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cheveux noirs, naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête.

J'ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine; cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J'ai l'action fort aisée, et même un peu trop, et jusqu'à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au dehors, et l'on trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus n'est pas fort éloigné de ce qui en est. J'en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait; car je me suis assez étudié pour me bien connaître, et je ne manquerai ni d'assurance pour dire librement ce que Je puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer franchement ce que j'ai de défauts. Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que, depuis trois ou quatre ans, à peine m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J'aurais pourtant, ce me semble, une mélancolie assez supportable et assez douce, si je n'en avais point d'autre que celle qui me vient de mon tempérament; mais il m'en vient tant d'ailleurs, et ce qui m'en vient me remplit de telle sorte l'imagination, et m'occupe si fort l'esprit, que, la plupart du temps, ou je rêve sans dire mot, ou je n'ai presque point d'attache à ce que je dis. Je suis fort resserré avec ceux que je ne connais pas, et je ne suis pas même extrêmement ouvert avec la plupart de ceux que je connais. C'est un défaut, je le sais bien, et je ne négligerai rien pour m'en corriger; mais comme un certain air sombre que j'ai dans le visage contribue à me faire paraître encore plus réservé que je ne le suis, et qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous défaire d'un méchant air qui nous vient de la disposition naturelle des traits, je pense qu'après m'être corrigé au dedans il ne laissera pas de me demeurer toujours de mauvaises marques au dehors.

J'ai de l'esprit, et je ne fais point difficulté de le dire; car à quoi bon façonner là-dessus? Tant biaiser et tant apporter d'adoucissement pour dire les avantages que l'on a, c'est, ce me semble, cacher un peu de vanité sous une modestie apparente, et se servir d'une manière bien adroite pour faire croire de soi beaucoup plus de bien que l'on n'en dit. Pour moi, je suis content qu'on ne me croie ni plus beau que je me fais, ni de meilleure humeur que je me dépeins, ni plus spirituel et plus raisonnable que je le suis. J'ai donc de l'esprit, encore une fois, mais un esprit que la mélancolie gâte; car, encore que je possède assez bien ma langue, que j'aie la mémoire heureuse, et que je ne pense pas les choses fort confusément, j'ai pourtant une si forte application à mon chagrin que souvent j'exprime assez mal ce que je veux dire.

La conversation des honnêtes gens est un des

plaisirs qui me touchent le plus. J'aime qu'elle soit sérieuse et que la morale en fasse la plus grande partie. Cependant je sais la goûter aussi lorsqu'elle est enjouée; et si je ne dis pas beaucoup de petites choses pour rire, ce n'est pas du moins que je ne connaisse pas ce que valent des bagatelles bien dites, et que je ne trouve fort divertissante cette manière de badiner, où il y a certains esprits prompts et aisés qui réussissent si bien. J'écris bien en prose, je fais bien en vers; et si j'étais sensible à la gloire qui vient de ce côté-là, je pense qu'avec peu de travail je pourrais m'acquérir assez de réputation.

J'aime la lecture, en général; celle où il se trouve quelque chose qui peut façonner l'esprit et fortifier l'âme est celle que j'aime le plus. Surtout j'ai un extrême satisfaction à lire avec une personne d'esprit ; car, de cette sorte, on réfléchit à tout moment sur ce qu'on lit, et des réflexions que l'on fait, il se forme une conversation la plus agréable du monde et la plus utile.

Je juge assez bien des ouvrages de vers et de prose que l'on me montre; mais j'en dis peut-être mon sentiment avec un peu trop de liberté. Ce qu'il y a encore de mal en moi, c'est que j'ai quelquefois une délicatesse trop scrupulense et une critique trop sévère. Je ne hais pas entendre disputer, et souvent aussi je me mêle assez volontiers dans la dispute; mais je soutiens d'ordinaire mon opinion avec trop de chaleur, et lorsqu'on défend un parti injuste contre moi, quelquefois, à force de me passionner pour la raison, je deviens moimême fort peu raisonnable.

J'ai les sentiments vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d'être tout-à-fait honnête homine que mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que de m'avertir sincèrement de mes défauts. Ceux qui me connaissent un peu particulièrement, et qui ont eu la bonté de me donner quelquefois des avis là-dessns, savent que je les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable et toute la soumission d'esprit que l'on saurait désirer.

J'ai toutes les passions assez douces et assez réglées; on ne m'a presque jamais vu en colère, et je n'ai jamais eu de haine pour personne. Je ne suis pas pourtant incapable de me venger, si l'on m'avait offensé, et qu'il y allât de mon honneur à me ressentir de l'injure qu'on m'aurait faite. Au contraire, je suis assuré que le devoir ferait si bien en moi l'office de la haine que je poursuivrais ma vengeance avec encore plus de vigueur qu'un autre.

L'ambition ne me travaille point. Je ne crains guère de choses, et ne crains aucunement la mort. Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrais ne l'y être point du tout. Cependant il n'est rien que je ne fisse pour le soulagement d'une personne affligée; et je crois effectivement que l'on doit tout

faire, jusqu'à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal : car les misérables sont si sots que cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en téinoigner, et se garder soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur, et qu'on doit laisser au peuple, qui, n'exécutant jamais rien par la raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses.

J'aime mes amis; et je les aime d'une façon que je ne balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs. J'ai de la condescendance pour eux; je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs : seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n'ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence.

J'ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens. Je suis fort secret, et j'ai moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en confidence. Je suis extrêmement régulier à ma parole; je n'y manque jamais, de quelque conséquence que puisse être ce que j'ai promis, et je m'en suis fait toute ma vie une loi indispensable. J'ai une civilité fort exacte parmi les femmes ; et je ne crois

pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la peine. Quand elles ont l'esprit bien fait, j'aime mieux leur conversation que celle des hommes: on y trouve une certaine douceur qui ne se rencontre point parmi nous; et il me semble, outre cela, qu'elles s'expliquent avec plus de netteté, et qu'elles donnent un tour plus agréable aux choses qu'elles disent. Pour galant, je l'ai été un peu autrefois ; présentement je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. J'ai renoncé aux fleurettes, et je m'étonne seulement de ce qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui s'occupent à en débiter.

J'approuve extrêmement les belles passions; elles marquent la grandeur de l'âme : et quoique, dans les inquiétudes qu'elles donnent, il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s'accommodent si bien d'ailleurs avec la plus austère vertu, que je crois qu'on ne les saurait condamner avec justice. Moi qui connais tout ce qu'il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte; mais de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j'ai me passe jamais de l'esprit au cœur.

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AVERTISSEMENT

PAR L.-S. AUGER.

C'est un sujet continuel de scandale et de chagrin pour ceux qui aiment les bons livres et les livres bien faits, que de voir avec quelle négligence les auteurs classiques se réimpriment journellement, L'ignorance, l'étourderie ou le faux jugement des divers éditeurs y ont successivement introduit des fautes et des altérations de texte que l'on répète avec une désolante fidélité. On fait plus, on y ajoute chaque fois des fautes nouvelles; et la dernière édition, ordinairement la plus belle de toutes, est souvent aussi la plus mauvaise. Que fallait il faire pour échapper à ce reproche? Simplement recourir à la dernière édition donnée ou avouée par l'auteur et la reproduire avec exactitude. C'est ce que nous avons fait pour les Caractères de La Bruyère.

La Bruyère ne peint pas toujours des caractères; il ne fait pas toujours de ces portraits où l'on doit reconnaître non pas un individu, mais une espèce.

Quelquefois il particularise et écrit des personnalités tantôt malignes, tantôt flatteuses. Alors, pour rendre la satire moins délicate ou la louange plus directe, il usc de certains artifices qui ne trompent aucun lecteur; il jette sur son expression, plutôt que sur sa pensée, certains voiles qui ne cachent aucune vérité. Ce sont ou des lettres initiales ou des noms tout en blanc, ou des noms antiques pour des noms modernes. Fiers de pouvoir révéler ce que n'ignore personne, nos récents éditeurs, au lieu de mettre en note un éclaircissement inutile, mais innocent, ont altéré le texte de l'auteur, soit en suppléant ce qu'il avait omis à dessein, soit en substituant le nom véritable au nom supposé. Ainsi quand La Bruyère dit : « Quel besoin a Trophime d'être cardinal?» bien sûr que ni son siècle, ni la postérité ne pourront hésiter à reconnaître dans cette phrase le grand homme qu'on s'étonna de ne point voir revêtu de la pourpre romaine, et de qui elle eût reçu plus d'éclat qu'il n'aurait pu eu recevoir d'elle, ces éditeurs changent témérairement Trophime en Bénigne; et, comme si ce n'était pas assez clair encore, ils écrivent au bas de

la page: Jacques Bénigne Bossuet, évêque de Meaux..

"

Mais voici un trait bien plus frappant de cette ridicule manie d'instruire un lecteur qui n'en a que faire, en élucidant un auteur qui croyait être assez clair, ou qui ne voulait pas l'être davantage. Dans le chapitre De la Cour La Bruyère fait une description qui commence par ces mots : « On parle d'une région, etc. et qui se termine ainsi : Les gens du pays le nomment ***; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons. Pour le moins éclairé, le moins sagace de tous les lecteurs, l'allégorie est aussi transparente qu'elle est ingénieuse et maligne; nul ne peut douter qu'il ne s'agisse de la résidence royale de France, et chacun, en nommant ce lieu lorsque l'auteur le tait, peut s'applaudir d'un acte de pénétration qui lui a peu coûté. Que font nos malencontreux éditeurs? Ils impriment en toutes lettres le nom de Versailles, et ils ne s'aperçoivent pas que ce seul nom dénature entièrement le morceau, dont tout l'effet, tout le charme consiste à décrire Versailles en termes de relation, comme on ferait de quelque ville de l'Afrique ou des Indes-Occidentales récemment découverte par les voyageurs, et à nous faire sentir par cette heureuse fiction combien les mœurs de ce pays nous sembleraient singulières, bizarres et ridicules, s'il appartenait à un autre continent que l'Europe, à un autre royaume que la France. Depuis plus d'un siècle les éditions de La Bruyère sont accompagnées de notes connues sous le nom de clef, qui ont pour objet de désigner ceux des contemporains de l'auteur qu'on prétend lui avoir servi de modèles pour ses portraits de caractères. Nous avons exclu de notre édition ces notes qui nous ont toujours paru une ridicule et odieuse superfluité. Nous allons exposer nos motifs.

Aussitôt que parut le livre de La Bruyère, la malignité s'en empara. On crut que chaque caractère était le portrait de quelque personnage connu, et l'on voulut savoir les noms des originaux. On osa s'adresser à l'auteur lui-même pour en avoir la liste. Il eut beau s'indigner, se courroucer, nier avec serment que son intention eût été de peindre telle ou telle personne en particulier, on s'obstina, et, ce qu'il ne voulait ni ne pouvait faire, on le fit à son défaut. Des listes coururent, et La Bruyère, qu'elles désolaient, eut en outre le chagrin de se les voir attribuer. Heureusement sur ce point il ne lui fut pas difficile de se justifier. Il n'y avait pas une seule clef; il y en avait plusieurs, il y en avait un grand nombre ; c'est assez dire qu'elles n'étaient point semblables, qu'en beaucoup de points elles ne s'accordaient pas entre elles. Comme elles étaient différentes et ne pouvaient, suivant l'expression de La Bruyère, servir à une même entrée', elles ne

(1) Voyez la Préface du discours à l'Académie Française.

pouvaient pas non plus avoir été forgées et distri buées par une même main ; et la main de l auteur devait être soupçonnée moins qu'aucune autre.

Ces insolentes listes, après avoir troublé les jours de La Bruyère, se sont, depuis sa mort, attachées inséparablement à son livre, comme pour faire une continuelle insulte à sa mémoire : c'était perpétuer un scandale en pure perte. Quand elles circulaient manuscrites, les personnages qu'elles désignaient presque toutes faussement étaient vivants encore ou décédés depuis peu ; elles étaient alors des calomnies piquantes, du moins pour ceux. dont elles blessaient l'amour-propre ou les affertions; mais plus tard, mais quand les générations intéressées eurent disparu, elles ne furent plus que des mensonges insipides pour tout le monde. Fussent-elles aussi véridiques qu'en général elles. sont trompeuses, la malignité, la curiosité actuelle n'y pourrait trouver son compte. Pour un fort petit nombre de noms qui appartiennent à l'histoire de l'avant-dernier siècle, et que nous ont conservés les écrits contemporains, combien de noms plus qu'obscurs, qui ne sont point arrivés jusqu'à nous, et dont on découvrirait tout au plus la trace dans les vieilles matricules des compagnies de finance ou des marguilleries de paroisses! Ajoutons que les auteurs ou les compilateurs de ces clefs, malgré l'assurance naturelle à cette espèce de faussaires, ont souvent hésité entre deux et jusqu'à trois personnages divers, et que n'osant décider eux-mêmes ils en ont laissé le soin au lecteur, qui n'a ni la possibilité ni heureusement l'envie de faire un choix. Ce n'est pas tout encore plus d'une fois le nom d'un même personnage se trouve inscrit au bas de deux portraits tout-à-fait dissemblables. Ici le duc de Beauvilliers est nommé comme le modèle du courtisan hypocrite; et, à deux pages de distance, comme le type du courtisan dont la dévotion est sincère.

Quand les personnages nommés par les fabricateurs de clefs seraient tous aussi célèbres qu'ils sont presque tous ignorés ; quand l'indécision et la contradiction même d'un certain nombre de désiguations ne les feraient pas justement soupçonner toutes de fausseté, il y aurait encore lieu de rejeter ces prétendues révélations du secret de l'auteur. On ne peut douter, il est vrai, que La Bruyère en faisant ses portraits n'ait eu fréquemment en vue des personnages de la société de son temps. Mais ne sent-on pas tout de suite combien il est téméraire, souvent faux, et toujours nuisible, d'aflirmer que tel personnage est précisément celui qui lui a servi de modèle? n'est-ce pas borner le mérite et restreindre l'utilité de son travail? Si les vices, les travers, les ridicules marqués dans cette image ont été ceux d'un homme et non de l'humanité, d'un individu et non d'une espèce, le prétendu peintre d'histoire ou de genre n'est plus qu'un peintre de portraits, et le moraliste n'est plus

qu'un satirique'. Quel profit y aurait-il pour les mœurs, quel avantage y aurait-il pour la gloire de Molière à prouver que ce grand homme n'a pas voulu peindre l'avarice, mais quelque avare de son temps, dont il a caché le nom, par prudence, sous le nom forgé d'Harpagon?

Il n'est pas interdit toutefois de savoir et de faire connaître aux autres quels personnages et quelles anecdotes peuvent avoir fourni des traits à l'écrivain qui a peint les mœurs d'une époque sur la scène ou dans un livre, quand ces personnages ont quelque célébrité et ces anecdotes quelque intérêt. Sans nuire à l'effet moral, ces sortes d'éclaircissements satisfont la curiosité littéraire. Chaque fois donc que La Bruyère fait évidemment allusion à un homme ou à un fait de quelque importance, nous avons pris soin de le remarquer; c'est à ce genre d'explication que nos notes se bor

nent.

La notice qui suit est celle que M. Suard a placée en tête du petit volume intitulé Maximes et Réflexions morales extraites de La Bruyère. Ce morceau, qui renferme une analyse délicate et une appréciation aussi juste qu'ingénieuse du talent de La Bruyère, considéré comme écrivain, est un des meilleurs qui soient sortis de la plume de cet académicien si distingué par la finesse de son esprit, la politesse de ses manières et l'élégance de son langage. Nous y avons ajouté un petit nombre de notes principalement faites pour compléter ce qui regarde la personne de La Bruyère, par quelques particularités que l'auteur a omises ou ignorées.

SUR LA PERSONNE ET LES ÉCRITS
DE LA BRUYÈRE,

PAR M. SUARD.

Jean de La Bruyère naquit à Dourdan en 1659. Il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à M. le Duc3; et il resta jusqu'à la fin de sa vie attaché au prince en qualité d'homme de lettres, avec mille écus de pen

(1) « J'ai peint, dit La Bruyère, d'après nature: mais je n'ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celui-là. Je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés; me rendant plus difficile, je suis allé plus loin; j'ai pris un trait d'un côté, et un trait d'un autre; et de ces divers traits, qui pouvaient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vraisemblables..... » Voyez la Préface déjà citée. (2) D'autres ont dit dans un village près de Dourdan. (3) M. le duc Louis de Bourbon, petit-fils du grand Condé, et père de celui qui fut premier ministre sous Louis XV; mort en 1710. Des biographes ont prétendu que l'élève de La Bruyère avait été le duc de Bourgogne; ils se sont trompés.

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Voilà tout ce que l'histoire littéraire nous apprend de cet écrivain, à qui nous devons un des meilleurs ouvrages qui existent dans aucune langue: ouvrage qui par le succès qu'il eut dès sa naissance, dut attirer les yeux du public sur son auteur, dans ce beau règne où l'attention que le monarque donnait aux productions du génie réfléchissait sur les grands talents un éclat dont il ne reste plus que le souvenir.

On ne connaît rien de la famille de La Bruyère*, et cela est fort indifférent; mais on aimerait à savoir quel était son caractère, son genre de vie, la tournure de son esprit dans la société, et c'est ce qu'on ignore aussi3.

Peut-être que l'obscurité même de sa vie est un assez grand éloge de son caractère. Il vécut dans la maison d'un prince; il souleva contre lui une foule d'hommes vicieux ou ridicules, qu'il désigna dans son livre ou qui s'y crurent désignés1; il eut tous les ennemis que donne la satire, et ceux que donnent les succès; on ne le voit cependant mêlé dans aucune intrigue, engagé dans aucune querelle. Cette destinée suppose, à ce qu'il me semble, un excellent esprit et une conduite sage et modeste.

. On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis ou des livres; faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit. ▾

(Histoire de l'Académie Française.)

(1) L'abbé d'Olivet raconte ainsi sa mort : « Quatre jours << auparavant, il était à Paris dans une compagnie de gens qui <<< me l'ont conté, où tout à coup il s'aperçut qu'il devenait « sourd, mais absolument sourd. Il s'en retourna à Versailles, « où il avait son logement à l'hôtel de Condé; et une apo<< plexie d'un quart d'heure l'emporta, n'étant âgé que de cin«< quante-deux ans. »

(2) On sait au moins qu'il descendait d'un fameux ligueur du même nom, qui, dans les temps des barricades de Paris, exerça la charge de lieutenant civil.

(3) On ne l'ignore pas totalement; et l'auteur même de cette notice va citer quelques lignes de l'abbé d'Olivet, où il est question précisément du caractère de La Bruyère, de son genre de vie, et de son esprit dans la société.

(4) M. de Mallezienx, à qui La Bruyère montra son livre avant de le publier, lui dit : « Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis. »

(5) On peut ajouter à ce peu de mots sur La Bruyère ce que dit de lui Boileau dans une lettre à Racine, sous la date du 19 mai 1637, année même de la publication des Caractères : << Maximilien m'est venu voir à Auteuil, et m'a lu quelque «< chose de son Théophraste. C'est un fort honnête homme, « et à qui il ne manquerait rien, si la nature l'avait fait aussi «< agréable qu'il a envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du « savoir et du mérite. » Pourquoi Boileau désigne-t-il La Bruyère par le nom de Maximilien, qu'il ne portait pas? Etait-ce pour faire comme La Bruyère lui-même, qui peignait ses contemporains sous des noms empruntés de l'histoire an

On conçoit aisément que le philosophe qui releva avec tant de finesse et de sagacité les vices, les travers et les ridicules connaissait trop les hommes pour les rechercher beaucoup ; mais il put aimer la société sans s'y livrer. Il devait être très réservé dans son ton et dans ses manières, attentif à ne pas blesser des convenances qu'il sentait si bien, trop accoutumé enfin à observer dans les autres les défauts du caractère et les faiblesses de l'amourpropre, pour ne pas les réprimer en lui-même.

Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit dès sa naissance. On attribua cet éclat aux traits satiriques qu'on y remarqua ou qu'on crut y voir. On ne peut pas douter que cette circonstance n'y contribuât en effet. Peut-être que les hommes en général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit assez éclairé pour sentir tout le mérite d'un ouvrage de génie dès le moment où il paraît, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais si la malignité hâta le succès du livre de La Bruyère, le temps y a mis le sceau: on l'a réimprimé cent fois; on l'a traduit dans toutes les langues 1; et, ce qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une foule de copistes; car c'est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter.

Sans doute La Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivait; mais il peignit les hommes, non en peintre de portraits qui copie servilement les objets et les formes qu'il a sous les yeux, mais en peintre d'histoire qui choisit et rassemble différents modèles; qui n'en imite que les traits de caractère et d'effet, et qui sait y ajouter ceux que lui fournit son imagination, pour en former cet

cienne? Par le Théophraste de La Bruyère, Boileau entend-il sa traduction du Théophraste, ou l'ouvrage composé par lui à l'imitation du moraliste grec? Je croirais qu'il s'agit du dernier. Boileau semble reprocher à La Bruyère d'avoir poussé un peu plus loin qu'il ne convient l'envie d'être agréable; et, suivant ce que rapporte d'Olivet, il n'avait aucune ambition, pas même celle de montrer de l'esprit. C'est une contradiction assez frappante entre les deux témoignages. La Bruyère, dans son ouvrage, parait trop constamment animé du désir de produire de l'effet, pour que sa conversation ne s'en ressentit pas un peu; je me rangerais done volontiers à l'opinion de Boileau. Quoi qu'il en soit, ce grand poète estimait La Bruyère et son livre; il n'en faudrait pas d'autre preuve que ce quatrain qu'il fit pour mettre au bas de son portrait :

Tout esprit orgueilleux qui s'aime
Par mes leçons se voit guéri,
Et, dans ce livre si chéri,
Apprend à se haïr lui-même.

(1) Je doute de la vérité de cette assertion, prise au moins dans toute son étendue. La Bruyère ayant parlé quelque part d'un bon livre, traduit en plusieurs langues, on prétendit qu'il avait parlé de son propre ouvrage; et l'opinion s'en établit tellement, que ses ennemis même lui firent honneur de cc grand nombre de traductions. Mais un admirateur, un imitateur et un apologiste de La Bruyère nia que les Caractères cussent été traduits en aucune langue. J'ignore s'il s'en est fait des traductions depuis cette discussion; mais j'aurais peine à croire qu'il s'en fût fait beaucoup; pour le fonds et pour la forme, les Caractères sont peu traduisibles. A

ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qu constitue la perfection des beaux-arts.

C'est là le talent du poète comique : aussi a-t-on comparé La Bruyère à Molière; et ce parallèle offre des rapports frappants; mais il y a si loin de l'art d'observer des ridicules et de peindre des caractères isolés à celui de les animer et de les faire mouvoir sur la scène, que nous ne nous arrêtons pas à ce genre de rapprochement, plus propre à faire briller le bel-esprit qu'à éclairer le goût. D'ailleurs à qui convient-il de tenir ainsi la balance entre des hommes de génie? On peut bien comparer le degré de plaisir, la nature des impressions qu'on reçoit de leurs ouvrages; mais qui peut fixer exactement la mesure d'esprit et de talent qui est entrée dans la composition de ces mêmes ouvrages?

On peut considérer La Bruyère comme moraliste et comme écrivain. Comme moraliste, il paraît moins remarquable par la profondeur que par la sagacité. Montaigne, étudiant l'homme en soi-même, avait pénétré plus avant dans les principes essentiels de la nature humaine; La Rochefoucauld a présenté l'homme sous un rapport plus général, en rapportant à un seul principe le ressort de toutes les actions humaines; La Bruyère s'est attaché particulièrement à observer les différences que le choc des passions sociales, les habitudes d'état et de profession établissent dans les mœurs et la conduite des hommes. Montaigne et La Rochefoucauld ont peint l'homme de tous les temps et de tous les lieux; La Bruyère a peint le courtisan, l'homme de robe, le financier, le bourgeois du siècle de Louis XIV.

Peut-être que sa vue n'embrassait pas un grand horizon et que son esprit avait plus de pénétration que d'étendue. Il s'attache trop à peindre les individus, lors même qu'il traite des plus grandes choses. Ainsi, dans son chapitre intitulé Du Souverain, ou de la République, au milieu de quelques réflexions générales sur les principes et les vices du gouvernement, il peint toujours la cour et la ville, le négociateur et le nouvelliste. On s'attendait à parcourir avec lui les républiques anciennes et les monarchies modernes ; et l'on est étonné, à la fin du chapitre, de n'être pas sorti de Versailles.

Il y a cependant, dans ce même chapitre, des pensées plus profondes qu'elles ne le paraissent au premier coup d'œil. J'en citerai quelques-unes, et je choisirai les plus courtes. Vous pouvez aujourd'hui, dit-il, ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges; mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes. ▾

Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain. »

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