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BIBLIOGRAPHIE

La Morale indépendante, par C. COIGNET.

Le premier principe constitutif de la morale indépendante, c'est la répudiation absolue de toute théologie ou métaphysique, imposant un dogme duquel on fait découler la morale. On élève ainsi, en face de l'antique droit divin, source de toutes les oppressions, le droit humain, source de toutes les libertés et de tous les affranchissements.

Ce premier principe est généralement accepté de tous les libres penseurs, qu'ils soient criticistes, panthéistes, positivistes et même souvent spiritualistes. Mais l'auteur de ce livre, ainsi que plusieurs de ses collaborateurs, va plus loin et pose, comme seconde base essentielle de la morale indépendante, la liberté humaine, présentée comme un fait évident et d'expérience. C'est sur ce point que nous voulons faire porter notre critique.

Avant d'entrer dans cette critique, nous sommes heureux de citer quelques phrases de l'Introduction du livre de M. C. Coignet, dans laquelle l'auteur témoigne du libéralisme de son esprit et de la largeur de ses

vues.

<< La morale indépendante se présente au public moins comme une théorie que comme une recherche. - De ce que nous partons du principe de la morale indépendante, ce n'est point une raison pour affirmer que nous ne commettrons ni erreur ni méprise, même au point de vue de la morale indépendante... Quand on reconnaît d'une manière absolue l'autorité de la science, on trouve toujours dans la critique un contrepoids, et, si l'on peut errer, on n'est jamais enchaîné à l'erreur. »

Rien de plus sage et de plus rationnel que ces considérations. Et c'est précisément comme ouvrier d'une république où tous sont d'accord sur le fondement de l'édifice la légitimité du droit humain et de la raison que nous demandons à M. C. Coiguet la permission d'attaquer vivement

son travail, au sujet de la liberté humaine. Nous devons donner la parole à l'auteur et le laisser poser sa thèse.

« L'homme moral est libre, parce qu'enclavé dans un système de forces et de lois qu'on appelle la nature, il entrevoit un but que la nature ne lui donne pas; il pose lui-même ce but et il le réalise. »

<< L'homme est libre, parce qu'il est la cause créatrice et l'agent responsable d'une fin qui lui est propre, et qu'il fait servir à cette fin les éléments mêmes de la nature. »

« Au milieu du déterminisme de la nature, l'homme commence un ordre nouveau, l'ordre des libertés individuelles et responsables... C'est un monde enté sur un autre monde, et, malgré la permanence de leurs relations, ces deux mondes se développeront dans l'indépendance de leur principe. >>

« La personne humaine, la personne libre et responsable, la personne respectable et obligée au respect, tel est le fondement de la morale pris tout entier dans la réalité. En se saisissant lui-même en tant que cause, l'homme revêt dans la nature une dignité et une grandeur uniques, il ne peut plus servir de moyen. »

Voilà un bel échafaudage, qui est peut-être ingénieux, mais à coup sûr des plus fragiles, pour peu qu'on y touche.

Comment l'homme pourrait-il entrevoir un but que la nature ne lui donne pas? Est-ce qu'il ne fait pas partie de la nature? Est-ce que les forces et les facultés de l'homme pourraient être en dehors du système de la nature? Il y a là une impossibilité, ou plutôt un non sens. Et qui donc aurait l'esprit assez subtil pour comprendre que l'homme pourrait se donner un but différent ou contraire à celui que la nature lui assigne? Cependant l'auteur pousse intrépidement son idée à l'extrême, et déclare qu'il y a là deux mondes, l'un greffé sur l'autre et chacun indépendant dans leur principe.

Certes, les spiritualistes et les psychologues les plus résolus n'ont pas été plus loin. Et jamais on n'a affirmé plus témérairement et plus gratuitement la coexistence de deux principes contraires, et dans l'homme et dans l'ensemble des choses. Autant vaudrait Oromaze et Ahrimane, le Bien et le Mal, l'esprit et la matière, l'âme et le corps, conceptions qui nous semblent parfaitement analogues à celle du nouveau criticiste.

On peut bien admettre que l'homme est une cause, et qu'il vise de luimême et spontanément à un but. Mais il ne faut pas aller trop loin dans cette voie; car on reconnaît bientôt que les éléments de cette cause sont des données de la nature, que ces éléments sont tous plus ou moins visiblement déterminés, et que le but de l'homme en résulte nécessairement. Il n'est pas exact de dire que l'homme libre ne peut plus servir de moyen. L'homme est à la fois but et moyen pour ses semblables, et ceux-ci le sont également pour lui. Tous les actes de notre vie de chaque jour le démon

trent; et la solidarité des membres de l'espèce humaine est telle qu'il ne peut rien advenir à l'un d'eux, sans que tous s'en ressentent plus ou moins.

C'est sur ce fait de l'intime, de l'essentielle solidarité des hommes entr'eux, fait non moins indéniable que celui de la spontanéité consciente de chacun de nous, c'est sur ce fait que nous prétendons que doit se fonder la morale et non sur celui de la liberté de l'individu.

Mais auparavant, laissons l'auteur nous montrer la fausseté de sa thèse, précisément par ses efforts redoublés pour marquer les différences qui tranchent entre l'homme moral et l'homme naturel, entre les deux mondes qu'il a essayé de déterminer, et qu'il déclare être régis par deux principes indépendants.

Selon M. C. Coignet, le monde naturel, eu égard à l'homme, est mu par ses instincts et ses sentiments, ou ses passions. Le monde moral n'a qu'un agent, la liberté, qui n'a qu'un but, la justice, commandée par l'obligation morale.

Écoutons l'auteur:

« Le mobile naturel est puisé dans la conformation (organisation) particulière de l'individu, et il a pour fin la jouissance.

>> Le mobile moral est puisé dans la liberté même et il a pour fin la justice. Le mobile moral se présente à nous sous la forme d'une obligation absolue, dégagée de toute considération personnelle et conséquemment de toute idée de jouissance. >>

« Les fins naturelles sont intéressées, parce qu'elles ne s'étendent pas au-delà de l'individu. Les fins morales sont désintéressées, parce que, même en glorifiant la personne humaine, c'est la vérité pure et la justice parfaite qu'elles ont pour objet. »>

Telle est la doctrine dans toute sa beauté, que j'oserais qualifier de précieuse. Il y a même de la part de l'auteur un peu d'enivrement dont il ne s'est pas sans doute rendu compte. Vérité pure! Justice parfaite ! Qu'est-ce que cela? Il me semble qu'un rayon de soleil mystique, descendu d'un nouveau Thabor, illumine la pensée de l'écrivain, et sa prose s'en ressent. Vérité pure! Justice parfaite! Sainte Thérèse n'eût pas mieux dit, si elle avait pu s'enflammer pour le monde moral, découvert par M. C. Coignet. Tout cela est vraiment trop parfait et trop beau, et il est à craindre qu'il ne soit ni au-dessus ni au-dessous, mais simplement en dehors de la nature humaine.

Qu'est-ce que les fins naturelles de l'homme? Ce sont les satisfactions de son être tout entier, pris dans son ensemble, dans son unité. Ces fins embrassent tous nos sentiments aussi bien que tous nos instincts: amour, amitié, maternité, compassion, bienveillance, désir du bien, du vrai, du juste, allant jusqu'à l'enthousiasme et s'élevant à l'idéal; car l'âme humaine contient tous ces sentiments. Quoi donc de plus faux que d'avancer que

les fins de l'homme ne s'étendent pas au-delà de l'individu? Au contraire, les fins naturelles de l'homme ont toujours pour but le semblable, soit un frère, un ami, un fils, un père, un malheureux, une vérité qui luira pour tõus, un bien dont tous ou plusieurs sont appelés à jouir, un acte de justice qui importe à chacun et à la société.

Voilà comment les fins naturelles de l'homme intéressent non-seulement l'individu, mais l'espèce.

La grande erreur de M. C. Coignet c'est de n'avoir envisagé la justice que dans ses effets et comme une mesure de réciprocité, ou encore comme un moyen d'abstraite glorification pour l'individu.

La justice est avant tout un sentiment, un mobile naturel; si l'homme n'aimait pas la justice, il ne la pratiquerait pas. Il en serait de même s'il ne la voyait ni ne la comprenait.

L'homme est apte à concevoir la notion du juste, comme son intelligence est faite pour saisir l'évidence. De même, il a le sentiment du juste, comme il a celui de l'amour, de la paternité. Ces notions et ces sentiments grandissent et se perfectionnent, comme l'homme et la société elle-même. Mais c'est parce que l'homme voit et aime le juste, qu'il le pratique. Telle est la réalité des faits.

Pourquoi compliquer et embrouiller la question, en faisant intervenir ici la liberté humaine? Il n'est pas douteux que l'homme ne soit un être spontané, conscient de ses actes et les raisonnant dans une certaine mesure, celle de ses facultés. L'action de l'homme, sa volonté, est un effet spontané et naturel, qui résulte de l'ensemble de ses facultés et de l'unité de son être.

Je ne vois point là de place pour cette chimérique et glorieuse liberté, imposant une obligation morale, dégagée de toute considération personnelle, et n'ayant en vue que la vérité pure et la justice parfaite. Ce n'est là qu'une noble fantasmagorie, une délicate et mystique hallucination. La réalité n'a rien à démêler avec cette exquise mais vaine conception.

L'auteur va lui-même achever de nous le rendre plus sensible.

<< Aussi le bonheur de la passion et le bonheur de la justice diffèrent-ils aussi entièrement que leurs mobiles et leurs fins respectives.

» Le bonheur de la passion, variable comme la passion même, est toujours inquiet et agité. Il obscurcit la raison par son caractère insatiable; il trouble la conscience et amollit la volonté. L'âpreté du désir le précède, l'anxiété l'accompagne, et la lassitude le suit. Il laisse l'âme affaiblie, quand il ne la laisse pas abaissée; il lui rend la réflexion pesante, l'activité ardue, les affections mêmes décolorées, les devoirs tristes. »

Ah! le joli sermon! Et quel beau réquisitoire contre les passions humaines, d'origine si damnable! C'est à faire pȧmer d'aise M. Dupanloup ou le plus éthéré des spiritualistes.

Cependant il faudrait s'entendre au sujet des passions; car, si en tout

l'excès est un défaut, si l'on doit condamner Pabus, il faut permettre l'usage, il faut reconnaître que les instincts et les sentiments propres à l'homme sont des vouloirs de la nature, caractéristiques de notre espèce. Nous ne pouvons pas plus les condamner en principe que la pesanteur ou telle autre loi générale. Et je ne puis penser que telle soit l'intention de l'auteur.

Mais M. C. Coignet est entré dans une sphère d'idées qui l'enchante et dont il ne peut sortir. Sa veine ne s'épuise pas sur un sujet si charmant; il continue donc, et nous en citerons encore deux passages:

« Le bonheur de la justice, au contraire, est une sérénité sans nuages, une sorte d'activité harmonieuse, qui, en nous soulevant au-delà des étroitesses et des insuffisances de la vie, nous donne la plénitude dans l'idéale liberté. >>

« Le bonheur de la justice est austère, car nous ne l'acquérons le plus souvent qu'au prix de quelque sacrifice, et il est accompagné d'une mélancolie qui ressemble au regret, mais qui n'est que la résignation encore émue de la nature froissée. »>

Tout ce langage melliflue est bien un peu contradictoire; sérénité sans nuages, plénitude dans l'idéale liberté, mélancolie, regret, nature froissée, cela ne s'accorde guère, mais passons.

Il est certain que le sauvage, l'ètre grossier qui ne vit que par ses instincts et chez lequel la raison s'éveille à peine, n'a point de soucis, de regrets, de mélancolie, de retours pénibles sur lui-même et sur les autres. Il est certain encore que les hommes qui ont le plus honoré l'humanité par la grandeur de leurs sentiments, les Socrate, les Marc-Aurèle, les Fénelon, ont éprouvé des souffrances morales de ce genre. Plus l'homme s'élève dans la vie, plus il goûte des jouissances d'un titre supérieur, et plus il peut ressentir des atteintes qui glisseraient sur le rude épiderme du sauvage. Les joies et les peines d'une mère, telle que madame de Sévigné, different beaucoup de celles d'une pauvre paysanne. Tout est en proportion de la valeur des organismes.

Mais pourquoi donc renfermer toutes les douceurs de la vie dans la pratique exclusive de la justice? Assurément, ces joies sont parmi les plus nobles, avec celles de la bienfaisance, avec celles de l'homme de génie, artiste ou savant. Et puis, n'y a-t-il pas quelque sérénité et quelque douceur dans les sentiments d'époux, de mère, de fille, d'ami, etc.? La rigidité étroite de l'écrivain nous semble anti-humaine et déplaisante.

En résumé, le point de départ de la morale c'est la sociabilité humaine, avec ses instincts essentiels, ses besoins naturels et ses rapports nécessaires. Voilà le véritable fondement de la morale; il n'y en a pas et il ne saurait y en avoir d'autre.

Ce n'est que par la vie sociale que l'homme apprend à se connaître, acquiert la conscience de sa dignité et comprend l'ordre de ses différents

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