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sorte qu'une libéralité de son génie. Les magnifiques épanchements de sa grande âme ne ressemblaient en rien aux mesquines irritations des démagogues. En conquérant des droits pour le peuple, il avait l'air de les donner. C'était un volontaire de la démocratie. Il rappelait trop par son rôle et par son attitude aux démocrates rangés derrière lui, que, depuis les Gracques jusqu'à lui-même, les tribuns les plus puissants pour servir le peuple étaient sortis des patriciens. Son talent, sans égal par la philosophie de la pensée, par l'étendue de la réflexion et par le grandiose de l'expression, était une autre espèce d'aristocratie qu'on ne lui pardonnait pas davantage. La nature l'avait fait premier, la mort faisait jour autour de lui à tous les seconds. Ils allaient se disputer cette place qu'aucun n'était fait pour conquérir. Les larmes qu'ils versaient sur son cercueil étaient feintes. Le peuple seul le pleurait sincèrement, parce que le peuple est trop fort pour être jaloux, et que, bien loin de reprocher à Mirabeau sa naissance, il aimait en lui cette noblesse comme une dépouille qu'il avait conquise sur l'aristocratie. De plus, la nation inquiète, qui voyait tomber une à une ses institutions et qui craignait un bouleversement total, sentait par instinct que le génie d'un grand homme était la dernière force qui lui restait. Ce génie éteint, elle ne voyait plus que les ténèbres et les précipices sous les pas de la monar

TOME I.

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chie. Les Jacobins seuls se réjouissaient tout haut, car cet homme seul pouvait les contre-balancer.

Ce fut le 6 avril 1791 que l'Assemblée nationale reprit ses séances. La place de Mirabeau restée vide attestait à tous les regards l'impuissance de le remplacer. La consternation était peinte sur le front des spectateurs dans les tribunes. Dans la salle le silence régnait. M. de Talleyrand annonça à l'Assemblée un discours posthume de Mirabeau. On voulut l'entendre encore après sa mort. L'écho affaibli de cette voix semblait revenir à sa patrie du fond des caveaux du Panthéon. La lecture fut morne. L'impatience et l'anxiété pressaient les esprits. Les partis brûlaient de se mesurer sans contre-poids. Ils ne pouvaient tarder de se combattre. L'arbitre qui les modérait avait disparu.

V.

Avant de peindre l'état de ces partis, jetons un regard rapide sur le point de départ de la Révolution, sur le chemin qu'elle avait fait, et sur les principaux chefs qui allaient tenter de la diriger dans le chemin qui lui restait à faire.

Il n'y avait pas encore deux ans que l'opinion avait ouvert la brèche contre la monarchie, et déjà elle avait obtenu des résultats immenses. L'esprit de faiblesse et de vertige dans le gouvernement avait convoqué l'Assemblée des notables. L'esprit public

avait forcé la main au pouvoir et convoqué les étatsgénéraux. Les états-généraux assemblés, la nation avait senti son omnipotence; de ce sentiment à l'insurrection légale, il n'y avait qu'un mot. Mirabeau l'avait prononcé. L'Assemblée nationale s'était constituée en face du trône et plus haut que lui. La popularité prodigue de M. Necker s'était épuisée de concessions et évanouie aussitôt qu'il n'avait plus eu de dépouilles de la monarchie à jeter au peuple. Ministre d'une monarchie en retraite, sa retraite à lui avait été une déroute. Son dernier pas l'avait conduit hors du royaume. Le roi désarmé était resté l'otage de l'ancien régime entre les mains de la nation. La déclaration des droits de l'homme et du citoyen, seul acte métaphysique de la Révolution jusque-là, lui avait donné une signification sociale et universelle. On avait beaucoup raillé cette déclaration; elle contenait quelques erreurs, et confondait dans les termes l'état de nature et l'état de société, mais elle était au fond le dogme nouveau.

VI.

Il y a des objets dans la nature dont on ne distingue bien la forme qu'en s'en éloignant. La proximité empêche de voir comme la distance. Il en est ainsi des grands événements. La main de Dieu est visible sur les choses humaines, mais cette main

même a une ombre qui nous cache ce qu'elle accomplit. Ce qu'on pouvait entrevoir alors de la Révolution française annonçait ce qu'il y a de plus grand au monde : l'avénement d'une idée nouvelle dans le genre humain, l'idée démocratique, et plus tard le gouvernement démocratique.

Cette idée était un écoulement du christianisme. Le christianisme, trouvant les hommes asservis et dégradés sur toute la terre, s'était levé à la chute de l'empire romain comme une vengeance, mais sous la forme d'une résignation. Il avait proclamé les trois mots que répétait à deux mille ans de distance la philosophie française : liberté, égalité, fraternité des hommes. Mais il avait enfoui pour un temps ce dogme au fond de l'âme des chrétiens. Trop faible d'abord pour s'attaquer aux lois civiles, il avait dit aux puissances : « Je vous laisse encore » un peu de temps le monde politique, je me con» fine dans le monde moral. Continuez, si vous >> pouvez, d'enchaîner, de classer, d'asservir, de » profaner les peuples. Je vais émanciper les âmes. >> Je mettrai deux mille ans peut-être à renouveler >> les esprits avant d'éclore dans les institutions. » Mais un jour viendra où ma doctrine s'échappera » du temple et entrera dans le conseil des peuples. » Ce jour-là le monde social sera renouvelé. »

Ce jour était arrivé. Il avait été préparé par un siècle de philosophie sceptique en apparence, croyante

en réalité. Le scepticisme du dix-huitième siècle ne s'attachait qu'aux formes extérieures et aux dogmes surnaturels du christianisme; il en adoptait avec passion la morale et le sens social. Ce que le christianisme appelait révélation, la philosophie l'appelait raison. Les mots étaient différents sous certains rapports, le sens était le même. L'émancipation des individus, des castes, des peuples, en dérivait également. Seulement, le monde antique s'était affranchi au nom du Christ, le monde moderne s'affranchissait au nom des droits que toute créature a reçus de Dieu. Mais tous les deux faisaient découler cet affranchissement de Dieu ou de la nature. La philosophie politique de la Révolution n'avait pas même pu inventer un mot plus vrai, plus complet et plus divin que le christianisme, pour se révéler à l'Europe, et elle avait adopté le dogme et le mot de fraternité. Seulement, la Révolution française attaquait la forme extérieure de la religion régnante, parce que cette religion s'était incrustée dans les gouvernements monarchiques, théocratiques ou aristocratiques qu'on voulait détruire. C'est l'explication de cette contradiction apparente de l'esprit du dix-huitième siècle, qui empruntait tout du christianisme en politique et qui le reniait en le dépouillant. Il y avait à la fois une violente répulsion et une violente attraction entre les deux doctrines. Elles se reconnaissaient en se combattant, et aspiraient à se reconnaître plus complé

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