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Sous prétexte de liberté et de progrès, la société avait encore découvert le moyen d'aggraver la misérable condition de l'homme, en l'arrachant à son chez lui, en l'affublant d'un costume ridicule, en lui distribuant des armes particulières, en l'abrutissant sous un esclavage identique à celui dont on avait jadis affranchi, par compassion, les nègres, et tout cela pour le mettre à même d'assassiner son prochain, sans risquer l'échafaud, comme les ordinaires meurtriers qui opèrent, seuls, sans uniformes, avec des armes moins bruyantes et moins rapides. J.-K. HUYSMANS.

(A rebours, Charpentier et Fasquelle, 11, rue de Grenelle.)

Tout ce que la société bourgeoise a touché a été absorbé par elle. Quand elle met la main sur six cent mille citoyens, ces six cent mille citoyens lui appartiennent corps et âme, tête et sang pendant tout le temps qu'elle les habillera, les galonnera et leur persuadera, en les armant, qu'ils sont plus puissants que les autres citovens.

De temps en temps, ces frères qui portent des capotes, on les précipitent sur les frères qui portent des blouses et ils fusillent sur un signe, sur un ordre monosyllabique, sur un coup de sifflet. On leur persuade le lendemain qu'ils ont bien fait et on en décore quelques-uns. C'est ce que des politiciens très instruits ont appelé, après boire « sortir de la légalité pour rentrer dans le droit >>. FLOR O'SQUARR.

(Les Coulisses de l'Anarchie.)

DISCIPLINE

Des restes de barbarie traînent encore, dit M. Bergeret, dans la civilisation moderne. Notre code de justice militaire, par exemple, nous rendra odieux à un prochain avenir. Ce code a été fait pour ces troupes de brigands armés qui désolaient. l'Europe au XVIe siècle. Il fut conservé par la République de 92 et systématisé dans la première moitié de ce siècle. Après avoir substitué la nation à l'armée, on a oublié de le changer. On ne saurait penser à tout. Ces lois atroces, faites pour des pandours, on les applique aujourd'hui à de jeunes paysans effarés, à des enfants des villes qu'il serait facile de conduire avec douceur. Et cela semble naturel!

Je ne vous comprends pas, dit M. de Terremondre. Notre code militaire, préparé, je crois, sous la Restauration, date seulement du second empire. Aux environs de 1875, il a été remanié et mis d'accord avec l'organisation nouvelle de l'armée. Vous ne pouvez donc pas dire qu'il est fait pour les armées de l'ancien régime.

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Je puis le dire parfaitement, répondit M. Bergeret, puisque ce code n'est qu'une compilation des ordonnances concernant les armées de Louis XIV et de Louis XV. On sait ce qu'étaient ces armées, ramas de racoleurs et de racolés, chiourme de terre, divisée en lots qu'achetaient de jeunes nobles, parfois des enfants. On maintenait l'obéissance de ces troupes par de perpétuelles menaces de mort. Tout est changé; les militaires de la monarchie et des deux empires ont fait place à une énorme et placide garde nationale. Il n'y a plus à craindre ni mutineries ni violences. Pourtant la mort à tout propos menace ces deux troupeaux de paysans et d'artisans, mal habillés en soldats. Le contraste de ces mœurs bénignes et de ces lois féroces est presque risible. Et, si l'on y réfléchissait, on trouverait qu'il est

aussi grotesque qu'odieux de punir de mort des attentats dont on aurait facilement raison par le léger appareil des peines de simple police.

Mais, dit M. de Terremondre, les soldats d'aujourd'hui ont des armes comme les soldats d'autrefois. Et il faut bien que des officiers, en petit nombre et désarmés, s'assurent l'obéissance et le respect d'une multitude d'hommes portant des fusils et des cartouches. Tout est là.

- C'est un vieux préjugé, dit M. Bergeret, que de croire à la nécessité des peines et d'estimer que les plus fortes sont les plus efficaces. La peine de mort pour voie de fait envers un supérieur vient du temps où les officiers n'étaient pas du même sang que les soldats. Ces pénalités furent conservées dans les armées de la République. Brindamour, devenu général en 1792, mit les mœurs de l'ancien régime au service de la Révolution et fusilla les volontaires avec magnanimité. Du moins, Brindamour, devenu général de la République, faisait-il la guerre et se battait-il rudement. C'était affaire de vaincre. Il ne s'agissait pas de la vie d'un homme, mais du salut de la patrie.

C'était surtout le vol, dit M. Mazure, que les généraux de l'an II punissaient avec une inexorable sévérité. Dans l'armée du Nord, un chasseur, ayant changé son vieux chapeau contre un neuf, fut passé par les armes. Deux tambours, dont l'aîné avait dix-huit ans, furent fusillés devant le front des troupes pour avoir volé quelques menus bijoux à une vieille paysanne. C'était l'âge héroïque.

Ce n'est pas seulement les maraudeurs, reprit M. Bergeret, qu'on fusillait chaque jour dans les armées de la République. C'est aussi les mutins. Et ces soldats, tant glorifiés depuis, étaient menés comme des forçats, à cela près qu'on leur donnait rarement à manger. Il est vrai qu'ils étaient parfois d'humeur difficile. Témoin les trois cents canonniers de la 33° demi-brigade qui, l'an IV, à Mantoue, réclamèrent leur solde en braquant leurs pièces sur leurs généraux.

Voilà des gaillards avec lesquels il ne fallait pas plaisanter! Ils eussent été capables d'embrocher, à défaut d'ennemis, une douzaine de leurs supérieurs. Tel est le tempérament des héros.

Mais Dumanet n'est pas encore un héros. La paix n'en forme point. Le sergent Bridoux n'a rien à craindre dans le quartier paisible. Toutefois il n'est pas fâché de se dire qu'un homme ne peut lever la main sur lui sans être aussitôt fusillé en musique. Cela est démesuré, dans l'état de nos mœurs, et en temps de paix. Et nul n'y songe. Il est vrai que les peines capitales prononcées par les conseils de guerre ne sont exécutées qu'en Algérie, et qu'on évite, autant que possible, de donner en France même ces fêtes martiales et musicales. On reconnaît qu'elles y feraient mauvais effet. C'est la condamnation tacite du code militaire.

- Prenez garde, dit M. de Terremondre, de porter atteinte à la discipline!

Si vous aviez vu les nouvelles recrues, répondit M. Bergeret, entrer à la file dans la cour du quartier, vous ne croiriez pas qu'il faille sans cesse menacer de mort ces âmes moutonnières pour les maintenir dans l'obéissance. Ils songent tristement à tirer leurs trois ans, comme ils disent, et le sergent Bridoux serait touché jusqu'aux larmes de leur pitoyable docilité, s'il n'avait pas besoin de les terrifier pour jouir de sa propre puissance. Ce n'est pas que le sergent Bridoux soit né plus méchant qu'un autre homme. Mais, esclave et despote, il est deux fois perverti, et je ne sais si Marc-Aurèle, sous-officier, n'aurait pas tyrannisé les bleus. Quoi qu'il en soit, cette tyrannie est suffisante pour entretenir la soumission tempérée de ruse qui est la vertu la plus nécessaire au soldat en temps de paix.

Et il y a longtemps que nos codes militaires, avec leur appareil de mort, ne se devraient plus voir que dans les musées des horreurs, près des clefs de la Bastille et des tenailles de l'Inquisition.

Anatole FRANCE.

(Le Mannequin d'osier, p. 207-217; 1 vol. chez Calmann Lévy, 3, rue Auber.)

Le soir, par la ville ignorée, j'erre désespérément. Comme là-bas, à la Division, je souffre plus que de l'abandon et de l'éloignement, je souffre de la nouveauté de toutes ces choses étrangères; je souffre plus encore du dégoût qu'elles m'inspirent à la pensée de tant de jours amoncelés devant moi pour les connaître jusqu'à l'écœurement. Je regarde ce qui m'entoure avec les yeux du prisonnier pour son cachot.

Le long des grands boulevards aux trottoirs luisants de pluie, dans les ruelles sombres où je m'enfonce sans but, dans l'inconnu parmi des inconnus, je vais songeant, essayant vainement de fixer, d'admettre ma nouvelle condition, de trouver une raison à cette sinistre vérité vivre ici, avoir Toulon pour << port d'attache », être un marin de cette ville, qui m'apparaît si bien ce soir comme la ville du marin. J'ai une envie folle de m'en aller, de me cacher, de ne rien voir : j'ai bien le temps! Tout de suite aussi, un seul moment de joie à venir m'apparaît, unique dans l'énumération de tous ceux de ces trois années, de ces trente-six mois qui commencent le dernier, le moment de la libération, l'heure où je quitterai cette vie que j'ignore encore. où me sera rendu la liberté que j'avais hier, que je ne remarquais pas et dont toutes les délices me reviennent aujourd'hui si tentantes. si indispensables.

Oui, malgré que je n'en aie pas encore revêtu la tenue, je me sens marin, non pas déjà marin de métier, mais marin soldat, marin serviteur, marin machine à obéir, homme emprisonné, entravé, chose toute petite et sans cervelle. Je revois le papier, la feuille de route où j'étais livré comme un objet et c'est bien comme un objet qu'on m'a pris. Je me rappelle avec horreur la brutalité, les voix sèches de ces hommes qui m'ont reçu en coupable, en condamné. Voilà que je ne puis m'éloigner de ces rues-là, maintenant! Je ne puis faire un pas, en somme, dans le sens que je voudrais je suis tenu, garotté, et l'heure de l'appel, demain matin, sonne à mes oreilles, lentement, sans discontinuer, marque mes pas dans les rues sombres. Alors je suis pris d'une si profonde tristesse que j'ai envie de me coucher là, dans

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