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nous enfouissions au petit jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le lendemain; je revois, près des affûts de canons, émiettés par les obus, de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles le soir nous acharnions, dont nous emportions, jusque sous nos tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler, sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!...

Octave MIRBEAU.

Le Calvaire, par Octave Mirbeau, 1 volume 3 fr. 50, Paris, Ollendorf, éditeur, 50. Chaussée d'Antin.

1887.

Considérations générales sur la Guerre

Quant à la guerre, qui est la plus pompeuse des actions humaines, je ne seaurois volontiers, si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prérogative, ou au contraire pour témoignage de notre imbécilité et imperfection: comme de vrai la science de nous entre-tuer, de ruiner et perdre notre propre espèce, il semble qu'elle n'a pas beaucoup de quoy se faire désirer aux bestes qui ne l'ont pas.

Mais elles n'en sont pas universellement exemptes pourtant: témoins les furieuses rencontres des mouches à miel, et les entreprises des princes des deux armées contraires...

Ces mouvements guerriers qui nous ravissent de leur horreur et épouvantement, cette tempeste de sons et de cris, cette effroyable ordonnance de tant de milliers d'hommes armez, tant de fureur, d'ardeur et de courage, il est plaisant à considérer par combien vaines occasions elle est agitée et par combien légères occasions esteinte.

Toute l'Asie se perdit et se consomma en guerres pour le maquerellage de Paris. L'envie d'un seul homme, un dépit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devraient pas émouvoir deux harengères à s'égratigner, c'est l'âme et le mouvement de tout ce grand trouble...

Les âmes des empereurs et des savetiers sont jettées à mesme moule. Considérant l'importance des actions des princes. et leur poids, nous nous persuadons qu'elles soient produites par quelques causes aussi pesantes et importantes. Nous nous trompons: ils sont menez et ramenez en leurs mouvements par les mêmes ressorts que nous sommes au nostres.

La mesme raison qui nous fait tanser avec un voisin, dresse entre les princes une guerre : la mesme raison qui nous fait fouetter un laquais, tombant en un roy, lui fait ruiner une province. Ils veulent aussi légèrement que nous, mais ils peuvent plus. MONTAIGNE.

(Essais)

Un généalogiste prouve à un prince qu'il descend en droite ligne d'un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans, avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d'aploplexie. Le prince et son conseil voient son droit évident. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu'elle ne le connaît pas, qu'elle n'a nulle envie d'être gouvernée par lui; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement: ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d'hommes qui n'ont rien à perdre; il les habille d'un gros drap bleu à cent dix sous l'aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche, et marche à la gloire.

Les autres princes, qui entendent parler de cette équipée, y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que GengisKan, Tamerlan, Bajazet n'en traînèrent à leur suite.

Des peuples assez éloignés entendent dire qu'on va se battre, et qu'il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux, s'ils veulent être de la partie; ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.

Ces multitudes s'acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s'agit.

On voit à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s'unissant et s'attaquant tour à tour; toutes d'accord sur un seul point, celui de se faire tout le mal possible.

Le merveilleux de cette entreprise infernale, c'est que chaque chef des meurtriers fait bénir des drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d'aller exterminer son prochain. Si un chef n'a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n'en remercie point Dieu; mais, lorsqu'il y en a eu environ dix mille d'exterminés par le feu et par le fer, et que pour comble de grâce quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes. La même chanson sert pour les mariages et pour les naissances, ainsi que pour les meurtres; ce qui n'est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles.

La religion naturelle a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes. Une âme bien née n'en a pas la volonté, une âme tendre s'en effraie; elle se représente un Dieu juste et vengeur. Mais la religion artificielle encourage à toutes les cruautés qu'on exerce de compagnie, conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres, Chacun marche gaîment au crime sous la bannière de son saint.

On paie partout un certain nombre de harangueurs pour célébrer ces journées meurtrières; les uns sont vêtus d'un long justaucorps noir, chargé d'un manteau écourté; les autres ont une chemise par dessus une robe; quelques-uns portent deux pendants d'étoffe bigarrée, par dessus leur chemise. Tous parlent longtemps; ils citent ce qui s'est fait jadis en Palestine, à propos d'un combat en Vétéravie.

Le reste de l'année, ces gens là déclament contre les vices. Ils prouvent en trois points et par antithèses que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin sur leurs joues fraîches, seront l'objet éternel des vengeances éternelles de l'Éternel; que Polyeucte et Athalie sont les ouvrages du démon; qu'un homme qui fait servir sur une table pour deux cents écus de marée un jour de carème, fait immanquablement son salut, et qu'un pauvre homme qui mange pour deux sous et demi de mouton, va pour jamais à tous les diables.

De cinq ou six mille déclamations de cette espèce, il y en

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