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l'autre, que, dans les différents ordres de phénomènes, il y a différents ordres de procédés de vérification avec lesquels il faut être familiarisé pour en user; celui-là, qui n'est pas moins certain, n'est pas admis aussi généralement; et c'est pourquoi tous les faits de magnétisme, de spiritisme, d'homéopathie, d'influence occulte qui ne se vérifient point quand la science les saisit avec les procédés qui conviennent à chacun d'eux, continuent à se vérifier prétendûment devant ceux qui ne procèdent pas comme font les expérimentateurs rigoureux. L'expérimentation rigoureuse est la seule qui ait la vertu d'arriver aux vérités et aux effets; les expérimentations approximatives et incompétentes s'agitent vainement sans donner à l'homme une notion ni une puissance de plus.

De même que je me suis complu à conserver aux faits racontés la langue même qui se parlait du temps de Louis IX, de méme je me complais à assister en idée aux scènes que suscita le pieux et bon renom du saint roi, alors que ses ossements furent apportés à la célèbre abbaye. Autant aujourd'hui il me déplait de voir des scènes pareilles autour de quelque illusion, décréditée d'avance par ce principe même de la raison moderne, autant l'accord complet des actes et des pensées, en la représentation devant le tombeau royal, attire mon attention studieuse, je ne voudrais pour rien au monde que quelque voix, s'élevant audessus du tumulte de la foule suppliante, s'écriât : « Pauvres fous, il n'y a dans ce tombeau que des os sans vertu, » pas plus que je ne voudrais entendre aujourd'hui, alors par exemple que la médecine observe, étudie, combine pour conjurer la propagation du choléra, une voix nous dire : « Hommes téméraires et impies, laissez-là votre vaine science, et ne demandez secours qu'au ciel, sans la volonté de qui rien n'arrive..» Tout est relatif : alors la foi traditionnelle, qui tend à devenir une superstition, était la reine des intelligences; et la science, qui tend à devenir une foi démontrée, n'était qu'une toute petite lumière sans portée générale et n'éclairant que peu d'objets. Dans 'cette ville de SaintDenis où une vieille et chère amitié, maintenant rompue par la mort, m'a tant de fois appelé, dans cette église majestueuse que j'ai si souvent visitée et admirée, il m'est facile de m'asseoir en idée à côté des pèlerins; même leur parler ne m'est pas étranger, car je m'y suis familiarisé dans les livres; j'examine avec curiosité et en médecin leurs infirmités; j'écoute avec compassion leurs

plaintes et leurs prières; et, quand une voix joyeuse, s'écriant, annonce une guérison, je me réjouis de l'heureux événement, non sans m'étonner des ressources secrètes des organismes vivants.

Cette voix joyeuse était aussi en même temps une voix de douleur. Car, chose singulière, au point de vue théologique du moins, la guérison, comme cela est rapporté, était accompagnée d'une vive souffrance au début. L'influence surnaturelle ne se comportait pas autrement qu'un chirurgien, qui ne procure la guérison qu'au moyen de pratiques et d'opérations douloureuses. Les malades, sans doute trop satisfaits d'être délivrés de leur infirmité, ne se demandaient pourquoi le saint, qui était capable de procurer surnaturellement leur guérison, n'était pas capable de la procurer sans douleur. Dans le surnaturel, l'un n'aurait pas plus coûté que l'autre ; mais, dans le naturel, qui, à leur insu, réglait tout, la douleur et la guérison étaient liées ensemble.

Je ne sais quel médecin du XVIIIe siècle disait à une de ses patientes qui lui demandait si elle devait se servir d'un médicament nouveau, que la vogue accueillait : Madame, usez-en pendant qu'il guérit. Cela peut se dire des pèlerinages et des saints du XIIIe siècle. Plusieurs des malades guéris au tombeau de saint Louis avaient inutilement invoqué d'autres pèlerinages et d'autres saints. Tout à coup le bruit se répand qu'on rapporte d'Afrique les os de ce bon roi dont l'époque fait un saint; la foi est vive et nouvelle; elle atteint rapidement son paroxysme, et c'est alors manifestement qu'elle a toutes les chances pour être le plus efficace. Puis, peu à peu, l'ardeur se refroidit; les mouvements populaires se calment; et, à son tour, la tombe de saint Louis rentre dans la classe de celles qui maintes fois renvoyaient à un autre saint, plus puissamment secourable, les malades désappointés.

L'antiquaire et l'historien doivent contempler avec intérêt l'accord des intelligences avec le surnaturel, sous le régime théologique d'il y a six siècles; mais le médecin et le philosophe doivent noter que cet état mental fut un état relativement inférieur, et qu'aujourd'hui une imagination qui a de la superstition pour un surnaturel quelconque est mal assise en un milieu qui n'en comporte plus.

E. LITTRÉ.

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J'ai rarement vu un livre aussi étrangement composé de grandes quali tés et de grands défauts, je n'en ai jamais vu d'aussi difficile à apprécier. Une science profonde, une admirable connaissance des détails et, d'un autre côté, une philosophie empruntée à l'enfance de l'humanité, des raisonnements faibles jusqu'à la naïveté, tels sont les éléments qui composent le nouveau livre de l'illustre naturaliste.

Pour ceux qui exploitent la science au profit des idées théologiques, le livre de M. Agassiz sera un triomphe, ils ne manqueront pas de s'appuyer sur l'incontestable autorité de son nom, pour attaquer leurs adversaires; pour ceux qui ne comprennent la science que comme une arme contre les théologies, ce livre sera le but de violentes attaques; pour nous, il ne peut être qu'un sujet d'étude. Habitués à nous incliner devant toutes les vérités de la science positive, sans chercher à les concilier avec nos opinions personnelles, nous devons juger les opinions qui se produisent dans la science au point de vue de la science elle-même, nous devons voir si ces opinions s'accordent avec les vérités incontestablement acquises, et non si elles s'accordent avec telles doctrines philosophiques.

M. Agassiz affirme et c'est là l'idée principale de son livre — que la nature organisée tout entière démontre, dans chacun de ses détails, l'existence d'un Dieu créateur, intelligent, omnipotent, om

niscient. Il s'agit de voir si ce fait est vrai; car, s'il était vrai, nul de nous n'aurait le droit de le nier par cette seule raison qu'il est en contradiction avec notre conception des choses. Ce qui importe, ce n'est pas de concilier les faits nouveaux avec nos théories, c'est d'expliquer les vérités contradictoires de la science; car elles ne peuvent exister que parce qu'il y a des lacunes dans notre savoir. Pour ma part, j'accepterais l'existence de Dieu sans aucune répugnance, le jour où cette existence me serait démontrée. Ici, cependant, une explication est nécessaire. Pour que cette existence soit une vérité faisant partie de la science, il faut qu'elle soit établie avec les mêmes méthodes, les mêmes procédés qu'on emploie pour établir les vérités scientifiques; il faut que, cessant d'être une vérité métaphysique, elle devienne une vérité réelle. Jusqu'à présent, toutes les tentatives n'ont abouti qu'à démontrer l'impossibilité de traiter les causes premières au même titre que les phénomènes naturels, et, jusqu'à preuve du contraire, nous sommes autorisés à dire que la question de Dieu ne peut trouver sa place dans la science exacte, dans la science positive.

M. Agassiz a-t-il été plus heureux que ses devanciers? A-t-il apporté quelque élément nouveau à la discussion, quelque preuve nouvelle en faveur de la thèse qu'il soutient? Là est toute la question; car le grand nombre de faits isolés qu'on cite, la masse de renvois qu'on place au bas des pages, ne signifent rien, si ces faits ne sont pas scientifiquement interprétés, si les autorités sur lesquelles on s'appuie ne nous apprennent rien de nouveau. C'est à cette question que je vais essayer de répondre.

Tout d'abord, ce qui frappe le lecteur dans le livre de M. Agassiz, c'est l'idée qui lui sert de point de départ. Cette idée est une erreur si grosse, qu'on ne se donnerait même pas la peine de la réfuter si elle n'était signée d'un nom illustre dans la science zoologique. « Pour moi, il me paraît incontestable, dit-il, que cet ordre, cet arrangement (il s'agit de classifications), fruit de nos études, sont basés sur les rapports naturels, sur les relations primitives de la vie animale; que ces systèmes, désignés par nous sous le nom des grands maitres de la science qui, les premiers, les proposèrent, ne sont en vérité que la traduction dans la langue de l'homme des pensées du Créateur (p. 9); » et plus loin: « Ce résultat, que l'histoire de la zoologie met en complète évidence, démontre, à lui seul, que la nature elle-même a son système propre, à l'égard duquel les systèmes des auteurs ne sont

que des approximations successives, d'autant plus grandes que l'intelligence humaine comprend mieux la nature (p. 31). » Les classifications ne sont donc pas des produits de l'intelligence humaine, elles ne sont pas des arrangements artificiels faits en vue de simplifier l'étude des phénomènes, elles existent dans la nature et le rôle du savant se borne à les observer avec soin. Il n'est pas difficile de démontrer que, si même les auteurs des systèmes, partis de points de vue différents, étaient arrivés à établir les mêmes divisions dans la série animale, comme le prétend M. Agassiz, sa thèse n'en serait pas plus avancée. Mais, d'abord, son assertion n'est pas exacte, et j'en trouve la preuve dans son livre même. A la page 31, il dit que « avec le temps, les observateurs se sont de plus en plus mis d'accord sur l'importance à attacher à ces rapports (entre les animaux d'un même groupe) et en ont fait la base de systèmes de plus en plus conformes les uns aux autres, » et à la page 3, il affirme que « dans ces innombrables systèmes, il n'y a qu'un seul point sur lequel tous semblent s'accorder : c'est l'existence dans la nature d'espèces distinctes persistant avec toutes leurs particularités; du moins, il en a été longtemps ainsi, mais l'immutabilité des espèces a été elle-même mise en question. » Ces deux passages, comme on le voit, se contredisent formellement. Les auteurs des systèmes, au lieu de s'accorder de plus en plus entre eux à mesure que nos connaissances se développent, s'entendent de moins en moins sur la valeur et même l'existence des principaux groupes qui doivent être la base de ces systèmes.

Il y a plus, en parcourant les diverses classifications qu'étudie M. Agassiz, dans le dernier chapitre de son livre, on s'aperçoit que non-seulement les idées théoriques sur les subdivisions du règne animal, mais encore leur ordre de succession a considérablement varié depuis Linné jusqu'à nos jours. Cela est tellement vrai, que M. Agassiz lui-même, après avoir écrit un gros volume, pour démontrer que toutes les classifications ne sont que des copies d'un même modèle, est obligé, dans le dernier paragraphe, intitulé: Observations générales, » de convenir que deux systèmes seulement sont d'accord, celui de Baer, qui est embryologique, celui de Cuvier, qui est exclusivement anatomique. Mais ces deux sys-· tèmes, loin de correspondre à la période la plus avancée de la science, n'en sont que les premiers mots; car l'un a été publié en 1828, l'autre en 1829. Depuis Baer et Cuvier. qui admettaient

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