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ayants desfaict les Atheniens en la Sicile, retournants de la victoire en pompe en la ville de Syracuse, entre aultres bravades, feirent tondre les chevaux vaincus, et les menerent ainsin en triumphe. Alexandre combattit une nation, Dahas: ils alloient deux à deux armez à cheval à la guerre; mais, en la meslee, l'un descendoit à terre, et combattoient ores à pied, ores à cheval, l'un aprez l'aultre.

Ie n'estime point qu'en suffisance et en grace à cheval, nulle nation nous emporte. Bon homme de cheval, à l'usage de nostre parler, semble plus regarder au courage qu'à l'adresse. Le plus sçavant, le plus seur, le mieulx advenant à mener un cheval à raison, que i'aye cogneu, feut, à mon gré, M. de Carnavalet, qui en servoit nostre roy Henry second. l'ay veu homme 3 donner carriere à deux pieds sur sa selle, demonter sa selle, et au retour la relever, reaccommoder, et s'y rasseoir, fuyant tousiours à bride avallee; ayant passé par dessus un bonnet, y tirer par derriere de bons coups de son arc; amasser ce qu'il vouloit, se iectant d'un pied à terre, tenant l'aultre en l'estrier; et aultres pareilles singeries, de quoy il vivoit.

3

On a veu de mon temps, à Constantinople, deux hommes sur un cheval, lesquels, en sa plus roide course, se reiectoient, à tours 4, à terre, et puis sur la selle et un qui, seulement des dents, bridoit et enharnachoit son cheval: un aultre qui, entre deux chevaux, un pied sur une selle, l'aultre sur l'aultre, portant un second sur ses bras, picquoit à toute bride; ce second, tout debout sur luy, tirant, en la course, des coups bien certains de son arc : plusieurs qui, les iambes contremont, donnoient carriere, la teste plantee sur leurs selles entre les poinctes des cimeterres attachez au harnois. En mon enfance, le prince de Sulmone, à Naples, maniant un rude cheval de toute sorte de maniements, tenoit

• PLUTARQUE, Vie de Nicias, c. 10. C.

• Montaigne emploie l'accusatif de Daha, les Dahes. Voyez QUINTE-Curce, VII, 7. C.

3 C'est cet Italien que Montaigne vit à Rome en 1584, et dont il est déja parlé dans une des notes sur ce chapitre. J. V. L.

4 Tour à tour, comme on a mis dans quelques éditions. C.

soubs ses genouils, et soubs ses orteils, des reales', comme si elles y eussent esté clouees, pour montrer la fermeté de son assiette.

CHAPITRE XLIX.

DES COUSTUMES ANCIENNES.

l'excuserois volontiers, en nostre peuple, de n'avoir aultre patron et regle de perfection, que ses propres mœurs et usances; car c'est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de touts hommes, d'avoir leur visee et leur arrest sur le train auquel ils sont nays. Ie suis content, quand il verra Fabricius ou Lælius, qu'il leur treuve la contenance et le port barbare, puisqu'ils ne sont ny vestus ny façonnez à nostre mode: mais ie me plains de sa particuliere indiscretion de se laisser si fort piper et aveugler à l'auctorité de l'usage present, qu'il soit capable de changer d'opinion et d'advis touts les mois, s'il plaist à la coustume, et qu'il iuge si diversement de soy mesme. Quand il portoit le busc de son pourpoinct entre les mammelles, il maintenoit, par vifves raisons, qu'il estoit en son vray lieu : quelques annees aprez, le voylà avalé iusques entre les cuisses; il se mocque de son aultre usage, le treuve inepte et insupportable. La façon de se vestir presente luy faict incontinent condamner l'ancienne, d'une resolution si grande et d'un consentement si universel, que vous diriez que c'est quelque espece de manie qui luy tourneboule ainsi l'entendement. Parce que nostre changement est si subit et si prompt en cela, que l'invention de touts les tailleurs du monde ne sçauroit fournir assez de nouvelletez, il est force que bien souvent les formes mesprisees reviennent en credit, et celles là mesmes tumbent en mespris tantost aprez; et qu'un mesme iugement prenne, en l'espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois, non diverses seulement, mais contraires opinions, d'une inconstance et legiereté incroyable. Il n'y a si fin entre nous qui ne se laisse em

Sorte de monnoie d'Espagne. E. J.

#babouiner de cette contradiction, et esblouïr tant les yeulx a internes que les externes insensiblement.

Ie veulx icy entasser aulcunes façons anciennes que i'ay en memoire, les unes de mesme les nostres, les aultres differentes; à fin qu'ayant en l'imagination cette continuelle variation des choses humaines, nous en ayons le iugement plus esclaircy et plus ferme.

Ce que nous disons de combattre à l'espee et la cape, il s'usoit encores entre les Romains, ce dict Cæsar: Sinistras sagis involvunt, gladiosque distringunt ; et remarque dez lors en nostre nation ce vice, qui y est encores, d'arrester les passants que nous rencontrons en chemin, et de les forcer de nous dire qui ils sont, et de recevoir à iniure et occasion de querelle, s'ils refusent de nous respondre.

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Aux bains, que les anciens prenoient touts les jours avant le repas, et les prenoient aussi ordinairement que nous faisons de l'eau à laver les mains, ils ne se lavoient du commencement que les bras et les iambes 3; mais depuis, et d'une coustume qui a duré plusieurs siecles et en la pluspart des nations du monde, ils se lavoient touts nuds d'eau mixtionnee et parfumee, de maniere qu'ils employoient, pour tesmoignage de grande simplicité, de se laver d'eau simple. Les plus affettez et delicats se parfumoient tout le corps bien trois ou quatre fois par iour. Ils se faisoient souvent pinceter tout le poil, comme les femmes françoises ont prins en usage, depuis quelque temps, de faire leur front,

Quod pectus, quod crura tibi, quod brachia vellis 4,

quoyqu'ils eussent des oignements propres à cela :

Psilothro nitet, aut acida latet oblita creta 5.

⚫ Ils s'enveloppent la main gauche de leurs saies, et tirent l'épée. CÉSAR, de Bello civili, 1, 75.

• CÉSAR, de Bello Gallico, AV, 5. J. V. L.

3 SENÈQUE, Epist. 86. C.

4 Tu t'épiles la poitrine, les jambes et les bras. MARTIAL, II, 62, 1.

5 Elle oint sa peau d'onguents dépilatoires, ou l'enduit de craie détrempée dans du vinaigre. Id., VI, 93, 9.

Ils aimoient à se coucher mollement, et alleguent, pour preuve de patience, de coucher sur les matelats. Ils mangeoient couchez sur des licts, à peu prez en mesme assiette que les Turcs de nostre temps:

Inde toro pater Æneas sic orsus ab alto1.

Et dict on du ieune Caton 2, que depuis la battaille de Pharsale, estant entré en dueil du mauvais estat des affaires publicques, il mangea tousiours assis, prenant un train de vie austere. Ils baisoient les mains aux grands, pour les honnorer et caresser. Et entre les amis, ils s'entrebaisoient en se saluant, comme font les Venitiens :

Gratatusque darem cum dulcibus oscula verbis ';

et touchoient aux genouils pour requerir et saluer un grand. Pasiclez le philosophe, frere de Cratez, au lieu de porter la main au genouil, la porta aux genitoires : celuy à qui il s'addressoit l'ayant rudement repoulsé : « Comment, dict il, cette partie n'est elle pas vostre, aussi bien que l'aultre 4?» Ils mangeoient, comme nous, le fruict à l'issue de la table 5. Ils se torchoient le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des parolles) avecques une esponge; voylà pourquoy spongia est un mot obscoene en latin: et estoit cette esponge attachee au bout d'un baston, comme tesmoigne l'histoire de celuy qu'on menoit pour estre presenté aux bestes devant le peuple, qui demanda congé d'aller à ses affaires; et n'ayant aultre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et esponge dans le gosier, et s'en estouffa 6. Ils s'essuyoient le catze de laine parfumee, quand ils en avoient faict :

At tibi nil faciam; sed lota mentula lana 7.

Alors, du lit élevé où il étoit placé, Énée paria ainsi. VIRG., Énéide, II, 2.

• PLUTARQUE, Caton d'Utique, c. 15 de la version d'Amyot. C.

3 Je te baiserois en te félicitant dans les termes les plus touchants. OVIDE, de Ponio,

IV, 9, 13.

4 DIOGENE LAERCE, VI, 89. C.

5 Ab ovo Usque ad mala. HORACE, Sat., 1, 3, 6. J. V. L.

6 SÉNÈQUE, Epist. 70. C.

Ce que Montaigne vient de dire nous dispense de traduire ce vers. MARTIAL, II, 58, 10.

Il y avoit aux carrefours à Rome des vaisseaux et demy-cuves pour y apprester à pisser aux passants :

Pusi sæpe lacum propter, se, ac dolia curta,
Somno devincti, credunt extollere vestem '.

Ils faisoient collation entre les repas. Et y avoit en esté des vendeurs de neige pour refreschir le vin ; et y en avoit qui se servoient de neige en hyver, ne trouvants pas le vin encore lors assez froid. Les grands avoient leurs eschansons et trenchants; et leurs fols, pour leur donner du plaisir. On leur servoit en hyver la viande sur les fouyers qui se portoient sur la table; et avoient des cuisines portatives, comme i'en ay veu, dans lesquelles tout leur service se traisnoit aprez eulx.

Has vobis epulas habete, lauti :

Nos offendimur ambulante cœna".

Et en esté, ils faisoient souvent, en leurs salles basses, couler de l'eau fresche et claire dans des canaux au dessoubs d'eulx, où il y avoit force poisson en vie, que les assistants choisissoient et prenoient en la main, pour le faire apprester, chascun à sa poste 3. Le poisson a tousiours eu ce privilege, comme il a encores, que les grands se meslent de le sçavoir apprester aussi en est le goust beaucoup plus exquis que de la chair, au moins pour moy. Mais en toute sorte de magnificence, desbauche, et d'inventions voluptueuses, de mollesse et de sumptuosité, nous faisons à la verité ce que nous pouvons pour les egualer (car nostre volonté est bien aussi gastee que la leur); mais nostre suffisance n'y peult arriver nos forces ne sont non plus capables de les ioindre en ces parties là vicieuses, qu'aux vertueuses; car les unes et les aultres

Les petits enfants endormis croient souvent lever leur robe pour uriner dans les réservoirs publics destinés à cet usage. LUCRÈCE, IV, 1024.

Riches voluptueux, gardez ces mets pour vous: je n'aime pas un souper ambulant. MARTIAL, VII, 48, 4. Voyez aussi SÉNÈQUE, Epist. 78.

3 Ou à son goust, comme dans la première édition des Essais ( Bordeaux, 4580), et dans celle de 1587, à Paris, chez J. Richer, laquelle ne contient aussi que deux livres. C.

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