Page images
PDF
EPUB

posthume n'arriva au Panthéon qu'à dix heures du soir. Le jour n'avait pas été assez long pour ce triomphe. Le cercueil de Voltaire fut déposé entre Descartes et Mirabeau. C'était la place prédestinée à ce génie intermédiaire entre la philosophie et la politique, entre la pensée et l'action.

Cette apothéose de la philosophie moderne, au milieu des grands événements qui agitaient l'esprit public, montrait assez que la Révolution se comprenait elle-même et qu'elle voulait être l'inauguration des deux grands principes représentés par ce cercueil : l'intelligence et la liberté! C'était l'intelligence qui entrait en triomphatrice, sur les ruines des préjugés de naissance, dans la ville de Louis XIV. C'était la liberté qui prenait possession de la ville et du temple de sainte Geneviève. Les cercueils de deux cultes et de deux àges allaient se combattre jusque dans les tombeaux. La philosophie, timide jusque-là, révélait sa dernière pensée faire changer de grands hommes à la vénération du siècle.

V.

Voltaire, ce génie sceptique de la France moderne, résumait admirablement en lui la double passion de ce peuple dans un pareil moment : la passion de détruire et le besoin d'innover, la haine des préjugés et l'amour de la lumière. Il devait être le drapeau de

TOME I.

47

la destruction. Ce génie, non pas le plus haut mais le plus vaste de la France, n'a encore été jugé que par ses fanatiques ou par ses ennemis. L'impiété déifiait jusqu'à ses vices; la superstition anathématisait jusqu'à ses qualités; enfin le despotisme, quand il pesa sur la France, sentit qu'il fallait détrôner Voltaire de l'esprit national, pour y réinstaller la tyrannie. Napoléon paya, pendant quinze ans, des écrivains et des journaux chargés de dégrader, de salir et de nier le génie de Voltaire. Il haïssait ce nom, comme la force hait l'intelligence. Tant que la mémoire de Voltaire n'était pas éteinte, il ne se sentait pas en sécurité. La tyrannie a besoin des préjugés, comme le mensonge a besoin des ténèbres. L'Église restaurée ne pouvait pas non plus laisser briller cette gloire; elle avait le droit de condamner Voltaire, mais non de le nier.

Si l'on juge les hommes par ce qu'ils ont fait, Voltaire est incontestablement le plus puissant des écrivains de l'Europe moderne. Nul n'a produit, par la seule force du génie et par la scule persévérance de la volonté, une si grande commotion dans les esprits. Sa plume a soulevé tout un vieux monde et ébranlé plus que l'empire de Charlemagne, l'empire presque européen d'une religion. Son génie n'était pas la force, c'était la clarté. Dieu ne l'avait pas destiné à embraser les objets, mais à les éclairer. Partout où il entrait, il portait le jour. La raison, qui n'est que lu

mière, devait en faire d'abord son poète, son apôtre après, son idole enfin.

VI.

Voltaire était né plébéien dans une rue obscure du vieux Paris. Pendant que Louis XIV et Bossuet régnaient, dans les pompes du pouvoir absolu et du catholicisme, à Versailles, le Moïse de l'incrédulité grandissait inconnu tout près d'eux. Les secrets de la destinée semblent ainsi se jouer des hommes. On ne les soupçonne qu'après qu'ils ont éclaté. Le trône et l'autel avaient atteint leur apogée en France. Le duc d'Orléans, régent, gouvernait un interrègne. C'était un vice à la place d'un autre la faiblesse au lieu de l'orgueil. Ce vice était doux et facile. La corruption se vengeait de l'austérité des dernières années, sous Tellier et madame de Maintenon. Voltaire, précoce par l'audace comme par le talent, commençait à jouer avec ces armes de la pensée dont il devait faire plus tard un si terrible usage. Le régent, qui ne se doutait pas du danger, le laissait faire, et ne réprimait que pour la forme quelques témérités d'esprit excessives, dont il riait en les punissant. L'incrédulité de cette époque naissait dans la débauche, au lieu de naître dans l'examen. L'indépendance de pensée était un libertinage des mœurs plus qu'une conclusion d'esprit. Il y avait du vice dans

l'irréligion. Voltaire s'en ressentit toujours. Sa mission commença par le rire et par la souillure des choses saintes, qui ne doivent être touchées qu'avec respect, même quand on les brise. De là la légèreté, l'ironie, trop souvent le cynisme, dans le coeur et sur les lèvres de l'apôtre de la raison. Son voyage en Angleterre donna de l'assurance à son incrédulité. Il n'avait connu en France que des libertins d'esprit, il crut trouver à Londres des philosophes. Il se passionna pour la raison, comme on se passionne pour une nouveauté; il eut l'enthousiasme de la découverte. Dans une nature aussi active que la nature française, cet enthousiasme et cette haine ne restèrent pas spéculatifs comme dans une intelligence du Nord. A peine persuadé, il voulut persuader à son tour. Sa vie entière devint une action multiple tendue vers un seul but : l'abolition de la théocratie et l'établissement de la tolérance et de la liberté dans les cultes. Il y travailla avec tous les dons que Dieu avait faits à son génie; il y travailla même avec le mensonge, la ruse, le dénigrement, le cynisme et l'immoralité d'esprit; il y employa toutes les armes, même celles que le respect de Dieu et des hommes interdit aux sages; il mit sa vertu, son honneur, sa gloire à ce renversement. Son apostolat de la raison eut trop souvent les formes d'une profanation de la piété. Au lieu d'éclairer le temple, il le ravagea.

Du jour où il eut résolu cette guerre contre le christianisme, il chercha des alliés contre lui. Sa liaison avec le roi de Prusse, Frédéric II, n'eut pas d'autre cause. Il lui fallait des trônes pour s'appuyer contre le sacerdoce. Frédéric, qui partageait sa philosophie, et qui la poussait plus loin, jusqu'à l'athéisme et jusqu'au mépris des hommes, fut le Denys de ce moderne Platon. Louis XV, qui avait intérêt à se tenir dans des rapports de bienveillance avec la Prusse, n'osa pas sévir contre un homme que ce roi avouait pour ami. Voltaire redoubla d'audace à l'abri de ce sceptre. Il mit les trônes à part, et sembla les intéresser à son entreprise en affectant de les émanciper de la domination de Rome. Il consentit à livrer aux rois la liberté civile des peuples, pourvu qu'ils l'aidassent à conquérir la liberté des consciences. Il affecta même, et il eut peut-être, le culte de la puissance absolue des rois. Il poussa le respect envers eux jusqu'à l'adoration de leurs faiblesses; il avait excusé les vices du grand Frédéric; il agenouilla la philosophie devant les maîtresses de Louis XV. Semblable à la courtisane de Thèbes, qui bâtit une des pyramides d'Égypte du fruit de ses débauches, Voltaire ne rougit d'aucune prostitution de son génie, pourvu que le salaire de ses complaisances lui servit à acheter des ennemis au Christ. Il en enrôla par milliers dans toute l'Europe et surtout en France. Les rois se souvenaient encore du moyen

« PreviousContinue »