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MEURS GUERRIÈRES

Les incidents de l'expédition de Chine sont restés célèbres : la guerre, provoquée par la mauvaise foi (?) des politiciens du Céleste Empire, et justifiée par le massacre de quelques missionnaires chrétiens, fut rapidement conduite par les armées alliées de la France et de l'Angleterre. Le 12 janvier 1860, le général de Montauban, nommé général en chef des forces de terre, s'embarqua à Toulon et prit la route du Cap. La flotte portant les troupes françaises arriva dans le port chinois de Woosung, après une traversée de cinq mois et demi et des incidents de guerre sans importance. L'armée anglaise l'avait précédée de quelques

semaines.

Le 21 août, les alliés accomplirent une opération militaire décisive, en attaquant, contre un ennemi dix fois supérieur en nombre, les forts du Peïho, dont il était nécessaire de s'emparer avant de marcher sur Pékin. Ce fut, s'il faut en croire les bulletins officiels de victoire, un succès sans précédent. Même dans Homère, même dans les contes des Mille et une Nuits, on ne vit jamais rien d'aussi prodigieux. Les armées alliées prirent cinq forts, s'emparèrent de cinq camps retranchés, de cinq cent dix-huit canons, de nombreux milliers de prisonniers et obtinrent ces résultats extraordinaires en ne perdant que quarante hommes.

Après la reddition des forts, on attaqua les remparts de la ville; devant le premier fossé, les soldats anglo-français n'éprouvèrent aucune résistance; ils n'en rencontrèrent pas davantage devant le deuxième et troisième et dernier fossé. Derrière les remparts ils aperçurent quatre mille Tartares à genoux. Que faisaient-ils dans cette posture peu belliqueuse? Ils demandaient la vie. Voilà des Chinois qu'on n'accusera pas d'avoir trop lu Schopenhauer !

A partir de ce moment, l'expédition ne fut qu'une promenade militaire. Le 31 août, à Tien-tsin, un mandarin de première

classe, à globule rouge, fit demander la paix au nom de l'Empereur. C'était une ruse de guerre, ou plutôt un expédient dilatoire; à Pa-li-kao, l'armée chinoise, composée de soixante mille hommes, dont trente mille de cavalerie, se décida à livrer une bataille suprême. Le combat, commencé le matin, se termina à midi par l'écrasement des Chinois. Les armées alliées eurent six hommes tués.

Le 10 octobre, les Anglais et les Français pénétrèrent, sans rencontrer d'hostilité, dans le célèbre palais d'Été.

Il se produisit alors un événement qu'il est impossible de passer sous silence lorsqu'on écrit l'histoire de la civilisation aux prises avec la barbarie. La civilisation, ici, va être représentée par l'Occident. Il est nécessaire de le dire.

Le palais d'Été était une des merveilles de l'Orient. Ce chefd'œuvre d'architecture, dit M. Paul Varin, dans son Récit de l'expédition de Chine, annonçait bien, par son aspect extérieur, les magnificences de l'ornementation intérieure. Sa porte, flanquée sur chacun de ses côtés d'un lion colossal de bronze, posé sur un piedestal de marbre blanc de plus de trois mètres de hauteur, donnait sur une place dallée, couverte de pierreries. Un bâtiment, ayant la forme d'un parallelogramme, s'offrait ensuite à la vue; on y pénétrait par un escalier de marbre blanc conduisant à une salle immense, à l'extrémité de laquelle s'élevait un trône de bois noir sculpté à jour du plus prodigieux travail; plusieurs degrés y menaient entre deux rangées de brûle-parfums cloisonnés et de gigantesques vases émaillés, ornés de toutes sortes d'animaux. Un tableau peint sur soie et représentant des vues des palais impériaux couvrait le mur de gauche. Des étagères circulant autour de la salle supportaient des vases émaillés, sculptés, cloisonnés, d'une beauté sans pareille, des piles d'albums, les trésors les plus précieux et les plus affinés de l'art chinois. Dans la seconde salle du trône, resplendissaient des armes damasquinées, des coupes de jade vert et blanc, des châsses d'or incrustées de turquoises, des idoles d'or massif, des arbres où se tordaient. et s'amalgamaient des fleurs et des fruits de perles fines, des oiseaux artificiels aux yeux de diamants. Les regards, dit M. Paul Varin, un des témoins de l'expédition, étaient éblouis par ces

magnificences, et les désirs en étaient comme saturés. Et il ajoute : << Il faut renoncer à décrire les splendeurs des autres appartements. Les mots manquent pour en peindre les richesses matérielles et artistiques. Ce qu'on avait vu jusque-là n'était qu'un misérable échantillon du spectacle qui s'offrit alors. C'était une telle féerie qu'elle dépassait tout ce que l'imagination peut concevoir et rêver... >>

Français et Anglais, après avoir admiré ainsi qu'il convenait, songèrent à déménager toutes ces richesses. Mais, comme la civilisation ne perd jamais ses droits, on procéda à un pillage << méthodique » du Palais. Il commença le jour même (time is money) et fut complet. Pas un des recoins de la résidence impériale ne resta inexploré. On n'eut garde, d'ailleurs, d'oublier les chefs d'État. On mit à part quelques objets plus particulièrement précieux et on en fit hommage à LL. Majestés l'empereur des Français et à la reine de la Grande-Bretagne.

La responsabilité de ce pillage pèse, dit-on, plus particulièrement sur le chef de l'armée française, le général Montauban, métamorphosé, plus tard, en duc de Pa-li-kao. L'un des commandants supérieurs des forces britanniques, le général anglais lord Elgin, a une responsabilité d'une autre sorte. Voulant donner aux Chinois une idée de la puissance anglaise, et leur montrer jusqu'à quel point elle sait se venger de ceux qui l'offensent, le noble lord fit mettre le feu au palais lui-même. Ici nous citons encore l'historien Paul Varin : « Tout fut anéanti par les flammes: bibliothèques pleines de produits littéraires de plus de quarante générations, pagodes deux ou trois fois plus vieilles que les plus anciens monuments de l'Europe, palais, kiosques, ponts pittoresques, terrasses, vases, statues de granit, de marbre, tout cela n'est plus aujourd'hui qu'un amas de décombres noirs tachés de marques sulfureuses, gardé par les deux énormes lions de bronze placés à l'entrée du palais détruit, et qu'on n'a pas pu emporter à cause de leur dimension et de leur poids. »

Voilà les lumières que la civilisation occidentale et chrétienne montrait au vieil Orient.

(La Suisse, 16 juin 1900.)

A.

L'histoire s'écrit peu à peu. Tout finira par se savoir.

Venez dîner, nous dit un ami, et vous causerez avec X..., garçon très froid et très sûr, qui a été l'un des 900 prisonniers des Boxeurs, à la Légation de France, pendant les cinquantesix jours terribles, et qui a vu toute l'abomination de Pékin.

Et nous voici, sur cette invitation aimable, à causer. Dans sa rigoureuse exactitude, je note l'horrible récit d'un témoin irrécusable.

-Les bandes de Boxeurs approchent (mai 1900).

Les légations sont menacées. La Légation de France est à 6 kilomètres de l'église du Peï-Tang et de l'évêché. M. Pichon envoie à M. Favier, évêque Lazariste, l'ordre de venir avec les Pères et les Sœurs se réfugier près de lui, à la Légation.

L'évêque vint trouver le ministre le 31 mai au soir, refuse de s'enfermer et demande des soldats pour protéger la mission au Peï-Tang. Mais il n'y a, pour défendre tous les Européens entassés à la Légation Française, que 150 hommes.

<< Peu importe, déclare M. Favier, vous nous devez protection au nom de la France, Monsieur le Ministre; il nous faut 40 hommes! >>

M. Pichon, en présence de tant d'acharnement, cède, et il accorde les 40 soldats, un tiers des forces de défense, pour les quelques douze à quinze Pères et les quelque vingt religieuses de l'évêché du Peï-Tang, alors qu'il n'en pouvait rester que 110 pour les 900 Européens enfermés à la Légation.

Quelles graves raisons avaient donc les Pères de ne pas quitter l'évêché? Naïfs que vous êtes! Simplement des raisons financières. Depuis de longues années, ils accumulent en leur palais des bijoux et des trésors d'art et de finance, dont la valeur est incalculable. Cela se chiffre par millions et millions.

<< Comment voulez-vous, disait M. Favier, à M. Pichon, que nous abandonnions toutes nos ressources au pillage? Nous

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