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loi est un fait social, et sa sanction est le châtiment exercé par la société.

Les spiritualistes objectent que cette sanction ne suffit pas, que l'impunité est fréquente, et que, à côté de la crainte d'ètre pendu, comme dit Voltaire, il y a trop de place pour l'espérance de ne l'être point. La sanction qu'ils proclament, c'est celle que la religion fournit; à peine sur ce sujet diffèrent-ils des théologiens purs. S'il y a quelque différence, c'est seulement en ce qu'ils prétendent trouver dans la raison humaine les idées innées du bien et du mal; mais ils ont grand soin que les résultats de leur intuition rationnelle concordent avec ceux de la révélation.

«L'objet de nos études, dit Büchner 1, est le monde visible et palpable, et non ce que chacun peut trouver bon de croire au-delà de ces limites; mais, si nous ne pouvons croire à ces choses, nous ne voulons point imposer à d'autres notre opinion. » Nous avons montré comment nous envisageons les faits; pour nous, << que cela soit déplorable ou non, telle est la condition humaine 1. »

VII

Nous avons exposé une partie des opinions philosophiques de Voltaire. Ces opinions ne sont point, dans ses ouvrages, enchaînées les unes aux autres, suivant un ordre assez précis pour qu'on puisse les soumettre à une discussion méthodique. La vie de Voltaire fut si occupée, et de tant de choses diverses, qu'il n'eut sans doute pas le temps, quand même il aurait été apte à ce travail, de bien se formuler à soi-même toutes ses idées, de les bien étiqueter et coordonner, pour arriver à la nette conception de l'en- . semble des choses auxquelles s'est appliquée son intelligence.

Voltaire repoussait l'autorité de la foi; il faisait appel à la raison. Ce ne fut point cependant un rationaliste pur: tantôt il pencha du côté des théologiens, tantôt du côté des matérialistes.

Il diffère essentiellement des théologiens en ce qu'il n'admet pas la révélation; il se rapproche d'eux, comme nous l'avons vu, au sujet de l'idée de Dieu.

Il est rationaliste quand il puise dans son cerveau des idées à priori dont il prétend se servir comme d'axiomes pour ses démonstrations:

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« La nature agit toujours par les voies les plus courtes. » (Tout en Dieu).

« Il était donc nécessaire qu'il y eût du mal? Oui, puisqu'il y en · a. Tout ce qui existe est nécessaire, car quelle raison y aurait-il de son existence? » (Ibidem.)

<< Il y a certainement des choses que la suprême intelligence ne peut empêcher par exemple... que les vérités mathématiques ne puissent exister.» (Lettres de Memmius à Cicéron).

Il sentait bien pourtant que tous les systèmes des rationalistes étaient de fragiles échafaudages. Il n'en adopta aucun; il fut un critique plutôt qu'un adepte. Parfois même il répudie nettement la méthode intuitive, par exemple lorsqu'il dit : « La philosophie consiste à s'arrêter quand le flambeau de la physique nous manque'. » Et ailleurs : « Il est clair qu'il ne faut jamais faire d'hypothèse; il ne faut point dire: commençons par inventer des principes avec lesquels nous tâcherons de tout expliquer. Mais il faut dire faisons exactement l'analyse des choses, et ensuite nous tâcherons, de voir, avec beaucoup de défiance, si elles se rapportent à quelques principes. >>

Le grand défaut de l'œuvre philosophique de Voltaire, c'est qu'elle est trop peu homogène. Il n'eut point de méthode, à proprement parler. Comment concilier sa négation des idées innées avec sa théorie de la morale, sa négation de l'immortalité de l'âme avec sa croyance en un Dieu rémunérateur? Comment croire que c'est le même homme qui assure que Dieu lui-même ne pourrait empêcher les vérités mathématiques d'exister, après avoir écrit ailleurs « Les vérités géométriques n'ont de réalité que dans mon esprit ? »

Dans l'histoire de la philosophie, le rôle de Voltaire n'apparaît point comme celui d'un de ces chercheurs qui ouvrent des voies nouvelles, ni comme celui d'un de ces sages qui coordonnent et résument de longs travaux. Il chercha surtout à faire descendre la métaphysique sur le terrain des faits; il voulut montrer que, pour traiter les questions dont elle s'occupe, il n'est pas besoin d'une langue spéciale intelligible aux savants seuls. Mais cela ne suffit certes pas pour qu'on le regarde comme un précurseur de

1 Dict. Philos. Art. Ame.

-

2 Traité de métaphysique,.

• Traité de métaphysique.

T. V

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cette philosophie moderne qui, bien que les procédés et les tendances diffèrent d'une secte à l'autre, a pour caractère général une scrupuleuse attention dans l'établissement de la méthode.

VIII

Nous avons étudié le caractère de la propagande voltairienne : disons seulement quelques mots de l'effet qu'elle a produit.

« Divisez, dit Voltaire', le genre humain en vingt parties; il y en a dix-neuf composées de ceux qui travaillent de leurs mains, et qui ne sauront jamais s'il y a eu un Locke au monde. Dans la vingttième partie qui reste, combien trouve-t-on peu d'hommes qui lisent! et parmi ceux qui lisent, il y en a vingt qui lisent des romans, contre un qui étudie la philosophie.

D

C'est au nom du sens commun que Voltaire prétendait lutter contre l'autorité de la foi. Il n'avait pas cependant la prétention d'écrire pour ceux qui ne lisent pas, et il sentait bien que les résultats de son essai de vulgarisation philosophique ne pouvaient pas pendant longtemps s'étendre beaucoup en dehors des classes élevées. Le succès fut aussi grand qu'il pouvait être : grâce à Voltaire, l'incrédulité religieuse et les discussions métaphysiques devinrent à la mode; même ce mouvement, dont il avait été le principal auteur, le dépassa. Les salons des grands seigneurs de l'époque entendirent des causeries où parfois l'athéisme était ouvertement professé : les abbés mondains ne se récriaient pas trop fort; les femmes mêmes parlaient philosophie. « Je me rappelle, dit Laharpe au sujet du livre d'Helvétius, mon étonnement de ce gros in-quarto, broché en bleu, que je crois voir encore au milieu de la poudre des toilettes, sous la main de jeunes fem

mes.... >>

Nous sortirions du cadre tracé, si nous voulions dire quelle fut sur la Révolution l'influence de tout le mouvement philosophique du XVIIIe siècle. L'expérience apprit aux puissants, qu'en s'amusant avec les théories sceptiques et matérialistes, ils avaient joué avec le feu. Lorsqu'après l'Empire la France leur fut rendue, ils n'avaient plus envie de philosopher. Cette mode était passée. La Restauration ne l'emprunta point à l'ancien régime, auquel elle prit tant de choses. Il y a là-dessus, dans les premières œuvres

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d'Augustin Thierry ', un passage dont le ton est un peu déclamatoire, mais qui est curieux en ce qu'il est bien empreint de la douleur que ressentaient alors les fils des révolutionnaires, courbés sous la réaction: « Une haine acharnée, une haine que l'histoire inscrira parmi les aversions célèbres, est celle des nobles d'aujourd'hui contre la philosophie du dernier siècle. A voir la véhémence de cette aversion, on la croirait antique; on la prendrait pour une de ces inimitiés héréditaires qui se transmettent, en grandissant, d'une génération à l'autre ; il n'en est rien cependant: les pères de presque tous nos nobles, bien plus, un grand nombre d'entre nos nobles eux-mêmes, furent les disciples serviles et les prôneurs effrénés des philosophes en se déchaînant contre les philosophes, ce sont leurs maîtres qu'ils renient. >>

Le nom de Voltaire fut alors un de ceux contre lesquels s'exerça le courroux des vainqueurs, et autour desquels les vaincus se rallièrent. Depuis ce temps-là, tout s'est un peu rassis. Des études scientifiques dont la poursuite caractérise notre époque, s'est dégagée une tendance philosophique nouvelle. Nous n'avons plus affaire aujourd'hui avec le théisme de Voltaire, ni avec sa métaphysique. Si nous voulons encore être voltairiens, que ce soit seuement en essayant d'avoir autant de bon sens qu'il en eut, et de lui dérober le secret de ce style vif et clair, qui fait de lui un des représentants du véritable esprit français.

CHARLES ÉLIE.

'Censour Européen. 1820.

L'article a été réimprimé dans Dix ans d'études historiques.

DE QUELQUES LOIS DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

(PREMIER ARTICLE')

Nous voulons, dans ce travail ', examiner quelques-uns des principes de l'économie politique qui ont déjà été plus d'une fois commentés par les diverses écoles. Les explications souvent contradictoires que les économistes ont présentées sur les faits les plus fondamentaux de la science, sont le résultat d'une conception purement subjective des phénomènes observés et de l'habitude prise de donner à toutes ces formules arbitraires le nom de lois. L'économie politique nous présente depuis longtemps le triste spectacle de théories incompatibles, hostiles les unes aux autres et pourtant toutes fondées sur les mêmes faits; et il est temps peutêtre de revoir, au point de vue d'une méthode nouvelle, les questions les plus importantes et les plus controversées. Nous étudierons ici les principales lois de la valeur et surtout leur action sur le salaire et l'intérêt; nous aborderons ensuite les phénomènes de l'accumulation des capitaux qui en dépend; nous analyserons enfin la question si complexe de la rente, qui fait, comme on sait, exception à toutes les lois de la valeur. Comme point de repère, nous choisirons le remarquable ouvrage de l'économiste américain Carey'. Dans ce livre, qui a fait beaucoup de bruit, on trouve un

:

1 Cet article est un chapitre d'un livre que l'auteur a bien voulu nous communiquer et qui a paru, en langue russe, il y a de cela quelques mois sous le titre d'Études d'économie politique. Ce livre renferme trois chapitres : le premier a paru déjà dans cette revue (janvier 1868) sous le titre d'Économie politique et science sociale; le second est celui que nous publions actuellement; enfin un troisième, est sur la Méthode en économie politique, nous en donnerons quelques extraits dans un des prochains numéros.

2

Principes de science sociale, trad. par M. St-Germain-l.educ et A. Planche. 3 vol. Paris, Guillaumin, 1861.

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