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LA FIN

En rade de Toulon, par une belle journée de mars.

Je suis arrivé aux extrêmes limites de ma servitude, aux dernières minutes de ma vie de marin, et j'attends sur le pont avec mes deux sacs de toile usée, où mon nom s'étale en grosses lettres noires, j'attends que soit armée l'embarcation qui doit me conduire à terre.

Et dans cette attente j'éprouve comme un trépignement intérieur, mes yeux regardent sans voir, je ne leur laisse pas le temps de se fixer sur ces formes connues; je reste là, cloué aux bordages, blanc, immobile, incapable de faire un mouvement. Je me sens bien tremblant de joie, mais d'une joie gâtée, pas aussi parfaite, aussi exubérante que je l'imaginais. Ce moment enfin venu qui fut mon seul but, ma seule pensée vivante, mon seul espoir, presque ma religion pendant ces trois années, est tellement semblable aux autres que je m'en trouve désespéré. La nonotonie de ma vie passée a tué en moi la faculté d'éprouver une aussi grande joie; je ne sais plus imaginer une heure radieuse dans le cadre de tant d'heures lassantes. Il me faudrait des bonheurs de féerie pour qu'ils me fussent sensibles, et c'est naïvement que je rêvais pour ce jour de délivrance une transformation instantanée, inoubliablement belle, de toutes les choses.

Je n'ai que de l'impatience, une impatience énervée de quitter le bord, de fuir bien vite, et toute mon émotion se restreint à cette impatience-là...

Je suis violemment pris par le bras et une voix connue me cria aux oreilles :

- Débrouillez-vous donc, nom de Dieu! le youyou vous attend!

On me chasse presque; et je passe la coupée en saluant

machinalement; je descends l'échelle tremblante, je m'assieds dans la toute petite embarcation qui se balance doucement dans le clapotis contre la cuirasse noire.

Du pont, tout là-haut, tombe cet ordre bref:

Le youyou! Poussez !

Bien, capitaine !

Seulement alors, à mesure que nous sortons de l'ombre froide du grand navire, et que sa masse, qui diminue, se dessine plus nettement, j'ai bien conscience de ce qui m'arrive et je net puis détacher mes regards de la Dévastation. Je me tourne pour la voir, lourdement étalée sur l'eau calme. Je ressens quelque chose de triste et de doux: une émotion nouvelle me plisse le cœur; de petits détails de ces trois années finies me sautent aux yeux, coloriés, vivants; je retrouve des coins du bateau, à des jours déterminés, éclairés d'une lumière de pluie, tout brillants de soleil brûlant, avec le bruit des sifflets, leurs roulements d'oiseaux, leurs cris aigus, tristes, plaintifs, et le froid de la toile de mon hamac, la sécheresse de la couverture de laine grise sur mes pieds nus, les sinistres réveils dans l'ombre avant l'aube... Souvenirs déjà si mélancoliques d'une existence de chagrins et de peines. Et j'ai ce regret mystérieux qu'on éprouve en quittant une maison où l'on a souffert.

Dis donc, fourrier, alors... ça y est, ce coup-ci?

C'est le patron du youyou qui me parle et qui me regarde avec des yeux ébahis, admirateurs, avec une expression de convoitise résignée.

Soudain alors, tout s'éclaire, se précise, mes gestes oublient leur contrainte; un grand vide glacé creuse ma poitrine; je regarde, je respire, comme si je sortais d'un cachot. Il me semble que l'on vient de m'enlever des chaînes que j'avais aux mains. Et la transformation que je désirais tout à l'heure s'est faite subitement; tout est nouveau pour moi, je vois, je comprends. je suis un homme vivant d'une vie oubliée... Il y a maintenant. un siècle que j'ai quitté le grand cuirassé pour toujours.

Cependant le soleil baisse, rougit la nappe d'eau plate, enflamme les éperons des navires, et clairement tintent les cloches de l'escadre ding-ding-ding.....

Je sais aujourd'hui comme elle est triste la voix de ces petites cloches-là, je suis initié à leur langage. Je sais comme elles marquent douloureusement et lentement, lentement, les heures de la vie des marins... On dirait qu'elles appellent... On dirait que, de leurs jolies voix claires et gaies, elles réclament d'autres jeunes hommes!... Alors, je suis pris de l'envie folle, oh! oui, bien folle ! de crier de toutes mes forces, de tout mon cœur. Camarades, camarades, ne venez pas ici! Restez aux champs, courez la mer sur vos bonnes barques. Mais ne venez pas ici, où vous connaîtrez l'humiliation, ou vous comprendrez la haine.

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GEORGES HUGO.

(Souvenirs d'un matelot, pages 274 à 279; Charpentier, éditeur, 11, rue de Grenelle.)

L'iniquité bourgeoise de la conscription, l'impôt du sang prélevé sur les masses à l'exclusion de l'oligarchie du capital, a eu la fin qu'elle devait avoir. Nous n'avions pas su prendre garde que les troupiers, pour excellents soldats qu'ils soient, ne sont pas des citoyens; cette leçon de l'expérience nous l'a durement rappelé. Elle nous a dit le fond qu'on peut faire sur les légions de prétoriens et sur les chefs qui les commandent. L'armée des conscrits, dirigée par l'état-major saint-cyrien, s'est vue tout à coup engloutie dans le plus formidable désastre que la nation eût encore éprouvé. Ce n'est pas même, comme autrefois la chevalerie féodale, par l'extermination sur les champs de bataille que cette troupe de ligne a fini, mais par les redditions en masse. Elle s'est livrée, qui l'aurait prévu? comme un seul troupier, << en ordre militaire >> c'est l'expression du protocole de la capitulation de Metz avec ses armes et ses drapeaux.

Des hommes vaillants ont fait, en matière de reddition, ce que n'avaient jamais fait les peuples les plus amollis dont l'histoire flétrit la lâcheté, en provoquant ainsi, avec le renversement de toutes les idées, la démolition de la première base gouvernementale.

Où est maintenant le prestige de cette «< invincible armée »

qui imposait à l'ennemi du dehors et aux perturbateurs du dedans?

Cette soldatesque du Deux-Décembre pouvait-elle disparaître plus misérablement? Il ne suffisait pas aux prétoriens de ce Bas-Empire d'avoir prouvé en les subissant la possibilité de capitulations sans exemple et que l'imagination n'aurait pas rêvées; fidèles à leur premier et sinistre emploi, ils ont fini comme ils avaient commencé, par fusiller dans les rues de Paris les femmes et les enfants. Relâchés par l'ennemi en vue de cet office, ils ont retrouvé in extremis un regain d'énergie pour venger sur les citoyens la honte de leur captivité dont la résistance patriotique de la capitale assiégée avait prolongé les épreuves. Il y a loin de ces enrégimentés aux va-nu-pieds de Mayence. Capitulard et bourreau, rien n'a manqué à l'infamie du militarisme. Qu'il s'en aille sans escorte de regrets dans la nuit où vont les choses mortes; sa destinée est accomplic.

E. LEVERDAYS.

(Politique et Barbarie, pages 115 et suiv. : I vol. chez Georges Carré, éditeur, 3, rue Racine.)

L'exercice des membres développe ceux qui agissent le plus; ceux qu'on oublie diminuent, finissent par s'atrophier. On pourrait juger des mœurs d'une époque par la stature des individus. Quoique, de nos jours, on puisse encore soutenir, avec une vraisemblance apparente, que « la force prime le droit », les esprits sont déjà assez avancés pour sentir que c'est là un axiome complètement faux. Le jour viendra où il n'y aura plus ni armées, ni guerres, où l'homme se sentira couvert de honte en voyant qu'il ne travaille que pour nourrir des régiments, et où la France, l'Europe, le monde entier délivré, respirera librement en secouant et jetant au fumier ce manteau de lèpre, de sottise et d'infamie qui s'appelle le budget de la guerre.

(Le Monde, la Création de l'Homme.)

DU CLEUZIOU.

Pour la rendre plus belle et surtoul plus complète,
Une invisible main s'est mise de la fêle;

Voilà pourquoi les fleurs, les bonbons, les joujoux,
Ont ruissele parmi les enfants aux yeux doux.
Vive le mardi gras! Et ce fut un délire,
De jolis bras tendus vers les bébés en cire,
Les trompettes, les chars, les bateleurs mouvants ;
Des stupeurs vis-à-vis des animaux savants,
Les exclamations allaient, entrecoupées,
Des pantins à ressort aux superbes poupées.
Or, entre maint jouet dont j'ignore le nom,
Étienne avait reçu, pour sa part, un canon,
Tout petit, il est vrai, mais un canon, en somme.
Ce qu'ayant vu, passant par là, monsieur Prud'homme
Dit, avec celle voix d'un volume important

Qui paraît empruntée au perroquet content:
« Oui, c'est ainsi qu'il faut, en dépit des alarmes,
Exercer nos enfants au noble jeu des armes ! »
Il n'avait pas fini d'expectorer ces mols.
Que j'écartai du bras ma bande de marmols,
Et, dans un mouvement à comprendre facile,
Je jetai le jouet au nez de l'imbécile !

Ch. MONSELET.

Il faut le dire à la gloire de l'Humanité, le dix-neuvième siècle tend à entrer dans une voie nouvelle; il a compris qu'il doit exister aussi des lois et des tribunaux pour les peuples, et que les crimes de nation à nation, pour être exécutés sur une échelle plus grande, ne sont pas moins haïssables que les crimes d'individu à individu.

QUÉTELET.

La paix est le temps où les fils enterrent leurs pères, la guerre, le temps où les pères enterrent leurs fils.

HERODOTE.

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