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desprendre, se desmesler, et se mettre plus au large et à son ayse:

Et via vix tandem voci laxata dolore est'.

En la guerre que le roy Ferdinand mena contre la veufve du roy Iean de Hongrie, autour de Bude, un gendarme feut particulierement remarqué de chascun, pour avoir excessifvement bien faict de sa personne en certaine meslee, et, incogneu, haultement loué et plainct, y estant demouré, mais de nul tant que de Raïsciac, seigneur allemand, esprins d'une si rare vertu. Le corps estant rapporté, cettuy cy, d'une commune curiosité, s'approcha pour veoir qui c'estoit ; et, les armes ostees au trespassé, il recogneut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistants : luy seul, sans rien dire, sans ciller les yeulx, se teint debout, contemplant fixement le corps de son fils; iusques à ce que la vehemence de la tristesse, ayant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre.

Chi può dir com' egli arde, è in picciol fuoco 2.

disent les amoureux qui veulent representer une passion insupportable :

Misero quod omnes

Eripit sensus mihi : nam, simul te,
Lesbia, adspexi, nihil est super mi
Quod loquar amens :

Lingua sed torpet; tenuis sub artus
Flamma dimanat; sonitu suopte
Tinniunt aures; gemina teguntur

Lumina nocte 3.

La douleur ouvre enfin le passage à sa voix.

VIRG., Æneid., XI, 451.

a C'est aimer peu que de pouvoir dire combien l'on aime. PÉTRARQUE, dernier vers du sonnet 157.

3 CATULLE, Carm., LI, 5. Ces vers sont une imitation d'une ode de Sappho que Boileau a traduite. Delille a fait quelques changements à cette traduction, pour reproduire la forme de l'ode sapphique :

De veine en veine une subtile flamme

Court dans mon sein sitôt que je te vois,
Et, dans le trouble où s'égare mon ame,
Je demeure sans voix.

:

Aussi n'est ce pas en la vifve et plus cuysante chaleur de l'accez, que nous sommes propres à desployer nos plainctes et nos persuasions; l'ame est trop aggravee de profondes pensees, et le corps abbattu et languissant d'amour et de là s'engendre par fois la defaillance fortuite qui surprend les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit, par la force d'une ardeur extreme, au giron mesme de la iouissance. Toutes passions qui se laissent gouster et digerer ne sont que mediocres :

Curæ leves loquuntur, ingentes stupent1.

La surprinse d'un plaisir inesperé nous estonne de mesme :
Ut me conspexit venientem, et Troïa circum

Arma amens vidit: magnis exterrita monstris,
Diriguit visu in medio; calor ossa reliquit ;

Labitur, et longo vix tandem tempore fatur 2.

Oultre la femme romaine qui mourut surprinse d'ayse de veoir son fils revenu de la route de Cannes3, Sophocles et Denys le tyran qui trespasserent d'ayse 4, et Talva' qui mourut en Corsegue, lisant les nouvelles des honneurs que le senat de Rome luy avoit decernez; nous tenons, en notre siecle, que le pape Leon dixiesme, ayant esté adverty de la prinse de Milan qu'il avoit extremement souhaitee, entra en tel excez de ioye, que la fiebvre l'en print, et en mourut 6. Et,

Je n'entends plus, un voile est sur ma vue;
Je rêve, et tombe en de douces langueurs ;
Et sans baleine, interdite, éperdue,

Je tremble, je me meurs !

Légères, elles s'expriment; extrêmes, elles se taisent. SENÈQUE, Hipp., acte II, scène 3, v. 607.

Dès qu'elle m'aperçoit, dès qu'elle reconnoît les armes troyennes, hors d'ellemême, frappée comme d'une vision effrayante, elle demeure immobile; son sang se glace, elle tombe, et ce n'est que long-temps après qu'elle parvient à retrouver la voix. VIRG., Énéide, III, 306.

3 De la déroute de Cannes. PLINE, VII, 54.

4 ID., VII, 53.

5 Ou mieux Thalna. VALÈRE MAXIME, IX, 12. Corsica.

Corsegue, l'ile de Corse, du latin

6 GUICCIARDIN, Hist. d'Italie, liv. XIV. Le pape Leon fut bien aise de mourir de joye, dit Martin du Bellay dans ses Mémoires, liv. II, fol. 46. C.

pour un plus notable tesmoignage de l'imbecillité humaine, il a esté remarqué par les anciens', que Diodorus le dialecticien mourut sur le champ, esprins d'une extreme passion de honte pour, en son eschole et en public, ne se pouvoir desvelopper d'un argument qu'on lui avoit faict. Ie suis peu en prinse de ces violentes passions: i'ai l'apprehension naturellement dure; et l'encrouste et espessis touts les iours par discours.

CHAPITRE III.

NOS AFFECTIONS S'EMPORTENT AU DELA DE NOUS.

Ceulx qui accusent les hommes d'aller tousiours beants 2 aprez les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens presents et nous rasseoir en ceulx là, comme n'ayants aulcune prinse sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n'avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, s'ils osent appeler erreur chose à quoy nature mesme nous achemine pour le service de la continuation de son ouvrage; nous imprimant, comme assez d'aultres, cette imagination faulse, plus ialouse de nostre action que de nostre science.

Nous ne sommes iamais chez nous ; nous sommes touiours au delà; la crainte, le desir, l'esperance, nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobbent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius3.

"

Ce grand precepte est souvent allegué en Platon : « Fay ton faict, et te cognoy 4. » Chascun de ces deux membres en

I PLINE, VII, 53.

Beer avoit le sens du mot latin inhiare. Ce verbe n'est usité aujourd'hui qu'au participe, bouche béante.

3 Tout esprit inquiet de l'avenir est malheureux. SÉNÈQUE, Epist. 98. — « La prévoyance! La prévoyance qui nous porte sans cesse au-delà de nous, et souvent nous place où nous n'arriverions point, voilà la véritable source de toutes nos misères. » ROUSSEAU, Émile, liv. II.

4 Timée, p. 544, édit. de Lyon, 1590. C.

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veloppe generalement tout nostre debvoir, et semblablement son compaignon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c'est cognoistre ce qu'il est, et ce qui lui est propre et qui se cognoist, ne prend plus le faict estrangier pour le sien; s'ayme et se cultive avant toute aultre chose; refuse les occupations superflues et les pensees et propositions inutiles. Comme la folie, quand on luy octroyera ce qu'elle desire, ne sera pas contente; aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplaist iamais de soy. Epicurus dispense son sage de la prevoyance et soucy de l'advenir.

Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des princes à estre examinees aprez leur mort'. Ils sont compaignons, sinon maistres, des loix : ce que la iustice n'a peu sur leurs testes, c'est raison qu'elle le puisse sur leur reputation, et biens de leurs successeurs; choses que souvent nous preferons à la vie. C'est une usance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observee, et desirable à touts bons princes qui ont à se plaindre de ce qu'on traicte la memoire des meschants comme la leur. Nous debvons la subiection et obeissance egalement à touts roys', car elle regarde leur office; mais l'estimation, non plus que l'affection, nous ne la debvons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre politique de les souffrir patiemment, indignes; de celer leurs vices; d'aider de nostre recommendation leurs actions indifferentes, pendant que leur auctorité a besoing de notre appuy: mais nostre commerce finy, ce n'est pas raison de refuser à la iustice et à nostre liberté l'expression de nos vrays ressentiments; et nommeement de refuser aux bons subiects la gloire d'avoir reveremment et fidellement servy un maistre, les imperfections duquel

Diodore de Sicile, I, 6. C.

a A moins qu'ils ne commandent le crime; car le vicomte d'Orthès eut le droit de répondre à Charles IX: « Sire, j'ai communiqué le commandement de V. M. à ses fidèles habitants et gens de guerre de la garnison ( de Bayonne ) ; je n'y ai trouvé que bons citoyens et fermes soldats, mais pas un bourreau. C'est pourquoi eux et moi supplions très-humblement V. M. vouloir employer en choses possibles, quelque hasardeuses qu'elles soient, nos bras et vies. J. V. L.

leur estoient si bien cogneues; frustrant la posterité d'un si utile exemple. Et ceulx qui, par respect de quelque obligation privee, espousent iniquement la memoire d'un prince meslouable, font iustice particuliere aux despens de la iustice publicque. Titus Livius dict vray « que le langage des hommes nourris soubs la royauté, est tousiours plein de vaines ostentations et faulx tesmoignages:» chascun eslevant indifferemment son roy à l'extreme ligne de valeur et grandeur souveraine. On peult reprouver la magnanimité de ces deux soldats qui respondirent à Neron, à sa barbe, l'un enquis de luy pourquoy il luy vouloit mal: « Ie t'aymoy quand tu le valois; mais depuis que tu es devenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, ie te hay comme tu merites; >> l'aultre, pourquoy il le vouloit tuer : « Parceque ie ne treuve aultre remede à tes continuels malefices : » mais les publics et universels tesmoignages qui, aprez sa mort, ont esté rendus, et le seront à tout iamais à luy et à touts meschants comme luy, de ses tyranniques et vilains deportements, qui de sain entendement les peult reprouver?

Il me desplaist qu'en une si saincte police que la lacedemonienne, se feust meslee une si feincte cerimonie: A la mort des roys, touts les confederez et voisins, et touts les Ilotes, hommes, femmes, peslemesle, se descoupoient le front pour tesmoignage de dueil, et disoient en leurs cris et lamentations, que celuy là, quel qu'il eust esté, estoit le meilleur roy de touts les leurs3; attribuant au rang le loz qui appartenoit au merite, et qui appartient au premier merite, au postreme et dernier reng.

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Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert, sur le mot de Solon que «< Nul avant mourir ne peult estre dict heureux" si celuy là mesme qui a vescu, et qui est mort à souhait, peult estre dict heureux si sa renommee va mal, si sa poste

TITE LIVE, XXXV, 48. C.

TACITE, Annal., XV, 67, 68. C.

3 HÉRODOTE, VI, 68, J. V. L.

4 HERODOTE, I, 32; ARISTOTE, Morale à Nicomaque, 1, 40. J. V. L.

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