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toute violence physique ou morale, reconnaître que nous sommes solidaires les uns des autres, et nous entr'aider en conséquence. Il veut nous inspirer, non une vaine charité, plus ou moins bienveillante, plus ou moins dédaigneuse, mais le sentiment de la justice et cette « morale supérieure qui se manifeste par la conception de l'accord de nos intérêts ».

Je veux bien que ce soit là du socialisme; mais, alors, qui donc osera ne pas revendiquer le titre de socialiste?

GASTON MOCH.

(L'Ere sans violence, pages 27 à 33; 1 vol., 3 fr. 50, éditions de la Revue Blanche, 28, boulevard des Italiens, Paris.)

Je pense que le nombre d'hommes actuellement sur terre est estimé à 1.500 millions au plus. Les boucheries humaines montent à plus de 70 fois le nombre des vivants...

Je vais montrer qu'on peut avec justesse imputer à la société politique de beaucoup la plus grande part de cette destruction de l'espèce. Pour mettre le plus possible en lumière chaque côté de la question, j'accorderai qu'il y a dans la nature humaine une arrogance et une violence qui causera d'innombrables querelles, dans quelque situation que les hommes soient placés; mais, en accordant cela, j'insisterai encore pour imputer aux réglementations politiques la fréquence, la cruauté de ces querelles, et le fait qu'elles sont accompagnées de conséquences si déplorables...

Dans un état de nature, il eût été impossible de trouver un nombre d'hommes suffisant pour de telles tueries, d'accord pour le même but sanglant. Or, en concédant qu'ils puissent en être venus à un accord pareil (supposition impossible), malgré tout, les moyens que la simple nature leur a fournis ne sont nullement adéquats à une telle fin. Beaucoup d'égratignures, beaucoup de contusions, sans doute, eussent été reçues de tous côtés, mais il n'y aurait eu que peu, très peu de morts. La société et la politique qui nous ont donné ces desseins destructeurs nous ont aussi donné les moyens de les satisfaire. Des toutes premières lueurs de la politique jusqu'à ce jour, les inventions des hommes

ont aiguisé et fait progresser le métier du meurtre, depuis que commencèrent les essais grossiers des gourdins et des pierres jusqu'à la perfection présente de l'artillerie : canonnades, bombardements, ruines, et toutes les espèces de cruauté artificielle, apprise et raffinée, dans lesquelles nous sommes maintenant si experts, et qui sont une des matières principales que, suivant l'enseignement des politiciens, nous croyons notre plus belle gloire.

Jusqu'où la simple nature nous aurait menés, nous pouvons en juger par les exemples de ces animaux qui suivent encore ses lois et même de ceux à qui elle a donné un naturel plus féroce et des armes plus terribles qu'elle n'en destina jamais à notre usage. C'est une vérité incontestable que les hommes font plus de massacres d'hommes en une année que les lions, tigres, panthères, onces, léopards, hyènes, rhinocéros, éléphants, ours et loups n'en ont fait de leurs espèces respectives depuis le commencement du monde. Et pourtant ils sont assez mal d'accord les uns avec les autres et ont une beaucoup plus grande proportion de rage et de fureur en leur nature que nous-mêmes. Mais sauf votre respect, ô législateurs, ô civilisateurs de l'humanité, ô Orphées, Moïses, Minos, Solons, Thésées, Lycurgues, Numas, en parlant avec égard envers vous, vos réglementations ont fait. plus de mal avec sang-froid que toute la rage des animaux les plus féroces dans leurs plus grandes terreurs ou furies n'a jamais fait ni pu faire.

Ces maux ne sont pas accidentels, quiconque prend la peine de considérer la nature de la société trouvera qu'ils sont le résultat direct de sa constitution. Car comme la subordination ou, en d'autres termes, la réciprocation de la tyrannie et de l'esclavage est requise pour faire subsister ces sociétés, l'intérêt, l'ambition, la méchanceté ou la vengeance, que dis-je? même la fantaisie et le caprice, d'un chef parmi les hommes, suffit à faire prendre les armes aux autres sans nulles intentions privées et individuelles pour les pires et les plus noirs desseins, et, ce qui est à la fois lamentable et risible, ces malheureux s'engagent sous des bannières avec une fureur plus grande que s'ils étaient excités par le désir de se venger de maux faits à eux-mêmes.

Il vaut également la peine de remarquer que cette division artificielle des hommes en sociétés séparées est en elle-même une source peprétuelle de haine et de discussion parmi eux. Les noms qui les distinguent suffisent à leur souffler haine et fureur. Examinez l'histoire, consultez l'expérience actuelle, et vous trouverez que la plus grande partie des querelles entre les diverses nations vient presque toujours de ce que ces nations sont des combinaisons différentes de gens, et appelées de noms différents. Pour un Anglais, le nom de Français, d'Espagnol, d'Italien, beaucoup plus que celui de Turc ou de Tartare éveille tout naturellement des idées de haine et de mépris.

Si vous vouliez inspirer à un de vos compatriotes de la pitié ou du respect pour un de ces hommes, ne cacheriez-vous pas d'abord sa nationalité? Vous ne le prieriez pas d'avoir pitié du pauvre Français ou du malheureux Allemand; bien loin de là, vous parleriez de lui comme d'un étranger, accident auquel nous sommes tous sujets. Vous le représenteriez comme un homme, un participant de la même commune nature, soumis à la même loi. Il y a, dans ces distinctions politiques artificielles, quelque chose qui nous donne une répulsion telle qu'il n'est pas besoin de trompette pour nous faire brûler de partir en guerre, de courir à la destruction.

Cet effet naturel, spontané de la politique sur les passions irréfléchies de l'espèce humaine se montre en d'autres circonstances. Le seul nom d'un politicien, d'un homme d'État est sûr de causer terreur et haine; il est toujours lié aux idées de trahison, cruauté; et ces écrivains qui ont fidèlement dévoilé les mystères de la franc-maçonnerie d'État ont toujours été tenus en horreur universelle, pour le fait même d'avoir connu une si détestable théorie. Le cas de Machiavel semble, à première vue, quelque chose de pénible à cet égard. Il est obligé de porter les iniquités de ceux dont il a publié les maximes et les règles de gouvernement. Sa spéculation est plus abhorrée que leur pratique.

EDMOND BURKE.

(A Vindication of natural society, 1756, Works, pages 18 et pages 19-20, Bell and sons.)

La Guerre

Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche. Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers, des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un vieux capitaine d'habillement, promu, pour la circonstance, au grade de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir, et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle, entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes. Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.

Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires vagabonds, mal équipés, mal nourris et le plus souvent, pas nourris du tout, sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi, et poussés par un sentiment unique

d'implacable, de féroce égoïsme; celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés, et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche, un jour fournissant des étapes de quarante kilomètres, le jour suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans le délire des bousculades, le vertige des sauvequi-peut. Que de fois j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient au long des routes!

- A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous nous battrons.

Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés, erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois, attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du travail

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