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la centralisation et l'unité sont indispensables. Elles ont été indispensables pour soutenir la lutte gigantesque, entreprise par les hommes de 93 contre le passé, comme elles ont été indispensables aux réactionnaires pour étouffer ce qui venait d'être fondé. Il faut donc la centralisation pour détruire, il la faut malgré les dangers des jours néfastes de Brumaire et de Décembre, parce que la destruction est, en politique, le premier pas vers l'organisation, et qu'aucun autre système ne saurait mieux y servir.

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La question qu'il s'agit de résoudre, n'est par conséquent pas celle de savoir si, en général, la décentralisation vaut mieux que l'unité, -sous,cette forme elle est insoluble, mais bien celle de déterminer si la période révolutionnaire dure encore, ou si la période d'organisation est arrivée. Ainsi précisé, le problème devient général, la formule qui doit le résoudre reste la même pour tous les temps et pour tous les pays. En France, par exemple, la démocratie arrivant au pouvoir, n'a t-elle plus rien à détruire? Le terrain est-il assez déblayé pour permettre de construire? Si telle est la situation, nul doute il faut décentraliser. Mais il est manifeste que nous n'en sommes pas encore là. Nous n'avons qu'à jeter les yeux autour de nous pour nous apercevoir que le régime nouveau n'est qu'une aspiration, qu'une espérance; la vie réelle de la société appartient, dans le gros, au passé. En philosophie, en politique, en économie sociale, l'immense majorité est encore attachée aux formes et aux institutions anciennes, elle reste sourde et indifférente aux luttes des partis et incapable par conséquent encore de cette initiative sans laquelle rien de durable ne peut être fondé; il faut enlever les digues qui l'arrêtent (et ces digues sont nombreuses), il faut écarter les obstacles, alors seulement la décentralisation lui permettra de marcher. Quoi qu'il en soit de cette discussion, il est incontestable que l'incident qu'a amené au congrès de Lausanne le discours de M. Ferry, ne saurait être passé sous silence; par les passions qu'il a soulevées, il est facile de voir que la question est grave et qu'elle vaut la peine d'être sérieusement examinée.

Je ne puis terminer cette étude sur le Congrès de Lausanne sans dire quelques mots sur le sort qu'y a eu la question sociale. Après une discussion assez longue elle a été retirée du programme de cette année et remise à l'année prochaine, sous ce singulier prétexte qu'il faut la mieux étudier. Voilà bientôt un demi-siècle qu'on l'examine, qu'on fait des systèmes et qu'on propose des solutions; la

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commission a-t-elle eu réellement la naïveté de croire qu'une année de plus suffirait pour la résoudre définitivement? Non sans doute. Mais, après le vote du Congrès de Berne, qui a motivé la démission de la minorité, il fallait se prononcer franchement dans un sens contraire au socialisme, et je comprends très-bien qu'on ait voulu éviter cette franchise en gagnant du temps. A ceux qui, l'année passée, ont eu peur de l'athéisme, peur du communisme, à ceux qui ont toujours peur de quelqu'un ou de quelque chose, il ne restait, selon moi, qu'un parti raisonnable à prendre, c'était celui de passer simplement à l'ordre du jour, déclarant ainsi qu'ils n'étaient pas assez libres de préjugés pour traiter la question économique. Cette mesure radicale leur a été proposée par un orateur dont les tendances ne sauraient être suspectées d'exagération, et qui jouissait au Congrès d'une grande influence; la proposition a été rejetée, on a adopté une demi-mesure qui est ridicule en elle-même, parce que tout le monde sait fort bien d'avance que les mêmes discussions, les mêmes conflits se reproduiront l'année prochaine. Ce que j'avais prédit dans mon article sur le Congrès de Berne s'est ainsi réalisé les économistes, lorsqu'ils se sont trouvés seuls, n'ont pas osé aller jusqu'aux dernières conséquence des idées qu'ils avaient prêchées. Nous prenons acte de leur prudente réserve.

La question sociale m'amène naturellement à dire un mot du Congrès de l'Association Internationale, qui s'est réuni à Bâle. Si la Revue n'a pas parlé jusqu'à présent des assemblées exclusivement ouvrières, où les intérêts économiques se discutent chaque année, ce n'est assurément pas parce qu'elle ne s'y intéresse pas; mais sur le terrain si glissant des théories économiques, elle ne veut pas s'avancer prématurément; pour juger et prononcer son opinion, elle attend des faits, des expériences et non des raisonnements plus ou moins logiques, et des aspirations plus ou moins légitimes.

Les congrès ouvriers offrent un grand intérêt à l'observateur, parce qu'ils représentent les opinions d'une certaine partie de la société, parce qu'ils sont comme des baromètres qui permettent d'apprécier approximativement l'état des esprits des travailleurs. S'attendre à y trouver des solutions et des doctrines, ce serait s'abuser étrangement; car les ouvriers n'ont à mettre au service de la science que leur bonne volonté, un vague instinct de l'avenir et quelques idées superficielles sur les conditions économiques de

la société moderne; et ces trois éléments, on en conviendra, ne sont pas suffisants pour qu'on s'occupe, en connaissance de cause, d'une science qui est la plus compliquée de toutes celles qui existent. Aussi je n'examinerai point les systèmes collectivistes, communistes ou autres, qui se sont produits à Bâle; même en reproduisant tous les discours prononcés et toutes les résolutions votées, je n'apprendrais rien au lecteur qu'il ne sache déjà; je veux simplement attirer l'attention sur une tendance nouvelle qui semble appartenir à une fraction de la classe ouvrière, et dont il serait intéressant de suivre le développement. A force d'exagérer l'antagonisme qui existe entre les ouvriers et les bourgeois, on en est venu à formuler l'étrange principe que voici: la politique est une occupation bourgeoise, nous n'avons rien à y voir; la question sociale a sa vie propre et indépendante, et la forme politique nous est absolument indifférente; république ou monarchie, suffrage universel ou despotisme, peu nous importe; car, quelles que soient les réformes politiques, la bourgeoisie pourra en profiter, et nous n'avons pas l'intention de travailler pour elle. Ces idées n'ont pas besoin de commentaires; elles sont peut-être le résultat inévitable, naturel de la lutte pour laquelle l'Internationale s'est armée; mais, à coup sûr, elles sont illogiques, et j'aurais ajouté qu'elles sont funestes à la cause du progrès, si je n'étais sûr qu'elles sont trop contraires à la marche des événements pour être jamais pratiques. En réalité, le groupe de socialistes qui veulent à toute force rester en dehors des questions politiques, constitue et constituera toujours une petite minorité et n'empêchera pas les réformes que le temps exige de se faire tôt ou tard; mais il peut en retarder l'avè nement en jetant momentanément les ouvriers dans les bras d'une réaction comme celle qui pèse depuis vingt ans sur la France. Cette faute, la plus grande que puisse commettre un parti qui travaille pour le progrès, espérons que les socialistes qui se sont réunis à Bâle, se raviseront à temps pour l'éviter.

En somme, à Bâle, on n'a pas voulu de politique; à Lausanne. on n'a pas voulu de socialisme; des deux côtés, à mesure qu'on avance, on semble s'éloigner de plus en plus du but, parce qu'on marche sans méthode, et qu'on écoute les passions bien plus que la raison. Quand la démocratie comprendra-t-elle que le règne des grandes phrases est passé, qu'il faut étudier les faits et non imposer ses propres idées à la société?

G. WYROUBOFF.

VARIÉTÉS

M. de Blignières, bien connu par plusieurs travaux de philosophie positive, a fait sur la politique positive, à Bordeaux, une conférence dans le courant de septembre. La Gironde, journal très-considérable du pays, a ouvert ses colonnes à M. Lescarret, contradicteur, et à M. de Blignières, défendeur. Je mets sous les yeux de nos lecteurs ce débat, qui s'est passé dans une des premières villes de France. Je n'y interviens pas, et laisse à M. de Blignières la responsabilité de ses paroles. La seule chose que je veuille, c'est contredire l'économie politique affirmant par la plume de M. Lescarret que la société ne doit aux individus que la justice, c'est-à-dire la libre action (l'eux-mêmes, la libre disposition des fruits de leur travail. Cela est beaucoup sans doute, et il y a eu un temps où cette libre action était déniée; mais il s'en faut que ce soit assez. La société est trop redevable à ses membres, pour qu'en retour elle ne leur doive que la simple liberté d'action. En fait et déjà, soit par le gouvernement, soit par les associations, elle leur procure bien au-delà de cette mince portion; en théorie, c'est à augmenter la part existante de secours et d'assurance mutuelle que le socia lisme et la philosophie positive tendent simultanément, l'un par des aspirations spontanées, l'autre par des études sociologiques. É. L.

Voici d'abord la critique de M. Lescarret :

« Une lettre que je recevais dimanche matin m'invitait à assister à une conférence que devait faire M. de Blignières, le même jour à trois heures, sur la « politique positive. »

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Alléché par l'annonce, désireux de savoir en quoi la politique positive » diffère de la politique de tout le monde, je me rends à l'heure dite dans la salle Laurendeau, où une cinquantaine de personnes se trouvaient réunies.

M. de Blignières nous donne d'abord lecture de quelques pages, nous racontant ses rapports et ses démêlés avec Auguste Comte, parlant de Proudhon, de Sainte-Beuve...... Mais ce n'était pas encore la « politique

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positive. Avant d'arriver au sujet, il nous a fallu traverser ce que j'appellerai la partie nébuleuse. La voici telle qu'il a été donné à ma faible intelligence de la saisir, au milieu d'une diction embarrassée qui en augmentait encore l'obscurité :

<< La politique et la morale étaient livrées à l'empirisme. Les hommes n'avaient aucune règle « positive » (c'est-à-dire sûre, précise), pour se conduire. Auguste Comte voulut sortir le monde du chaos en donnant une base scientifique à la morale et à la politique; mais, s'apercevant que la science qui devait former cette base n'existait pas, il résolut de la créer. C'est ainsi qu'il fonda la « sociologie >> (longue dissertation sur ce mot, emprunté au latin et au grec), ce que nous savions apparemment déjà. Mais qu'est-ce que la « sociologie? » Il faut bien enfin arriver au sujet. << Auguste Comte a remarqué que dans le monde il y a des causes absolument fatales et d'autres qui ne le sont que relativement, à un degré moindre. Eh bien! la sociologie consiste à discerner ces deux genres de causes, à subir celles qu'on ne peut éviter, et à combattre celles qui n'échappent pas entièrement à notre action.

Est-ce bien cela qu'a dit M. de Blignières? Malgré mon attention, je ne l'assurerai pas trop, car nous n'avions pas encore traversé la partie nébuleuse. Dégageons toutes ces obscurités, cherchons les idées simples et appliquons des mots sur lesquels tout le monde s'entend. Si je ne me trompe, cela veut dire qu'il existe de grandes lois qui gouvernent le monde matériel et le monde moral; que la matière obéit fatalement à ces lois; que l'homme, qui a en lui un principe d'action, peut les méconnaître et les transgresser; que son devoir consiste à les étudier et à les suivre puisque de leur observation dépend le bien-être social.

Mais ce sont là purement et simplement les prémisses de l'économie politique. Dieu me garde de soulever une querelle de doctrines; je place mon ambition plus haut et je cherche la vérité dans tous les camps. Seulement, j'avoue que je la préfère quand elle se présente sous des formes simples, avec des mots usuels qui me permettent de la saisir sans équivoque et de la faire comprendre aux autres.

Ceci est affaire de goût, et je ne discute pas. Seulement, ce que je ne comprends pas bien, c'est que l'économie de la société ou la science sociale, par cela seul qu'elle s'appelle « sociologie,» soit appelée à changer la face du monde. M. de Blignières a bien voulu nous éclairer sur ce point en faisant application de cette « nouvelle » science :

Au droit au travail;

A la constitution et au régime parlementaire;

A l'athéisme et au matérialisme.

Ce qui va suivre est d'autant plus grave que M. de Blignières s'était déclaré disciple, mais disciple dissident et volontaire d'Auguste Comte, assumant la responsabilité des idées et des principes qu'il allait exposer. Voyons l'application de la nouvelle science au « droit au travail. » Je

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