Page images
PDF
EPUB

DU MYTHE

DE L'ARBRE DE VIE ET DE L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL

DANS LA GENÈSE

I

Préambule.

Le titre, avec le mot mythe en tête, dit par soi-même que ceci n'est pas une critique analogue à celles du XVIII° siècle, c'est-àdire une critique faisant, par des motifs purement rationnels, le procès à un dogme théologique. C'est une critique s'efforçant de montrer, dans l'histoire, la racine et le développement d'une idée dogmatique qui a joué un rôle considérable dans la pensée humaine et dans l'organisation sociale. Sans doute, il a fallu que la première, c'est-à-dire la critique du xvIIIe siècle, s'exerçât pleinement et modifiât profondément la disposition mentale qui fait la foi aux livres religieux, pour que la seconde, c'est-à-dire la critique historique, eût son tour, et maniât avec sang-froid ces choses sanctifiées par l'adoration des hommes. Ces deux procédés sont la suite, la conséquence l'un de l'autre; mais le second, tout impartial qu'il soit, est pourtant le plus radical: aussi longtemps que l'on s'est borné à montrer l'incompatibilité de notions théologiques avec notre raison du jour, on n'a guère fait que substituer un miracle historique à un miracle théologique; car, comment ces notions contraires à notre raison du jour seraient-elles nées et auraientelles crû, si elles n'étaient conformes à quelque chose? Toute explication n'est que ramener un fait plus complexe à un fait plus simple qui demeure irréductible. Une notion religieuse, quand elle

T. V

22

a été ainsi ramenée, est expliquée; et, dès lors, elle rentre dans le rang de tous les faits de développement que nous étudions, soit dans l'ordre biologique, soit dans l'ordre sociologique.

Je ne dispute en aucune façon aux juifs et aux chrétiens le droit de s'édifier dans la lecture et la méditation du chapitre III de la Genèse. J'ai remarqué, il y a longtemps, que l'édification dépend bien plus d'une disposition intérieure que de la nature extérieure de ce qui la provoque. Les chrétiens ont eu tort de reprocher aux païens leurs dieux bizarres avec des attributs naturels et des céré monies plus ou moins convenables; tout cela ne fut rien tant que la foi à Jupiter, à Mercure et à Junon fut intacte; et l'homme pieux fit d'excellent fruit moral, comme disaient les prédicateurs du xvII° siècle, en priant dans les temples et en s'associant aux adorations de ses concitoyens. Mais, dégagé de cette foi païenne, le chrétien regarda de haut la religion déchue, et se scandalisa. C'est ainsi que tant de libres penseurs, scandalisés de mainte histoire de la Bible, s'étonnent que le chrétien s'y édifie, méconnaissant de la sorte une condition propre à l'esprit humain.

Mais, quand on est sorti d'une croyance, comme le chrétien du paganisme, et le libre penseur du christianisme, alors, bien entendu, toute édification disparaît, et il ne reste plus que les dissonances intellectuelles et morales de mythes et de légendes antiques avec notre manière actuelle de penser et de sentir. Ainsi, dans le mythe dont je m'occupe ici, notre sens intellectuel, formé par l'expérience et par la raison, ne peut admettre que le serpent ait pris la parole pour séduire Ève, quand même on supposerait que le diable s'était emparé du corps du pauvre reptile pour le faire servir à ses mauvais desseins. Mais notre sens moral, tout autant que notre intelligence, se refuse à penser que la postérité d'Adam ait été punie pour une faute d'Adam par un être à qui l'on attribue la suprême justice et la suprême bonté. Un tel échantillon de la divinité demeure bien au-dessous de la moindre justice, de la moindre bonté humaine. Que si l'on répond qu'en effet la nature ainsi procède, infligeant par voie d'hérédité à des innocents, soit les maladies et les souffrances corporelles, soit les perversions morales qui ne sont pas de moindres maux, qui ne voit qu'une telle réponse abolit précisément toute intervention intelligente et débonnaire, et y substitue le procédé aveugle, nécessaire, immiséricordieux que la science positive constate partout? Oui, cet enfant chétif qui vient de naître doit le mal qui le ronge à ses parents et

n'a rien fait pour le mériter; ainsi le veulent les conditions de la substance organisée, lois fatales qui nous font écarter toute proviConce; et cela est tellement pressant que, même au début de la Genèse, le sage n'a fait qu'en mettre l'action inéluctable sous le rom de Jéhovah. La divinité, à mesure que la notion s'en épure, 'est connue que comme amendement à l'ordre naturel. Mais, à 1esure aussi que nous devenons plus familiers avec les lois des choses, il apparaît que l'amendement à l'ordre naturel, autant du moins que nous connaissons cet ordre, au lieu d'être absolu et dépendant d'une volonté surnaturelle, est relatif et dépendant des forces de l'intelligence humaine.

Au point de vue de l'histoire, ces mythes antiques ne sont pas moins intéressants à considérer. Seule l'extrême contrainte qu'ils ont exercée sur les intelligences, a pu forcer l'esprit à recevoir toutes sortes de notions discordantes que des générations d'hommes supérieurs se sont consumées à concilier, de manière à leur faire produire des effets sociaux qui fussent utiles. Inévitablement, les données primitives commandent, dans une certaine limite, celles qui suivent; rien, en histoire, ne peut échapper à cette condition. Et c'est ce qui fait l'extrême lenteur et l'extrême difficulté du développement humain. Non-seulement des évènements politiques, à chaque instant, se jettent à la traverse; mais aussi les conceptions mentales, les mythes, les légendes, devenues éléments intégrants de l'intelligence, la contraignent à louvoyer péniblement entre la direction où tend le passé et celle où tend l'avenir. Je reviendrai sur ce point important.

Plusieurs théologiens rationalistes ont dit du récit de la Genèse c'est une histoire vraie, ce n'est pas une histoire réelle; signifiant par là que rien de pareil ne s'est effectivement passé, mais qu'une haute vérité y est enfermée. C'est dans cet esprit qu'un savant théologien protestant, Eichhorn, l'a interprété comme le philosophème d'un ancien sage, qui a voulu faire entendre que le désir d'un autre état, considéré comme meilleur que l'état présent, est la cause dernière du malheur des hommes. Je n'ai pas le dessein de discuter en aucune façon cette interprétation, étant dans l'opinion que le système qui attribue à ces mythes, du moins dans l'origine, un sens philosophique, est erroné, et que le sens philosophique ne s'y glisse qu'à mesure qu'on s'éloigne de cette origine et par le travail d'hommes relativement modernes. C'est ce fond donné primordialement qui, combiné avec les remaniements

successifs, introduit l'incohérence qu'on remarque dans les mythes. Ils sont comme les mots, ils ont à leur début une signification purement concrète; mais, en cheminant à travers des sociétés qui se perfectionnent, ils reçoivent des conceptions sentencieuses, philosophiques, comme les mots passent aux significations les plus relevées et les plus abstraites.

De la transition du concret mythique à l'abstrait mythique, l'érudition contemporaine permet de faire une application manifeste. Quel mythe plus beau, plus splendide, que celui de Prométhée chez les Grecs? L'avènement de Jupiter qui détrône Saturne, signale la période dans laquelle les hommes, déchus de l'âge d'or, sont en lutte avec la nature. Les dieux n'ont pas de bon vouloir pour le genre humaine; aussi Jupiter retient-il le feu, sans lequel la vie et le travail ne peuvent se développer. Ici le mythe a des obscurités; on n'y dit pas d'où vient ce mauvais vouloir des dieux pour les hommes, cette envie qu'ils leur portent, et cette crainte de les voir devenir semblables aux personnages divins; crainte qu'a Jehova aussi bien que Jupiter; tout au plus entrevoit-on, dans ce sacrifice où Prométhée veut tromper Jupiter, en lui faisant choisir la moins bonne partie des victimes, qu'en effet le mythe est lié à des rites d'une liturgie primordiale. Mais plus il se développe, plus il devient clair et magnifique. Le Titan a pitié de la destinée humaine, et, dérobant à Jupiter le feu céleste, il l'apporte aux hommes qui pourront, avec cette force, entreprendre et exécuter. C'est dans le creux du narthex ou férule qu'il cache son heureux larcin; mais Jupiter ne supporte pas cette infraction à sa volonté, et il punit cruellement le bienfaiteur des hommes. Des bourreaux célestes enchaînent Prométhée et le clouent sur un rocher du Caucase; là, tous les jours, un aigle vient lui déchirer le foie qui renaît toujours. Mais l'esprit qui travaille le mythe et qui s'inspire d'ailleurs des visibles progrès de l'humanité, ne peut laisser le magnanime Titan sans espoir et sans secours. Quand les temps sont accomplis, il reçoit la délivrance; et par qui? par le fils même de Jupiter, Hercule, qui, de ses flèches inévitables, tue l'aigle, et, de sa main puissante, détache Prométhée. Cette délivrance est aussi celle de l'humanité, qui est ainsi réconciliée avec Jupiter.

C'est enfin dans Eschyle que le mythe prend toute sa sublimité. Il emporte au sein des choses suprêmes un poète digne de les contempler et de les illuminer. Chez lui, Prométhée est un fils de Thémis, prophète par sa mère et en possession de tous les

secrets de l'avenir. Dans le combat des Titans, il se sépare de ses frères et aide par ses conseils Jupiter, à remporter la victoire. Mais quand on en vint au partage du monde, Jupiter n'eut pas souci des pauvres humains, et il voulut anéantir toute la race et en créer une nouvelle. Seul, Prométhée prit le parti des hommes, et nonseulement il les préserva de la destruction qui les menaçait, mais encore il leur procura le feu, source de toutes les inventions et gage de la domination sur la nature. Cet acte lui a valu le supplice que l'on connaît; mais Prométhée sait, et cela le console, que la malédiction de Saturne sur Jupiter s'accomplira, qu'il sera, comme Uranus et Saturne, précipité du trône, et qu'un libérateur viendra détacher les chaînes du captif du Caucase. Vainement Jupiter s'efforce, par des menaces, d'obtenir connaissance du secret de Prométhée. Celui-ci, soutenu par le noble sentiment de ce qu'il fait et par une invincible fermeté, résiste; et le maître de l'Olympe appesantit sur lui sa main; mais enfin le noeud de ce drame divin se dénoue; et la réconciliation se fait entre Prométhée et Jupiter; Hercule délivre le Titan; la condition imposée par Jupiter, à savoir, qu'un immortel consente à mourir pour lui, est accomplie par Chiron, qui, souffrant d'une blessure incurable, accepte avec joie la mort pour Prométhée. Et cette réconciliation s'étend jusqu'aux autres Titans, qui, délivrés, témoignent que la paix du monde est rétablie, et que Jupiter et les dieux sont devenus plus doux et plus miséricordieux. Prométhée reprend sa place en l'Olympe, et annonce son secret qui est qu'il naîtra de Jupiter et de Thétis, un fils encore plus puissant que son père. Qui ne voit poindre, sous la dernière forme de ce mythe grandiose, le symbole d'une humanité qui souffre sous des dieux incléments, d'une réconciliation avec les puissances supérieures et d'une promesse de l'avènement d'un nouveau règne du ciel? qui ne voit aussi que, si le paganisme n'avait pas été, à ce moment même, tué radicalement par les philosophes et les savants de la Grèce, il y avait là une attache pour ouvrir un nouveau développement religieux et réaliser l'avènement de ce règne promis par Prométhée.

Bien qu'il soit difficile de pénétrer le dernier sens d'un mythe, justement parce que d'un côté l'origine en est cachée, et que d'un autre côté toutes les parties n'en sont pas contemporaines, néanmoins on aperçoit dans celui-ci des traits de signification qui ne sont pas méconnaissables. Prométhée, le Titan, est fils de Japet, et, de cette façon, intercalé dans les générations des hommes. Les

« PreviousContinue »