Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

A la familiarité de la table i'associe le plaisant, non le prudent; au lict, la beauté avant la bonté; en la societé du discours, la suffisance, veoire sans la preud'hommie : pareillement ailleurs. Tout ainsi que cil qui feut rencontré à chevauchons sur un baston, se iouant avecques ses enfants, pria l'homme qui l'y surprint de n'en rien dire iusques à ce qu'il feust pere luy mesme 2, estimant que la passion qui luy naistroit lors en l'ame le rendroit iuge equitable d'une telle action ie souhaiterois aussi parler à des gents qui eussent essayé ce que ie dis: mais sçachant combien c'est chose esloingnee du commun usage qu'une telle amitié, et combien elle est rare, ie ne m'attends pas d'en trouver aulcun bon iuge; car les discours mesmes que l'antiquité nous a laissez sur ce subiect, me semblent lasches au prix du sentiment que i'en ay; et, en ce poinct, les effects surpassent les preceptes mesmes de la philosophie.

Nil ego contulerim iucundo sanus amico 3.

L'ancien Menander disoit celuy là heureux qui avoit peu rencontrer seulement l'ombre d'un amy 4 : il avoit certes raison de le dire, mesme s'il en avoit tasté. Car, à la verité, si ie compare tout le reste de ma vie, quoyqu'avecques la grace de Dieu ie l'aye passee doulce, aysee, et, sauf la perte d'un tel amy, exempte d'affliction poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement mes commoditez naturelles et originelles, sans en rechercher d'aultres; si ie la compare, dis ie, toute, aux quatre annees qu'il m'a esté donné de iouyr de la doulce compaignie et societé de ce personnage, ce n'est que

C'est ainsi que j'en use; vous, faites comme vous l'entendrez. TERENCE, Heuntont., act. I, sc. 1, v. 28.

• PLUTARQUE, Vie d'Agésilas. c. 9. C.

3 Tant que j'aurai ma raison, je ne trouverai rien de comparable à un tendre ami. HORACE, Sat., 1, 5, 44.

4 PLUTARQUE, de l'Amitié fraternelle, c. 3. C.

fumee, ce n'est qu'une nuict obscure et ennuyeuse. Depuis le iour que ie le perdis,

Quem semper acerbum,

Semper honoratum (sic dî voluistis!) babebo1,

ie ne foys que traisner languissant; et les plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte: nous estions à moitié de tout; il me semble que ie luy desrobe sa part.

Nec fas esse ulla me voluptate hic frui

Decrevi, tantisper dum ille abest meus particeps 2.

l'estois desia si faict et accoustumé à estre deuxiesme partout, qu'il me semble n'estre plus qu'à demy.

Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis, quid moror altera?
Nec carus æque, nec superstes
Integer. Ille dies utramque
Duxit ruinam 3.

Il n'est action ou imagination où ie ne le treuve à dire; comme si eust il bien faict à moy car de mesme qu'il me surpassoit d'une distance infinie en toute aultre suffisance et vertu, aussi faisoit il au debvoir de l'amitié.

Quis desiderio sit pudor, aut modus
Tam cari capitis 4?

O misero frater adempte mihi!
Omnia tecum una perierunt gaudia nostra,
Quæ tuus in vita dulcis alebat amor.

Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater;

1 Jour fatal que je dois pleurer, que je dois honorer à jamais, puisque telle a été, grands dieux, votre volonté suprème! VIRG.. Énéide, V, 49.

Et je ne pense pas qu'aucun plaisir me soit permis, maintenant que je n'ai plus celui avec qui je devois tout partager. TERENCE, Heautont., act. I, sc. 4, v. 97. Montaigne, comme il fait souvent, a changé ici plusieurs mots.

[ocr errors]

3 Puisqu'un sort cruel m'a ravi trop tôt cette douce moitié de mon ame, qu'ai-je à faire de l'autre moitié, séparée de celle qui m'étoit bien plus chère? Le même jour nous a perdus tous deux. HOR., Od., II, 47, 5.

4 Puis-je rougir ou cesser de pleurer une tête si chère? HOR., Od., I, 24, 1.

Tecum una tota est nostra sepulta anima:
Cuius ego interitu tota de mente fugavi

Hæc studia; atque omnes delicias animi.

Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?
Nunquam ego te, vita frater amabilior,
Adspiciam posthac? At certe semper amabo '.

Mais oyons un peu parler ce garson de seize ans.

2

Parce que i'ay trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumiere, et à mauvaise fin, par ceulx qui cherchent à troubler et changer l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils ont meslé à d'aultres escripts de leur farine, ie me suis dedict de le loger icy. Et à fin que la memoire de l'aucteur n'en soit interessee en l'endroict de ceulx qui n'ont peu cognoistre de prez ses opinions et ses actions, ie les advise que ce subiect feut traicté par luy en son enfance par maniere d'exercitation seulement, comme subiect vulgaire et tracassé en mille endroicts des livres. Ie ne foys nul doubte qu'il ne creust ce qu'il escrivoit; car il estoit assez consciencieux pour ne mentir pas mesme en se iouant: et sçay davantage que s'il eust eu à choisir, il eust mieulx aymé estre nay à Venise qu'à Sarlac; et avecques raison. Mais il avoit une aultre maxime souverainement empreinte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre tresreligieusement aux loix sous lesquelles il estoit nay. Il ne feut iamais un meilleur ci

O mon frère! que je suis malheureux de t'avoir pérdu! Ta mort a détruit tous nos plaisirs. Avec toi s'est évanoui tout le bonheur que me donnoit ta douce amitié' avec toi mon ame est tout entière ensevelie! Depuis que tu n'es plus, j'ai dit adieu aux muses, à tout ce qui faisoit le charme de ma vie !... Ne pourrai-je donc plus te parler ni t'entendre? O toi qui m'étois plus cher que la vie, ô mon frère ! ne pourrai-je plus te voir? Ah! du moins, je t'aimerai toujours! CATULLE, LXVIII, 20; LXV, 9.

Le traité de la Servitude volontaire, imprimé pour la première fois en 4578, dans le troisième tome des Mémoires de l'état de la France sous Charles IX. On le trouvera dans le tome II de cette édition des Essais. Comme cet ouvrage de la Boëtie a pour second titre le Contr'un (traduit par De Thou, Ant-Henoticon), Vernier, dans sa Notice sur les Essais de Montaigne, t. I, p. 476, l'appelle, sans doute par méprise, les Quatre contre un J. V. L.

toyen, ny plus affectionné au repos de son pays, ny plus ennemy des remuements et nouvelletez de son temps; il eust bien plustost employé sa suffisance à les esteindre qu'à leur fournir de quoy les esmouvoir davantage : il avoit son esprit moulé au patron d'aultres siecles que ceulx cy. Or, en eschange de cet ouvrage serieux, i'en substitueray un aultre ', produict en cette mesme saison de son aage, plus gaillard et plus enioué.

CHAPITRE XXVIII.

VINGT ET NEUF SONNETS D'ESTIENNE DE LA BOETIE.

A MADAME De grammont, comtesse dE GUISSEN'.

Madame, ie ne vous offre rien du mien, ou parce qu'il est desia vostre, ou pour ce que ie n'y treuve rien digne de vous; mais i'ay voulu que ces vers, en quelque lieu qu'ils se veissent, portassent vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour guide cette grande Corisande d'Andoins. Ce present m'a semblé vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France qui iugent mieulx, et se servent plus à propos que vous, de la poësie; et puis, qu'il n'en est point qui la puissent rendre vifve et animee comme vous faictes par ces beaux et riches accords de quoy, parmy un million d'aultres beautez, nature vous a estrenee. Madame, ces vers meritent que vous les cherissiez; car vous serez de mon advis, qu'il n'en est point sorti de Gascoigne qui eussent plus d'invention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre

Les vingt-neuf sonnets de La Boëtie qui se trouvent dans le chapitre suivant.

a Diane, vicomtesse de Louvigni, dite la belle Corisande d'Andouins, mariée en 4567 à Philibert, comte de Grammont et de Guiche, qui mourut au siége de La Fère en 1580. Andoins ou Andouins étoit une baronnie du Béarn, à trois lieues de Pau. Le roi de Navarre, depuis Henri IV, aima cette belle veuve, et eut même l'intention de l'épouser. Hamilton, dans son épître au comte de Grammont, dont il a écrit les Mé, moires, lui rappelle son illustre aïcule :

Honneur des rives éloignées

Où Corisande vit le jour, etc. J. V. L.

TOME I.

14

I

sortis d'une plus riche main. Et n'entrez pas en ialousie de quoy vous n'avez que le reste de ce que pieça 1 i'en ay fayct imprimer soubs le nom de monsieur de Foix, vostre bon parent car, certes, ceulx cy ont ie ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant; comme il les feit en sa plus verte ieunesse, et eschauffé d'une belle et noble ardeur que je vous diray, madame, un iour à l'aureille. Les aultres furent faicts depuis, comme il estoit à la poursuitte de son mariage, en faveur de sa femme, et sentant desia ie ne sçay quelle froideur maritale. Et moy ie suis de ceulx qui tiennent que la poësie ne rid point ailleurs, comme elle faict en un subiect folastre et desreglé.

[ocr errors]

SONNETS 2.

I.

Pardon, amour, pardon; ô Seigneur ! ie te vouë
Le reste de mes ans, ma voix et mes escripts,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes et mes cris;
Rien, rien tenir d'aulcun, que de toy, ie n'advouë.

Hélas! comment de moy ma fortune se ioue!
De toy n'a pas longtemps, amour, ie me suis ris.
l'ay failly, ie le veoi, ie me rends, ie suis pris.
l'ay trop gardé mon cœur, or ie le desadvouë.

Si i'ay pour le garder retardé ta victoire,
Ne l'en traitte plus mal, plus grande en est ta gloire.
Et si du premier coup tu ne m'as abbattu,

Pense qu'un bon vainqueur, et nay pour estre grand,
Son nouveau prisonnier, quand un coup il se rend,
Il prise et l'ayme miculx, s'il a bien combattu.

II.

C'est amour, c'est amour, c'est luy seul, ie le sens :
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte,

A qui oncq pauvre cœur ait ouverte la porte.

Ce cruel n'a pas mis un de ses traicts perçants,

En 1574 et 1572, à Paris. Voyez la lettre de Montaigne à M. de Foix. J. V. L. Supprimés dans la plupart des éditions qui suivirent celle de 1588; on y a substitué

« PreviousContinue »