à mesure qu'elles sont moins fortes, elles ont d'autant moins de moyen de faire ny fort bien ny fort mal.

Le hault bout d'entre eulx, c'estoit le milieu. Le devant et derriere n'avoient, en escrivant et parlant, aulcune signification de grandeur, comme il se veoid evidemment par leurs escripts ils diront Oppius et Cæsar aussi volontiers que Cæsar et Oppius; et diront Moy et Toy indifferemment comme Toy et Moy. Voylà pourquoy i'ay aultrefois remarqué, en la vie de Flaminius de Plutarque françois, un endroict où il semble que l'aucteur, parlant de la ialousie de gloire qui estoit entre les Etoliens et les Romains, pour le gaing'd'une battaille qu'ils avoient obtenu en commun, face quelque poids de ce qu'aux chansons grecques on nommoit les Etoliens avant les Romains, s'il n'y a de l'amphibologie aux mots françois.

Les dames, estants aux estuves, y recevoient quand et quand des hommes; et se servoient, là mesme, de leurs valets à les frotter et oindre :

Inguina succinctus nigra tibi servus aluta

Stat, quoties calidis nuda foveris aquis 2.

Elles se saulpouldroient de quelque pouldre pour reprimer les sueurs.

Les anciens Gaulois, dict Sidonius Apollinaris 3, portoient le poil long par le devant, et le derriere de la teste tondu, qui est cette façon qui vient à estre renouvellée par l'usage effeminé et lasche de ce siecle.

Les Romains payoient ce qui estoit deu aux bateliers, pour leur noleage, dez l'entree du bateau, ce que nous faisons aprez estre rendus à port

Chap. 5 de la traduction d'Amyot. C.

⚫ Un esclave, ceint d'un tablier de peau noire, se tient debout pour te servir, lorsque tu prends un bain chaud. MARTIAL, VII, 35, 4.

3 Carm., V, v. 239 et suiv. C.

Dum æs exigitur, dum mula ligatur,

Tota abit hora1.

Les femmes couchoient au lict du costé de la ruelle: voylà pourquoy on appelloit Cæsar, spondam regis Nicomedis. Ils prenoient haleine en beuvant. Ils baptisoient le vin :

Quis puer ocius

Restinguet ardentis falerni

Pocula prætereunte lympha 3?

Et ces champisses 4 contenances de nos laquais y estoient aussi :

O lane! a tergo quem nulla ciconia pinsit,

Nec manus auriculas imitata est mobilis albas,

Nec linguæ, quantum sitiat canis Appula, tantum 3.

Les dames argiennes et romaines 6 portoient le dueil blanc, comme les nostres avoient accoustumé, et debvroient continuer de faire, si i'en estois creu. Mais il y a des livres entiers faicts sur cet argument.

CHAPITRE L.

DE DEMOCRITUS ET HERACLITUS.

Le iugement est un util à touts subiects, et se mesle partout: à cette cause, aux Essais que i'en foys icy, i'y employe toute sorte d'occasion. Si c'est un subiect que ie n'entende point, à cela mesme ie l'essaye, sondant le gué de bien loing; et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, ie me tiens à la rive: et celte recognoissance de ne pouvoir passer oultre, c'est un

Une heure entière se passe à atteler la mule et à faire payer les passagers. HOR., Sat., I, 5, 43.

La ruelle du roi Nicomède. SUÉTONE, César, c. 49.

3 Esclaves, hâtez-vous de tempérer l'ardeur de ce vin de Falerne, en y mêlant l'eau de cette source qui coule auprès de nous. HOR., Od., II, 44, 18.

4 Malignes, goguenardes. C.

5 O Janus! on n'avoit garde de vous faire les cornes, les oreilles d'âne, ou de vous tirer la langue; vous aviez deux visages! PERSE, Sat., I, 58.

6 HÉRODIEN, IV, 2, 6. J. V. L.

traict de son effect, ouy de ceulx dont il se vante le plus. Tantost, à un subiect vain et de neant, i'essaye veoir s'il trouvera de quoy luy donner corps, et de quoy l'appuyer et l'estansonner tantost ie le promene à un subiect noble et tracassé, auquel il n'a rien à trouver de soy, le chemin en estant si frayé, qu'il ne peult marcher que sur la piste d'aultruy : là il faict son ieu à eslire la route qui luy semble la meilleure ; et de mille sentiers, il dict que cettuy cy ou cettuy là a esté le mieulx choisi. Ie prends, de la fortune, le premier argument; ils me sont egualement bons, et ne desseigne iamais de les traicter entiers: car ie ne veois le tout de rien; ne font pas ceulx qui nous promettent de nous le faire veoir. De cent membres et visages qu'a chasque chose, i'en prends un, tantost à leicher seulement, tantost à efflorer, et parfois à pincer iusqu'à l'os: i'y donne une poincte, non pas le plus largement, mais le plus profondement que ie sçais, et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Ie me hazarderois de traicter à fond quelque matiere, si ie me cognoissois moins, et me trompois en mon impuissance. Semant icy un mot, icy un aultre, eschantillons desprins de leur piece, escartez, sans desseing, sans promesse, ie ne suis pas tenu d'en faire bon, ny de m'y tenir moy mesme, sans varier quand il me plaist, et me rendre au doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l'ignorance.

Tout mouvement nous descouvre cette mesme ame de Cæsar qui se faict veoir à ordonner et dresser la battaille de Pharsale, elle se faict aussi veoir à dresser des parties oysifves et amoureuses on iuge un cheval, non seulement à le veoir manier sur une carriere, mais encores à luy veoir aller le pas, voire et à le veoir en repos à l'estable.

Entre les functions de l'ame, il en est de basses : qui ne la veoid encores par là n'acheve pas de la cognoistre ; et à l'adventure, la remarque lon mieulx où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent plus en ses haultes as

Même de ceux, etc. Il y a dans l'édition de 4588, voire de ceulx de quoy il se vante le plus. C.

siettes: ioinct qu'elle se couche entiere sur chasque matiere, et s'y exerce entiere; et n'en traicte iamais plus d'une à la fois, et la traicte, non selon elle, mais selon soy. Les choses, à part elles, ont peutestre leurs poids, mesures et conditions; mais au dedans, en nous, elle les leur taille comme elle l'entend. La mort est effroyable à Cicero, desirable à Caton, indifferente à Socrates. La santé, la conscience, l'auctorité, la science, la richesse, la beauté, et leurs contraires, se despouillent à l'entree, et receoivent, de l'ame, nouvelle vesture et de la teincture qu'il luy plaist; brune, claire, verte, obscure, aigre, doulce, profonde, superficielle, et qu'il plaist à chascune d'elles car elles n'ont pas verifié en commun leurs styles, regles et formes; chascune est royne en son estat. Parquoy ne prenons plus excuse des externes qualitez des choses; c'est à nous à nous en rendre compte. Nostre bien et nostre mal ne tient qu'à nous. Offrons y nos offrandes et nos vœux; non pas à la fortune : elle ne peult rien sur nos mœurs; au rebours, elles l'entraisnent à leur suitte, et la moulent à leur forme. Pourquoy ne iugeray ie d'Alexandre à table, devisant et beuvant d'autant; ou s'il manioit des eschecs? quelle chorde de son esprit ne touche et n'employe ce niais et puerile ieu ! ie le hais et fuys de ce qu'il n'est pas assez ieu, et qu'il nous esbat trop serieusement, ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose. Il ne feut pas plus embesongné à dresser son glorieux passage aux Indes; ny cet aultre, à desnouer un passage duquel despend le salut du genre humain. Voyez combien nostre ame trouble cet amusement ridicule, si touts ses nerfs ne bandent; combien amplement elle donne loy à chascun, en cela, de se cognoistre et iuger droictement de soy. Ie ne me veois et retaste plus universellement en nulle aultre posture : quelle passion ne nous y exerce? la cholere, le despit, la hayne, l'impatience, et une

Au lteu de trouble, Montaigne avoit mis dans l'exemplaire dont s'est servi Naigeon, grossit et espessit. Coste explique fort bien cette phrase : « Voyez combien notre ame jette de confusion dans cet amusement ridicule, si elle ne s'y applique tout entière. » J. V. L.

TOME I.

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vehemente ambition de vaincre en chose en laquelle il seroit plus excusable de se rendre ambitieux d'estre vaincu ; car la precellence rare, et au dessus du commun, messied à un homme d'honneur en chose frivole. Ce que ie dis en cet exemple se peult dire en touts aultres. Chasque parcelle, chasque occupation de l'homme l'accuse et le montre egualement qu'un' aultre 1.

Democritus et Heraclitus ont esté deux philosophes, desquels le premier, trouvant vaine et ridicule l'humaine condition, ne sortoit en publicque qu'avecques un visage mocqueur et riant; Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement triste, et les yeulx chargez de larmes :

Alter

Ridebat, quoties a limine moverat unum

Protuleratque pedem; flebat contrarius alter 2.

l'aime mieulx la premiere humeur; non parce qu'il est plus plaisant de rire que de plorer, mais parce qu'elle est plus desdaigneuse, et qu'elle nous condamne plus que l'aultre; et il me semble que nous ne pouvons iamais estre assez mesprisez selon nostre merite. La plaincte et la commiseration sont meslees à quelque estimation de la chose qu'on plaind: les choses de quoy on se mocque, on les estime sans prix. le ne pense point qu'il y ait tant de malheur en nous, comme il y a de vanité; ny tant de malice, comme de sottise: nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d'inanité; nous ne sommes pas si miserables, comme nous sommes vils. Ainsi Diogenes, qui baguenaudoit à part soy, roulant son tonneau, et hochant du nez le grand Alexandre, nous estimant des

Autant que toute autre parcelle, ou occupation. J'ai trouvé, dans toutes les meilleures éditions, qu'un aultre; mais c'est sans doute une faute d'impression, au lieu de qu'un' aultre, manière d'écrire fort usitée dans les plus anciennes éditions de Montaigne, aussi bien que dans celles des écrivains de son temps. C.

Dès qu'ils avoient mis le pied hors de la maison, l'un rioit, l'autre pleuroit. Juv., Sat., X, 28.

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