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conclusion, ne representa qu'un soing de la conservation de ses iuges; priant les dieux de tourner ce iugement à leur bien; et, à fin que, par faulte de rendre les vœux que luy et ses compaignons avoient vouez en recognoissance d'une illustre fortune, ils n'attirassent l'ire des dieux sur eulx, les advertissant quels vœux c'estoient; et, sans dire aultre chose, et sans marchander, s'achemina de ce pas courageusement au supplice'.

La fortune, quelques annees aprez, les punit de mesme pain soupe car Chabrias, capitaine general de leur armee de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, admiral de Sparte, en l'isle de Naxe, perdit le fruict tout net et comptant de sa victoire, tres important à leurs affaires, pour n'encourir le malheur de cet exemple; et, pour ne perdre peu de corps morts de ses amis qui flottoient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d'ennemis vivants qui, depuis, leur feirent bien acheter cette importune superstition 2.

Quæris, quo iaceas, post obitum, loco?

Quo non nata iacent 3.

Cet aultre redonne le sentiment du repos à un corps sans ame :

Neque sepulcrum, quo recipiatur, habeat, portum corporis;
Ubi, remissa humana vita, corpus requiescat a malis 4:

tout ainsi que nature nous faict veoir que plusieurs choses mortes ont encores des relations occultes à la vie : le vin s'altere aux caves, selon aulcunes mutations des saisons de sa vigne ; et la chair de venaison change d'estat aux saloirs, et de goust, selon les loix de la chair vifve, à ce qu'on dict.

DIODORE DE SICILE, XIII, 31, 32. C.

DIODORE DE SICILE, XV, 9. C.

3 Veux-tu savoir où tu seras après la mort? Où sont les choses à naître. SENÈQUE, Troad., Chor. act. 2, v. 30.

4 Loin de toi, pour jamais. cette paix des tombeaux,

Où le corps fatigué trouve enfin le repos!

ENNIUS apud Cic., Tuscul., 1, 44. J. V. L.

CHAPITRE IV.

COMME L'AME DESCHARGE SES PASSIONS SUR DES OBIECTS FAULS, QUAND LES VRAIS LUY DEFAILLENT.

Un gentilhomme des nostres, merveilleusement subiect à la goutte, estant pressé par les medecins de laisser du tout l'usage des viandes salees, avoit accoustumé de respondre plaisamment, que « Sur les efforts et torments du mal, il vouloit avoir à qui s'en prendre; et que s'escriant, et mauldissant tantost le cervelat, tantost la langue de bœuf et le iambon, il s'en sentoit d'autant allegé. » Mais, en bon escient, comme le bras estant haulsé pour frapper, il nous deult' si le coup ne rencontre et qu'il aille au vent; aussi que pour rendre une veue plaisante, il ne fault pas qu'elle soit perdue et escartee dans le vague de l'air, ains qu'elle ayt butte pour la soustenir à raisonnable distance:

Ventus ut amittit vires, nisi robore densæ
Occurrant silvæ, spatio diffusus inani 2:

de mesme il semble que l'ame esbranlee et esmue se perde en soy mesme si on ne luy donne prinse; et fault tousiours luy fournir d'obiect où elle s'abbutte et agisse. Plutarque3 dict, à propos de ceulx qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faulte de prinse legitime, plustost que de demourer en vain, s'en forge ainsin une faulse et frivole. Et nous veoyons que l'ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un fauls subiect et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n'agir contre quelque chose. Ainsin emporte les bestes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer qui les a blecees, et à se

Il nous fait mal. Deult, du latin dolet.

Et comme le vent, si d'épaisses forêts n'irritent sa fureur, perd ses forces dissipées dans le vague de l'air. LUCAIN, III, 362.

3 Dans la vie de Périclés, au commencement. C.

venger à belles dents sur soy mesme du mal qu'elles sentent:

Pannonis haud aliter post ictum sævior ursa,

Cui iaculum parva Libys amentavit habena,
Se rotat in vulnus, telumque irata receptum
Impetit, et secum fugientem circuit hastam '.

Quelles causes n'inventons nous des malheurs qui nous adviennent? à quoy ne nous prenons nous, à tort ou à droict, pour avoir où nous escrimer? Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine que despitee tu bats si cruellement, qui ont perdu d'un malheureux plomb ce frere bien aymé: prens t'en ailleurs. Livius parlant de l'armee romaine en Espaigne, aprez la perte des deux freres, ses grands capitaines, flere omnes repente, et offensare capita: c'est un usage commun. Et le philosophe Bion, de ce roy qui de dueil s'arrachoit les poils, feut il pas plaisant?« Cestuy cy pense il que la pelade soulage le dueil 3?» Qui n'a veu mascher et engloutir les chartes, se gorger d'une balle de dez, pour avoir où se venger de la perte de son argent? Xerxes fouetta la mer, et escrivit un cartel de desfi au mont Athos4; et Cyrus amusa toute une armee 5 plusieurs iours à se venger de la riviere de Gyndus, pour la peur qu'il avoit eue en la passant; et Caligula ruina une tresbelle maison, pour le plaisir que sa mere y avoit eu.

Le peuple disoit en ma ieunesse, qu'un roy de nos voysins", ayant receu de Dieu une bastonade, iura de s'en venger, ordonnant que de dix ans on ne le priast ny parlast de luy, ny,

Ainsi l'ourse, plus terrible après sa blessure, se replie sur sa plaie; furieuse, elle veut mordre le trait qui la déchire, et poursuit le fer qui tourne avec elle. LUCAIN,

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• Publius et Cnéius Scipion. TITE LIVE dit, XXV, 37, que « chacun se mit aussitôt « à pleurer et à se frapper la tête. » J. V. L.

3 CICERON, Tuscul., III, 26. C.

4 HÉRODOTE, VII, 24, 35; PLUTARQUE, de la colère, page 455. J. V. L.

5 HERODOTE, I, 189; SÉNÉQUE, de Ira, III, 21. J. V. L.

6 Ou peut-être déplaisir, car elle y avoit été renfermée. SÉNÈQUE, de Ira, III, 22. C.

7 Je crois qu'il s'agit ici d'Alphonse XI, roi de Castille, mort en 1350, Voy. la Géométrie pratique de Charles de Bovelles, édit. de 4547, fol. 62. A. D.

autant qu'il estoit en son auctorité, qu'on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation, dequoy estoit le conte; ce sont vices tousiours conioincts: mais telles actions tiennent, à la verité, un peu plus encores d'oultrecuidance que de bestise. Augustus Cesar, ayant esté battu par la tempeste sur mer, se print à desfier le dieu Neptunus, et en la pompe des ieux circenses feit oster son image du reng où elle estoit parmi les aultres dieux, pour se venger de lui1: en quoy il est encores moins excusable que les precedents, et moins qu'il ne feut depuis, lors qu'ayant perdu une battaille soubs Quintilius Varus, en Allemaigne, il alloit de cholere et de desespoir chocquant sa teste contre la muraille, en s'escriant: « Varus, rends moy mes soldats : » car ceulx là surpassent toute folie, d'autant que l'impieté y est ioincte, qui s'en adressent à Dieu mesme ou à la fortune, comme si elle avoit des aureilles subiectes à nostre batterie; à l'exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d'une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de fleches3. Or, comme dict cet ancien poëte chez Plutarque 4.

Point ne se fault courroucer aux affaires;

Il ne leur chault de toutes nos choleres.

Mais nous ne dirons iamais assez d'iniures au desreglement de notre esprit.

CHAPITRE V.

si le chef d'une place assiegee dOIT SORTIR

POUR PARLEMENTER.

Lucius Marcius 5, legat des Romains en la guerre contre Perseus, roy de Macedoine, voulant gaigner le temps qu'il luy

I SUETONE, Auguste, c. 16. C.

2 ID., ibid., c. 23. C.

3 HERODOTE, IV, 94. J. V. L.

4 Dans son traité du contentement ou Repos de l'esprit, c. 4 de la traduction d'Amyot. C.

3 TITE LIVE nomme ce lieutenant des Romains Quintus Marcius, XLII, 37. IĮ

falloit encores à mettre en poinct son armee, sema des entreiects' d'accord, desquels le roy endormy accorda trefve pour quelques iours, fournissant par ce moyen son ennemy d'opportunité et loisir pour s'armer; d'où le roy encourut sa derniere ruyne. Si est ce que les vieux du senat, memoratifs des mœurs de leurs peres, accuserent cette practique, comme ennemie de leur style ancien, qui feut, disoient ils, combattre de vertu, non de finesse, ni par surprinses et rencontres de nuict, ny par fuittes appostees et recharges inopinees; n'entreprenants guerre qu'aprez l'avoir denoncee, et souvent aprez avoir assigné l'heure et le lieu de la battaille. De cette conscience ils renvoyerent à Pyrrhus son traistre medecin, et aux Phalisques leur desloyal maistre d'eschole. C'estoient les formes vrayement romaines, non de la grecque subtilité et astuce punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peult servir pour le coup: mais celuy seul se tient pour surmonté, qui sçait l'avoir esté ny par ruse ny de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une franche et iuste guerre. Il appert bien par ce langage de ces bonnes gents, qu'ils n'avoient encores receu cette belle sentence,

Dolus, an virtus, quis in hoste requirat 2?

Les Achaïens, dict Polybe 3, detestoient toute voye de tromperie en leurs guerres, n'estimants victoire, sinon où les courages des ennemis sont abbattus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam, quæ, salva fide et integra dignitate, parabitur 4, dict un aultre.

raconte, chap. 47, comment la ruse de Q. Marcius fut blâmée par quelques membres du sénat. J. V. L.

Ou, comme on a mis dans quelques éditions, interjets, c'est-à-dire propositions ouvertures. C.

2

Qu'importe qu'on triomphe ou par force ou par ruse?

3 L. XIII, c. 4. C.

VIRG., Én., II, 390, trad. de Delille.

4 L'homme sage et vertueux doit savoir que la seule victoire véritable est celle que peuvent avouer la bonne foi et l'honneur. FLORUS, 1, 12.

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