Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

Un bon esprit, un écrivain ingénieux, M. Suard, a cherché dans la notice qui suit à faire apprécier le caractère et le talent de Vauvenargues, et son opinion est aujourd'hui l'opinion de tous les hommes éclairés.

Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, issu d'une noble et ancienne famille de Provence, naquit à Aix le 6 août 1715, époque de la mort de Louis XIV.

Le beau siècle qui venait de finir, dit M. Suard, avait produit, dans presque tous les genres de littérature des modèles qui n'ont point été égalés ; mais il avait répandu en même temps dans les esprits des germes de goût et d'émulation qui n'ont pas été stériles.

La destinée des hommes de génie qui ouvrent une carrière est d'y entrer sans guide et de laisser loin derrière eux ceux qui tentent de suivre leurs traces, et telle fut la gloire de Corneille, de Molière, de Racine, de La Fontaine, de Bossuet, de La Bruyère; mais le siècle qui a produit Fontenelle, Voltaire, Montesquieu, Buffon, Rousseau, le siècle qui a perfectionné et assuré la marche de la langue française, qui a répandu la lumière sur tous les objets des connaissances humaines, n'a rien à envier aux plus belles époques de la littérature; ce siècle même serait digne de s'associer à la célébrité de celui qui l'a précédé, par le seul avantage d'avoir su mieux sentir et mieux apprécier toute la supériorité des grands écrivains auxquels il n'a pu donner de rivaux. Racine, Molière, La Fontaine, souvent méconnus par leurs contemporains, ont trouvé dans la génération suivante des appréciateurs plus sensibles et plus justes; et c'est dans l'admiration réfléchie des hommes éclairés du dixhuitième siècle que le dix-septième a reçu le complément de sa gloire.

Il est dans la nature des choses qu'une époque de goût succède à une époque de génie, et malheureusement cela n'arrive pas toujours. Ce qui est plus rare encore c'est que le même âge réunisse au perfectionnement du goût les créations du génie. Cette réunion caractérisera le mérite du dixhuitième siècle aux yeux de la postérité, lorsqu'un misérable esprit de parti, né de circonstances extraordinaires et soutenu par les plus vils motifs, aura cessé de répandre des nuages sur une vérité incontestable pour tous les bons esprits.

Quelques écrivains restreignent beaucoup trop le sens du mot génie, quoiqu'ils n'y aient aucune

prétention, ou plutôt parce qu'ils n'y ont aucun droit. Pour moi je pense que toute production de l'esprit qui offre des idées nouvelles sous une forme intéressante, tout ce qui porte dans la pensée comme dans l'expression un caractère de force et d'originalité, est l'œuvre du génie; et, sous ce rapport, je ne crains pas de regarder Vauvenargues comme un homme de génie, quoiqu'il ne puisse pas être mis au premier rang des génies créateurs et des talents originaux.

Il est bien certain qu'il ne dut qu'à la nature le talent qu'il a montré dans ses ouvrages. L'emploi qu'il fit de ses premières années semblait plus propre à l'éloigner des études littéraires qu'à y préparer son esprit et son goût. Une constitution faible et une santé souvent altérée nuisirent au succès des premières instructions qu'il reçut. Elevé dans un collége, il y montra peu d'ardeur pour l'étude et n'en remporta qu'une connaissance très superficielle de la langue latine. Appelé de bonne heure au service par sa naissance et le vœu de ses parents, les goûts de la jeunese et les dissipations de l'état militaire lui firent bientôt oublier le peu qu'il avait appris au college, et il est mort sans être en état de lire Horace et Tacite dans leur langue.

L'espace dans lequel se renferme la vie tout entière de Vauvenargues composerait à peine la jeunesse d'un homme ordinaire. Il mourut à trentedeux ans ; et, dans une vie si courte, très peu d'années semblent avoir été employées à le conduire au genre de célébrité auquel il devait parvenir.

11 entra au service en 1734; il avait dix-huit ans, et cette même année il fit la campagne d'Italie, sous-lieutenant au régiment du Roi infanterie.

"

Ce n'était pas là une école où il pût préparer les matériaux de l'Introduction à la connaissance de l'esprit humain; ce n'était pas dans un camp, au milieu des occupations actives de la guerre, qu'un jeune officier de dix-huit ans paraissait devoir trouver des moyens de former son cœur et son esprit au goût de la méditation et de l'étude; mais la nature, en douant Vauvenargues d'un esprit actif, lui avait donné en même temps la droiture d'âme qui en dirige les mouvements et le sérieux qui accompagne l'habitude de la réflexion.

Il joignait à une âme élevée et sensible le sentiment de la gloire et le besoin de s'en rendre digne : ce sont là les traits qui caractérisent essentielle

ment ses écrits. Il apportait au service les qualités qui composent le mérite d'un homme d'honneur plutôt que celles qui servent à le faire remarquer. Sa figure, quoiqu'elle eût de la douceur et ne manquât pas de noblesse, n'avait rien qui le distinguât avantageusement parmi ses camarades. La faiblesse de son tempérament ne lui avait pas permis d'acquérir, dans les exercices du corps, cette supériorité d'adresse et de force qui donne à la jeunesse tant de grâce et d'éclat. Enfin une excessive timidité, tourment ordinaire d'une âme jeune, avide d'estime, et que blesse l'apparence seule d'un reproche, voilait trop souvent les lumières de son esprit, pour ne laisser apercevoir que l'intéressante et douce simplicité de son caractère. C'est près de lui qu'on eût pu concevoir cette pensée qu'il a exprimée depuis avec tant de charme : Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d'un jeune homme1. Douce, tempérée, sensible, semblable en tout aux premiers jours du printemps, sa vertu devait se faire aimer d'abord ; mais le temps et les occasions pouvaient seuls en développer les heureux fruits.

Il est des écrivains dont on peut aisément consentir à ignorer la vie et le caractère, tout en jouissant des productions de leur esprit et des fruits de leurs talents; mais l'écrivain moraliste n'est pas de ce nombre. Il ne suffit pas au précepteur de morale de faire usage de sa raison et de ses lumières, il faut que nous croyions que sa conscience a approuvé les règles qu'il dicte à la nôtre; il faut que le sentiment qu'il veut faire passer dans notre âme paraisse découler de la sienne; et avant d'accorder à ses maximes l'empire qu'elles veulent exercer sur notre conduite, nous aimons à être persuadés que celui qui les enseigne s'est soumis lui-même à ce qu'elles peuvent avoir de rigoureux.

. Ce n'est pas seulement une morale pure, un esprit droit, une raison forte et éclairée qui ont dicté les écrits de Vauvenargues. Le caractère particulier d'élévation qui les distingue ne peut appartenir qu'à une âme d'un ordre supérieur, et la douce indulgence qui s'y mêle aux plus nobles mouvements ne peut être le simple produit de la réflexion et le résultat des combinaisons de l'esprit; ce doit être encore l'épanchement du plus beau naturel que la raison a pu perfectionner, mais qu'elle n'aurait pu suppléer.

. Vauvenargues en s'élevant de bonne heure, plutôt par la supériorité de son âme que par la gravité de ses pensées, au-dessus des frivoles occupations de son âge, n'avait point contracté, dans l'habitude des idées sérieuses, cette austérité qui accompagne d'ordinaire les vertus de la jeunesse : car les vertus de la jeunesse sont plus communément le fruit de l'éducation que de l'expérience; et l'éducation apprend bien aux jeunes gens combien la () Maxime 410.

[ocr errors]

vertu est nécessaire, mais l'expérience seule peut leur apprendre combien elle est difficile.

• Vauvenargues, jeté dans le monde dès les premières années qui suivent l'enfance, apprit à le connaître avant de penser à le juger ; il vit les faiblesses des hommes avant d'avoir réfléchi sur leurs devoirs; et la vertu, en entrant dans son cœur, y trouva toutes les dispositions à l'indulgence.

[ocr errors]

La douceur et la sûreté de son commerce lui avaient concilié l'estime et l'affection de ses camarades, pour la plupart sans doute moins sages et moins sérieux que lui; mais, dit Marmontel qui en avait connu plusieurs, ceux qui étaient capables d'apprécier un si rare mérite avaient conçu pour Jui une si tendre vénération que je lui ai entendu donner par quelques-uns le nom respectable de père. Ce nom respectable n'était peut-être pas donné bien sérieusement par de jeunes militaires à un camarade de leur âge; mais le ton même du badinage, en se mêlant à la justice qu'ils se plaisaient à lui rendre, prouverait encore à quel point Vauvenargues avait su se faire pardonner cette supériorité de raison qu'il ne pouvait dissimuler, mais que sa modeste douceur ne permettait aux autres ni de craindre ni d'envier.

La guerre d'Italie n'avait pas eté longue; mais la paix qui la suivit ne fut pas non plus de longue durée. Une nouvelle guerre' vint troubler la France en 1741. Le régiment du Roi fit partie de l'armée qu'on envoya en Allemagne, et qui pénétra jusqu'en Bohême. On se rappelle tout ce que les troupes françaises eurent à souffrir dans cette honorable et pénible campagne, et surtout dans la fameuse retraite de Prague2, qui s'exécuta au mois de décembre 1742. Le froid fut excessif. Vauvenargues, naturellement faible, en souffrit plus que les autres. Il rentra en France au commencement de 1743, avec une santé détruite ; sa fortune, peu considérable, avait été épuisée par les dépenses de la guerre. Neuf années de service ne lui avaient procuré que le grade de capitaine et ne lui donnaient aucun espoir d'avancement.

a

Il se détermina à quitter un état, honorable sans doute pour tous ceux qui s'y livrent, mais où il est difficile de se faire honorer plus que des milliers d'autres, lorsque la faveur ou les circonstances ne font pas sortir un militaire de la foule pour l'élever à quelque commandement.

[ocr errors]

Vauvenargues avait étudié l'histoire et le droit public; l'habitude et le goût du travail, et aussi ce sentiment de ses forces que la modestie la plus vraie n'éteint pas dans un esprit supérieur, lui firent croire qu'il pourrait se distinguer dans la

(1) La guerre dite de la Succession, après la mort de l'empereur Charles VI, arrivée le 20 octobre 1740. B.

(2) Cette célèbre retraite s'exécuta sous la conduite du maréchal de Belic-Isle, qui sortit de Prague dans la nuit du 16 au 17 décembre 1742, et se rendit à Egra le 26. Le maréchal de Saxe avait tenu la même conduite l'année précédcute. ».

carrière des négociations. Il désira d'y entrer, et fit part de son désir à M. de Biron, son colonel, qui, loin de lui promettre son appui, ne lui laissa entrevoir que la difficulté de réussir dans un tel projet. Tout ce qui sort de la route ordinaire des usages effraie ou choque ceux qui, favorisés par ces usages mêmes, n'ont jamais eu besoin de les braver; et voilà pourquoi les gens de la cour observent d'ordinaire à l'égard des gens en place une beaucoup plus grande circonspection que ceux qui, placés dans les rangs inférieurs, ont beaucoup moins à perdre, et par cela même peuvent risquer davantage.

Vauvenargues, malheureux par sa santé, par sa fortune, et surtout par son inaction, sentait qu'il ne pouvait sortir de cette situation pénible que par une résolution extraordinaire. Les caractères timiles en société sont souvent ceux qui prennent le plus volontiers des partis extrêmes dans les affaires embarrassantes: privés des ressources habituelles que donne l'assurance, ils cherchent à y suppléer par l'élan momentané du courage; ils aiment mieux risquer une fois une démarche hasardée que d'avoir tous les jours quelque chose à

oser.

«Vauvenargues, étranger à la cour, inconnu du ministre dont il aurait pu solliciter la faveur, privé du secours du chef qui aurait pu appuyer sa demande, prit le parti de s'adresser directement au roi, pour lui témoigner le désir de le servir dans les négociations. Dans sa lettre, il rappelait à sa majesté que les hommes qui avaient eu le plus de succès dans cette carrière étaient ceux-là même que la fortune en avait le plus éloignés. Qui doit en effet, ajoutait-il, servir Votre Majesté avec plus de zèle qu'un gentilhomme qui, n'étant pas né à la cour, n'a rien à espérer que de son maître et de ses services? »

Vauvenargues avait écrit en même temps à M. Amelot, ministre des affaires étrangères. Ses deux lettres, comme on le conçoit aisément, restèrent sans réponse. Louis XV n'était pas dans l'usage d'accorder des places sans la médiation de son ministre, et le ministre connaissait trop bien les droits de sa place pour favoriser une démarche où l'on croyait pouvoir se passer de son autorité. Vauvenargues, ayant donné en 1744 la démission de son emploi dans le régiment du Roi, écrivit à M. Amelot une lettre que nous croyons devoir transcrire ici.

[ocr errors]
[ocr errors][merged small][merged small]

que c'est cette impossibilité morale où se trouve un gentilhomme qui n'a que du zèle de parvenir jusqu'à son maître, qui fait le découragement que l'on remarque dans la noblesse des provinces et qui éteint toute émulation? J'ai passé, monseigneur, toute ma jeunesse loin des distractions du monde, pour tâcher de me rendre capable des emplois où j'ai cru que mon caractère m'appelait; et j'osais penser qu'une volonté si laborieuse me mettrait du moins au niveau de ceux qui attendent toute leur fortune de leurs intrigues et de leurs plaisirs. Je suis pénétré, monseigneur, qu'une confiance que j'avais principalement fondée sur l'amour de mon devoir se trouve entièrement déçue. Ma santé ne me permettant plus de continuer mes services à la guerre, je viens d'écrire à M. le duc de Biron pour le prier de nommer à mon emploi. Je n'ai pu, dans une situation si malheureuse, me refuser à vous faire connaître mon désespoir. Pardonnez-moi, monseigneur, s'il me dicte quelque expression qui ne soit pas assez mesurée.

[ocr errors][merged small]

«Cette lettre, que personne peut-être n'eût voulu se charger de présenter au ministre, valut à Vauvenargues une réponse favorable, avec la promesse d'être employé lorsque l'occasion s'en présenterait. Mais un triste incident vint tromper ses espérances. Il était retourné au sein de sa famille pour se livrer en paix aux études qu'exigeait la carrière où il se croyait près d'entrer, lorsqu'il fut atteint d'une petite vérole de l'espèce la plus maligne, qui défigura ses traits et le laissa dans un état d'infirmité continuelle et sans remède. Ainsi ce jeune homme, plein d'énergie dans le caractère, d'activité dans l'esprit, de générosité dans les sentiments, se vit condamné à perdre dans l'obscurité tant de dons précieux en attendant qu'une mort douloureuse vint terminer, à la fleur de son âge, une vie où n'avait jamais brillé un instant de bonheur.

«Ce fut alors que, conservant pour toute ressource cette même philosophie qui l'avait dirigé toute sa vie dans la pratique des vertus, il ne trouva de consolation que dans l'étude et l'amour des lettres, qui dans tous les temps l'avaient soutenu contre toutes les contrariétés qu'il avait éprouvées. Il s'occupa à revoir et à mettre en ordre les réflexions et les petits écrits qu'il avait jetés sur le papier, dans les loisirs d'une vie si agitée; il publia, en 1746, son Introduction à la connaissance de l'esprit humain, ouvrage qui étonna ceux qui étaient en état de l'apprécier, et qui doit faire regretter ce qu'on aurait pu attendre de l'anteur, si une mort prématurée ne l'avait pas enlevé à la gloire que son semblait lui promettre.

génic

« J'ai dit que Vauvenargues avait eu une éducation fort négligée. Privé des secours qu'il aurait pu trouver dans l'étude des grands écrivains de l'anti

quité, toute sa littérature se bornait à la connaissance des bons auteurs français. Mais la nature lui avait donné un esprit pénétrant, un sens droit, une âme élevée et sensible. Ces qualités sont bien supérieures aux connaissances pour former le goût; et peut-être même le défaut d'instruction, en laissant à son excellent esprit plus de liberté dans ses développements, a-t-il contribué à donner à ses écrits ce caractère d'originalité et de vérité qui les distingue.

L'étude des grands modèles de l'antiquité est d'une ressource infinie pour les hommes qui cultivent la littérature: elle sert à étendre l'esprit, à diriger le goût, à féconder le talent; mais elle n'est pas aussi nécessaire à celui qui se livre à l'étude de la morale et de la philosophie; il a plus besoin d'étudier le monde que les livres, et de chercher la vérité dans ses propres observations que dans celles des autres.

. Un esprit droit et vigoureux, réduit à ses seules forces, est obligé de se rendre raison de tout à luimême, parce qu'on ne lui a rendu raison de rien; il trouve en lui ce qu'il n'aurait point trouvé au dehors, et va plus loin qu'on ne l'aurait conduit. S'il se soustrait par ignorance aux autorités qui auraient pu éclairer son jugement, il échappe également aux autorités usurpées qui auraient pu l'égarer. Rien ne le gêne dans la route de la vérité; et s'il arrive jusqu'à elle c'est par des sentiers qu'il s'est tracé lui-même : il n'a marché sur les pas de personne.

. Ces réflexions pourraient s'appuyer de beaucoup d'exemples. Aristote et Platon n'avaient pas eu plus de modèles qu'Homère. Virgile aurait été peutêtre plus grand poète s'il n'avait pas eu sans cesse Homère devant les yeux; car il n'est véritablement grand que par le charme du style, où il ne ressemble point à Homère.

- Corneille créa la tragédie française avant d'avoir cherché dans Aristote les règles de l'art dramatique. Pascal avait peu lu, ainsi que Malebranche; tous les deux méprisaient l'érudition. Buffon, occupé de ses plaisirs jusqu'à l'âge de trente-cinq ans, trouva dans la force naturelle de son esprit le secret de ce style brillant et pittoresque dont il a embelli les tableaux de la nature. L'ignorance, qui tue d'inanition les esprits faibles, devient pour les esprits supérieurs un stimulant qui les contraint à employer toutes leurs forces.

[ocr errors][merged small]

qui se borne aux erreurs de son propre esprit s'épargne au moins la moitié de celles qui pourraient l'égarer. Les sots, dit Vauvenargues, n'ont pas d'erreurs en leur propre et privé nom. » Vauvenargues lui-même n'en est pas exempt sans doute, mais ses erreurs sont bien à lui; celles qu'on peut lui reprocher tiennent, comme celles de tous les bons esprits, à une vue incomplète de l'objet et à la précipitation du jugement. Il ne doit aussi qu'à lui un grand nombre de vérités qu'il a puisées dans une âme supérieure aux illusions de la vanité comme aux subterfuges des faiblesses, et dans un esprit indépendant des préjugés établis par la mode, ainsi que des opinions accréditées par des noms imposants.

[ocr errors][merged small]

a

Tous ceux qui aimaient et cultivaient les lettres, les jeunes gens surtout, le regardaient comme l'arbitre du goût et le dispensateur de la réputation; ils ambitionnaient son suffrage, lui adressaient leurs écrits, et regardaient une réponse de lui comme un encouragement et un éloge, qui n'était d'ordinaire qu'un compliment, comme un brevet d'honneur. On ignore d'ailleurs les circonstances qui occasionnèrent le commerce de lettres qui s'établit entre Voltaire et Vauvenargues avant qu'ils se fussent rencontrés.

« La comparaison du mérite de Corneille et de Racine forme le sujet de la première lettre de Vauvenargues à Voltaire. Celui-ci, toujours flatté des hommages que lui attirait sa célébrité, négligeait rarement de les payer par des témoignages d'estime et de bienveillance. Mais il ne se contenta pas de répondre à la confiance de Vauvenargues par des phrases obligeantes; il se plut à y joindre des conseils utiles, en modérant l'excès du zèle qui portait ce jeune militaire à rabaisser Corneille pour élever Racine et le venger des préventions injustes de quelques vieux partisans du père du théâtre. Il est assez curieux de voir, dans cette correspondance, Voltaire, admirateur non moins passionné de Racine que Vauvenargues, défendre en même temps, contre des critiques fausses ou exagérées, le génie de ce même Corneille dont on l'a depuis accusé, avec si peu de raison, d'être le détracteur jaloux et le censeur injuste.

[blocks in formation]

mitable perfection de son style a été le type des jugements qu'en ont portés depuis les critiques les plus éclairés, et a servi comme de signal à la justice universelle qu'on a rendue dès lors à l'auteur de Phèdre et d'Athalie. On peut dire que ce sont Voltaire et Vauvenargues qui ont fixé les premiers le rang que ce grand poète a pris dans l'opinion, et qu'il conservera sans doute dans la postérité.

. Quant à Corneille, Vauvenargues ne put jamais se résoudre à rendre à ce puissant génie la justice qu'il méritait; mais le jugement qu'il en portait tenait plus à son caractère qu'à son goût. Moins touché de la peinture des vertus sévères et des sentiments exaltés, peu conformes à la douceur de son âme, que choqué du faste qui s'y mêle quelquefois et qui blessait la simplicité et la modestie de son caractère, il ne pouvait pas s'élever à cette admiration passionnée qui transporte les âmes capables de s'en pénétrer, et leur donne souvent des émotions plus délicieuses que la peinture des affections plus douces et plus tendres. Les raisonnements de Voltaire ne purent entièrement changer ses idées à cet égard. Trop modeste pour ne pas céder quelquefois au jugement d'un homme dont le goût naturellement exquis était encore perfectionné par des études approfondies de l'art, il avait en même temps l'esprit trop indépendant pour admirer sur parole des beautés dont il n'avait pas le sentiment.

"

. Ses fragments sur Bossuet et Fénélon sont remarquables, non-seulement par la justesse avec laquelle il a saisi le caractère propre de leur talent, mais encore par l'art avec lequel il a su prendre le style de l'un et de l'autre, en parlant de chacun d'eux. Ne croit-on pas lire une page de Télémaque, en lisant cette apostrophe à Fénélon: Né pour cultiver la sagesse et l'humanité dans les rois, ta voix ingénue fit retentir au pied du trône les calamités du genre humain foulé par les tyrans, et défendit contre les artifices de la flatterie la cause abandonnée des peuples. Quelle bonté de cœur, quelle sincérité se remarque dans tes écrits! quel éclat de paroles et d'images! Qui sema jamais tant de fleurs dans un style si naturel, si mélodieux et si tendre? Qui orna jamais la raison d'une si touchante parure? Ah! que de trésors d'abondance dans ta riche simplicité!.

[ocr errors]

Vauvenargues, dans ces fragments, défend Fénélon contre Voltaire, qui admirait médiocrement - sa belle prose, encore qu'un peu traînante; » comme il défendit contre lui La Fontaine et Pascal. Voltaire était moins touché d'une tournure naïve que d'une pensée brillante, et il aurait mieux aimé qu'un homme aussi dévot que Pascal ne fût pas un homme de génie. Malgré l'admiration et l'attachement qu'il avait voués à Voltaire, Vauvenargues ne craignait pas de le contredire, et dans le brillant portrait qu'il fait de ses talents et de ses ouvrages, il ne dissimule pas les défauts qu'il y remarque.

Boileau et La Bruyère sont appréciés par Vau

venargues avec autant de finesse que de goût; mais il n'a pas senti également le mérite de Molière, et l'on ne doit pas s'en étonner. Indulgent et sérieux, il était peu frappé du ridicule, et il avait trop réfléchi sur les faiblesses humaines pour qu'elles pussent lui causer beaucoup de surprise. Les caractères qu'il a essayé de tracer dans le genre de La Bruyère sont saisis avec finesse, dessinés avec vérité, mais non avec l'énergie et la vivacité de couleurs qu'on admire dans son modèle. On voit qu'en observant les caractères, les passions, les ridicules des hommes, il apercevait moins l'effet qui en résulte pour la société que la combinaison des causes qui les produisent; accoutumé à recher cher les rapports qui les expliquent, plutôt que les contrastes qui les font ressortir, il était trop occupé de ce qui les rend naturels pour être ému de ce qui les rend plaisants. Pascal, celui de nos moralistes qui a le plus profondément pénétré dans les misères des hommes, n'a ni ri ni fait rire à leurs dépens. C'est une étude sérieuse que celle de l'homme considéré en lui-même. Les faiblesses, qui dans certaines circonstances peuvent le rendre ridicule, méritent bien aussi d'être observées avec attention; les effets les plus graves peuvent en résulter.

« Ne vous étonnez pas, dit Pascal, si cet homme ne raisonne pas bien à présent; une mouche bourdonne à son oreille, et c'est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les cités et les royaumes..

a

La plupart de nos écrivains moralistes n'ont examiné l'homme que sous une certaine face. La Rochefoucauld, en démêlant jusque dans les replis les plus cachés du cœur humain les ruses de l'intérêt personnel, a voulu surtout les mettre en contraste avec les motifs imposants sous lesquels elles se déguisent. La Bruyère, avec des vues moins approfondies peut-être, mais plus étendues et plus précises, a peint de l'homme, a dit un excellent observateur, l'effet qu'il produit dans le monde; Montaigne, les impressions qu'il en reçoit; et Vauvenargues, les dispositions qu'il y porte 2; » et c'est en cela que Vauvenargues se rapproche surtout de Pascal. Mais la différence du caractère et de la destination de ces deux profonds écrivains en a mis une bien grande dans le but de leurs méditations et dans le résultat de leurs maximes. Pascal, voué à la solitude, a examiné les hommes sans chercher à en tirer parti, et comme des instruments qui ne sont plus à son usage; il a pénétré, aussi avant peut-être qu'on puisse le faire, dans la profondeur des faiblesses et des misères humaines,

[blocks in formation]
« PreviousContinue »