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qu'ils ne le persuadent, ni par des lieux communs tirés de divers effets de la nature, mais par des preuves morales qui vont plus au cœur qu'à l'esprit: c'est-à-dire qu'il voulait plus travailler à toucher et à disposer le cœur, qu'à convaincre et à persuader l'esprit, parce qu'il savait que les passions et les attachements vicieux qui corrompent le cœur et la volonté sont les plus grands obstacles et les principaux empêchements que nous ayons à la foi, et que, pourvu qu'on pût lever ces obstacles, il n'était pas difficile de faire recevoir à l'esprit les lumières et les raisons qui pouvaient le convaincre.

On sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais M. Pascal s'en est encore expliqué lui-même dans un de ses fragments qui a été trouvé parmi les autres, et que l'on n'a point mis dans ce recueil. Voici ce qu'il dit dans ce fragment : « Je - n'entreprendrai pas ici de prouver par des rai⚫ sons naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la • Trinité, ou l'immortalité de l'âme, ni aucune des - choses de cette nature; non-seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver - dans la nature de quoi convaincre des athées en- durcis, mais encore parce que cette connais.sance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. . Quand un homme serait persuadé que les propor⚫tions des nombres sont des vérités immatérielles, ⚫ éternelles, et dépendantes d'une première vérité - en qui elles subsistent et qu'on appelle Dieu, je ne - le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut

On s'étonnera peut-être aussi de trouver dans ce recueil une si grande diversité de pensées, dont il y en a même plusieurs qui semblent assez éloignées du sujet que M. Pascal avait entrepris de traiter. Mais il faut considérer que son dessein était bien plus ample et plus étendu que l'on ne se l'imagine, et qu'il ne se bornait pas seulement à réfuter les raisonnements des athées, et de ceux qui combattent quelques-unes des vérités de la foi chrétienne. Le grand amour et l'estime singulière qu'il avait pour la religion faisaient que non-seulement il ne pouvait souffrir qu'on la voulût détruire et anéantir tout-àfait, mais même qu'on la blessât et qu'on la corrompît en la moindre chose; de sorte qu'il voulait déclarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté, c'est-à-dire non-seulement aux athées, aux infidèles, et aux hérétiques, qui refusent de soumettre les fausses lumières de leur raison à la foi, et de reconnaître les vérités qu'elle nous enseigne, mais même aux chrétiens et aux catholiques qui, étant dans le corps de la véritable Église, ne vivent pas néanmoins selon la pureté des maximes de l'Évangile, qui nous y sont proposées comme le modèle sur lequel nous devons nous régler et conformer toutes nos actions.

Voilà quel était son dessein; et ce dessein était assez vaste et assez grand pour pouvoir comprendre la plupart des choses qui sont répandues dans ce

recueil. Il s'y en pourra néanmoins trouver quelques-unes qui n'y ont nul rapport, et qui en effet n'y étaient pas destinées, comme, par exemple, la plupart de celles qui sont dans le chapitre des Pensées diverses, lesquelles on a aussi trouvées parmi les papiers de M. Pascal, et que l'on a jugé à propos de joindre aux autres, parce que l'on ne donne pas ce livre-ci simplement comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la religion, mais comme un recueil de Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets.

Je pense qu'il ne reste plus, pour achever cette préface, que de dire quelque chose de l'auteur après avoir parlé de son ouvrage. Je crois que non-seulement cela sera assez à propos, mais ce que j'ai dessein d'en écrire pourra même être très utile pour faire connaître comment M. Pascal est entré dans l'estime et dans les sentiments qu'il avait pour la religion, qui lui firent concevoir le dessein d'entreprendre cet ouvrage.

On peut voir, dans la préface des Traités de l'Équilibre des liqueurs, de quelle manière il a passé sa jeunesse, et le grand progrès qu'il y fit en peu de temps dans toutes les sciences humaines et profanes auxquelles il voulut s'appliquer, et particulièrement en la géométrie et aux mathématiques; la manière étrange et surprenante dont il les apprit à l'âge de onze ou douze ans ; les petits ouvrages qu'il faisait quelquefois, et qui surpassaient toujours beaucoup la force et la portée d'une personne de son âge; l'effort étonnant et prodigieux de son imagination et de son esprit qui parut dans sa machine d'arithmétique, qu'il inventa âgé seulement de dix-neuf à vingt ans ; et enfin les belles expériences du vide qu'il fit en présence des personnes les plus considérables de la ville de Rouen, où il demeura quelque temps, pendant que monsieur le président Pascal, son père, y était employé pour le service du roi dans la fonction d'intendant de justice. Ainsi je ne répéterai rien ici de tout cela, et je me contenterai seulement de représenter en peu de mots comment il a méprisé toutes ces choses, et dans quel esprit il a passé les dernières années de sa vie, en quoi il n'a pas moins fait paraître la grandeur et la solidité de sa vertu et de sa piété qu'il avait montré auparavant la force, l'étendue et la pénétration admirable de son esprit.

Il avait été préservé pendant sa jeunesse, par une protection particulière de Dieu, des vices où tombent la plupart de nos jeunes gens; et ce qui est assez extraordinaire à un esprit aussi curieux que le sien, il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Et il a dit plusieurs fois qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il avait à monsieur son père, qui, ayant lui-même un très grand respect pour la reltgion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maxime : que tout ce qui est l'objet de la foi ne

saurait l'être de la raison, et beaucoup moins y être soumis.

Ces instructions, qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une très grande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d'un raisonnement fort et puissant, faisaient tant d'impression sur son esprit, que, quelques discours qu'il entendit faire aux libertins, il n'en était nullement ému; et, quoiqu'il fût fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe, que la raison humaine est audessus de toutes choses, et qui ne connaissaient pas la nature de la foi.

Mais enfin,après avoir ainsi passé sa jeunesse dans des occupations et des divertissements qui paraissaient assez innocents aux yeux du monde, Dieu le toucha de telle sorte, qu'il lui fit comprendre parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour lui et à n'avoir point d'autre objet que lui. Et cette vérité lui parut si évidente, si utile et si nécessaire, qu'elle le fit résoudre de sc retirer et de se dégager peu à peu de tous les attachements qu'il avait au monde, pour pouvoir s'y appliquer uniquement.

Ce désir de la retraite et de mener une vie plus chrétienne et plus réglée lui vint lorsqu'il était encore fort jeune ; et il le porta dès lors à quitter entièrement l'étude des sciences profanes pour ne s'appliquer plus qu'à celles qui pouvaient contribuer à son salut et à celui des autres. Mais de continuelles maladies qui lui survinrent le détournèrent quelque temps de son dessein et l'empêchèrent de le pouvoir exécuter plus tôt qu'à l'âge de trente ans.

Ce fut alors qu'il commença à y travailler tout de bon; et, pour y parvenir plus facilement et rompre tout d'un coup toutes ses habitudes, il changea de quartier, et ensuite se retira à la campagne, où il demeura quelque temps; d'où étant de retour, il témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta. Il établit le réglement de sa vie dans sa retraite sur deux maximes principales, qui sont, de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les avait sans cesse devant les yeux, et il tâchait de s'y avancer et de s'y perfectionner toujours de plus en plus.

C'est l'application continuelle qu'il avait à ces deux grandes maximes qui lui faisait témoigner une si grande patience dans ses maux et dans ses maladies (qui ne l'ont presque jamais laissé sans douleur pendant toute sa vie); qui lui faisait pratiquer des mortifications très rudes et très sévères envers lui-même ; qui faisait que non-seulement il refusait à ses sens tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore qu'il prenait sans peine, sans dégoût, et même avec joie, lorsqu'il le fallait, tout ce qui leur pouvait déplaire, soit pour la nourriture, soit pour les remèdes; qui le portait à se retrancher tous les jours de plus en plus tout ce qu'il

ne jugeait pas lui être absolument nécessaire, soit pour le vêtement, soit pour la nourriture, pour les meubles, et pour toutes les autres choses; qui lui donnait un amour si grand et si ardent pour la pauvreté, qu'elle lui était toujours présente, et que, lorsqu'il voulait entreprendre quelque chose, la première pensée qui lui venait en l'esprit était de voir si la pauvreté pouvait être pratiquée, et qui lui faisait avoir en même temps tant de tendresse et tant d'affection pour les pauvres, qu'il ne leur a jamais pu refuser l'aumône, et qu'il en a fait même fort souvent d'assez considérables, quoiqu'il n'en fit que de son nécessaire; qui faisait qu'il ne pouvait souffrir qu'on cherchât avec soin toutes ses commodités, et qu'il blâmait tant cette recherche curieuse et cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, d'avoir toujours du meilleur et du mieux fait, et mille autres choses semblables qu'on fait sans scrupule, parce qu'on ne croit pas qu'il y ait de mal, mais dont il ne jugeait pas de même; et enfin qui lui a fait faire plusieurs actions très remarquables et très chrétiennes, que je ne rapporte pas ici, de peur d'être trop long, et parce que mon dessein n'est pas de faire une vie, mais seulement de donner quelque idée de la piété et de la vertu de M. Pascal à ceux qui ne l'ont pas connu; car pour ceux qui l'ont vu et qui l'ont un peu fréquenté pendant les dernières années de sa vie, je ne prétends pas leur rien apprendre par la; et je crois qu'ils jugeront bien au contraire que j'aurais pu dire encore beaucoup d'autres choses que je passe sous silence.

Les Pensées de Pascal ont été rangées selon trois classifications différentes.

La première est celle de Port-Royal, édition de 1670. On trouvera l'indication du plan suivi dans cette classification dans la préface de Dubois, qui précède. La crainte de blesser les jésuites, alors tout-puissants, détermina l'éditeur de cette édition à supprimer un grand nombre de pensées et même de morceaux.

Condorcet publia en 1776, en un vol. in-8°, sous la date de Londres, une nouvelle édition, pour laquelle il adopta une classification toute différente. Il supprima à son tour beaucoup de pensées publiées par les premiers éditeurs et en publia beaucoup d'autres inédites. Quoique cette édition soit fort imparfaite et mutilée, la classification est aussi claire que la précédente était confuse et embrouillée.

Le travail fait par Bossut n'est que celui de Condorcet complété. Dans l'édition qu'il publia en 1779, Bossut collationna soigneusement les éditions précédentes avec les manuscrits authentiques de Pascal. M. Renouard a republié en 1803 cet excellent travail, qui est aujourd'hui le seul adopté.

Une troisième classification est toute récente; elle a été publiée à Dijon en 1825, en un vol. in-8°. J'ai adopté la classification de Condorcet, complétée par Bossut.

La Bibliothèque royale de Paris possède un manuscrit autographe des Pensées de Pascal. Ce sont des fragments de papier recollés au hasard et sans suite; riche dépôt de trésors natifs, qui pour n'être pas enchâssés l'un près de l'autre, ainsi que le voulait leur possesseur, n'en ont pas moins une valeur qui appelle sur eux tous les regards.

Le style de Pascal, dit M. Molé, est le plus expressif que l'on connaisse; mais il dit tant de choses en si peu de mots qu'en le lisant pour la

première fois on n'a pas le temps de regarder les termes; on est si ravi de ses pensées qu'on ignore comment il les exprime... Ce qu'il y a de surprenant, c'est d'être aussi imposant avec si peu d'apprêt. Son expression, toujours la plus juste et la plus complète possible, est en même temps la plus simple... Il a un goût de style qui suit toujours le génie, et qui vient de ce qu'il connaissait aux mots des acceptions que sans lui nous aurions toujours ignorées. Il est un très grand goût qui tient à de très grandes idées et qui les exprime; c'est-à-dire qu'il y a des pensées qui sortent de l'âme avec tant de force qu'elles entraînent avec elles les seuls mots pour les rendre. »

LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD.

NÉ EN 1613.-MORT EN 1680.

Mon ami M. Mély Janin, ravi trop tôt aux lettres et à l'affection de ses nombreux amis, a écrit un spirituel article sur le duc de la Rochefoucauld2.

Le duc de La Rochefoucauld (François), prince de Marsillac, naquit, dit-il, en 16133. Appelé par sa naissance à tenir à la cour un rang distingué, il le soutint dignement par sa valeur, son esprit et ses brillantes qualités. Il avait, dit madame de Maintenon, une physionomie heureuse, l'air grand, beaucoup d'esprit et peu de savoir. En effet, son éducation première avait été négligée; un heureux naturel y suppléa. Doué de l'esprit d'observation, il fut à même de l'exercer au sein des troubles civils; c'est là que toutes les passions sont en mouvement et tous les caractères en dehors. Il étudia les hommes; et cette vivante histoire remplaça pour lui l'étude des livres. Jeté dès son enfance au milieu des intrigues, il y prit une part active. Aussi le cardinal de Richelieu, qui savait prévoir, l'éloigna-t-il de la cour. A la mort du ministre, La Rochefoucauld y reparut brillant de jeunesse et rempli d'ardeur. Une nouvelle carrière s'ouvrait devant lui. Louis XIII ne retenait plus qu'à peine les restes d'une vie languissante, et déjà surgissaient de tous côtés les ambitions, si longtemps contenues sous la main ferme et vigoureuse de Richelieu. On pressentait les embarras inséparables d'une minorité, et chacun se flattait d'en tirer parti en se rendant nécessaire ou redou

(1) Essais de Morale et de Politique, chap. IX, deuxième édition, 1809.

(2) Biographie universelle.

(3) Son père, François V, premier duc de La Rochefoucauld, mort en 1650, était neveu, à la mode de Bretagne, du précédent. Les ainés de la famille ont toujours porté le nom de François, depuis le premier, mort en 1517, en faveur duquel la baronnie de La Rochefoucauld fut érigée en comté, en 1515, par le roi François fer, dont il était parrain.

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table; quand rien n'est réglé, on peut prétendre à tout. L'espace était trop étroit pour tant de rivalités qui s'agitaient ensemble; il fallait un champ plus vaste; ce champ ne tarda pas à s'offrir. Le parlement, dont les prétentions étaient d'autant plus grandes que ses droits paraissaient incertains, s'opposa aux nouveaux édits. Telle fut l'origine de la guerre civile, qui ne serait que ridicule, si les grands noms de Turenne et de Condé n'y figuraient pas; de cette guerre dont les manifestes étaient des couplets, où des chansonniers se trouvaient être d'importants personnages, où l'on se consolait d'une défaite par une épigramme, où l'amour formait et rompait les cabales, où un maréchal rendait une ville à la belle des belles, où les hommes changeaient de parti comme les femmes changeaient d'amants; de cette guerre enfin qui, ainsi que le disait le grand Condé, «ne devrait être écrite qu'en vers burlesques. On conçoit que le duc de La Rochefoucauld, doué de tous les avantages personnels et l'un des hommes les plus aimables de son temps, était plus propre que personne à jouer un rôle dans une guerre où rien ne se faisait que de par et pour les dames. Tout l'y poussait son ardeur naturelle, cette longue con trainte qu'il avait éprouvée sous Richelieu, la nécessité de se déclarer dans une cour où tout était parti, et où la neutralité passait pour de la faiblesse, et plus que tout cela sa liaison avec la duchesse de Longueville, qui était l'âme de la Fronde. Il s'y engagea donc sans réserve, s'y montra tour à tour comme négociateur et comme guerrier, et signala sa valeur au siége de Bordeaux et au combat de Saint-Antoine, où il fut blessé d'un coup de mousquet qui le priva pendant quelque temps de la vue. On connaît les deux vers qu'il emprunta alors à une tragédie de Du

Ryer, et qui, dans ces temps encore tout chevale-
resques, étaient comme la devise de sa bannière :
Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
J'ai fait la guerre aux rois; je l'aurais faite aux dieux.

. On sait aussi que, lorsqu'il fut brouillé avec cette belle duchesse, il parodia ainsi les mêmes vers:

Pour meriter ce cœur qu'enfin je connais mieux,
J'ai fait la guerre aux rois, j'en ai perdu les yeux.

n

. Lorsque cette inquiétude qui agitait les esprits se fut enfin usée dans la guerre civile, lorsque la monarchie, qui renaissait dans Louis XIV et se relevait avec lui, eut imposé le calme à ces grands nouvements, le duc de La Rochefoucauld rentra dans le sein de la vie privée, où la douceur de ses mœurs et la facilité de son caractère lui promettaient le bonheur : il consacra à l'amitié des jours que l'amour et l'intrigue avaient jusque-là occupés tout entiers. C'est une chose remarquable que deux femmes se sont pour ainsi dire partagé sa vie. Sa longue amitié pour Madame de La Fayette n'est pas moins célèbre que son amour pour la duchesse de Longueville. Il m'a donné de l'esprit, disait la première, mais j'ai formé son cœur. Débarrassé des intrigues de la cour et affranchi des caprices des femmes, le duc de La Rochefoucauld ne songea plus qu'à se livrer aux charmes de l'amitié et aux plaisirs de l'esprit; sa maison devint le rendez-vous de tout ce qu'il y avait de plus distingué à la cour et à la ville par la naissance, l'esprit, le talent et la politesse. Madame de Sévigné, avec laquelle il était intimement lié, en parle souvent dans ses lettres; elle n'en parle jamais de sang-froid. Il est facile de voir quelle douceur elle trouvait dans son commerce et quel charme dans ses entretiens. Ce fut alors qu'il composa ses Mémoires et ses Maximes. Rien n'aurait dérangé le bonheur qu'il s'était fait, si, pendant les dix dernières années de sa vie, il n'eût été sujet à des accès de goutte qui venaient l'assaillir avec d'incroyables douleurs et mettaient sa constance aux plus rudes épreuves. Je fus hier chez M. de La Rochefoucauld, écrivait Madame de Sévigné à sa fille; je le trouvai criant à hauts cris; ses douleurs étaient à un tel point que sa constance était vaincue ; l'excès de sa douleur l'agitait de telle sorte qu'il était en l'air dans sa chaise avec une fièvre violente; il me fit une peine extrême. Je ne l'avais jamais vu dans cet état. Il me pria de vous le mander, et de vous assurer que les roués ne souffrent pas un moment ce qu'il souffre la moitié de sa vie, et qu'aussi il souhaite la mort comme le coup de grâce. A ces vives souffrances, qu'il supportait ordinairement avec patience, se joignirent d'autres douleurs qui triomphèrent presque de toute sa fermeté. Son fils fut blessé au passage du Rhin; son petit-fils y fut tué. « J'ai vu, dit encore madame de Sévigné, son cœur à découvert dans cette cruelle aventure; il est au premier rang de ce que je connais

de courage, de mérite, de tendresse et de raison; je compte pour rien son esprit et ses agréments. Ces pertes et celles du chevalier de Longueville, qu'il avait quelque raison de ne pas moins regretter que ses propres enfants, jointes aux attaques réitérées de la goutte, hâtèrent la fin de sa vie, qui fut tout à la fois celle d'un philosophe et d'un chrétien. Nous rapporterons ici quelques phrases de cette même Madame de Sévigné, qu'on ne peut se lasser de citer; elles peignent le duc de La Rochefoucauld mourant, et mettent tout entier à découvert son courage et sa philosophie. « Son état, dit-elle, est une chose digne d'admiration; il est fort bien disposé pour la conscience; voilà qui est fait; mais, au reste, c'est la maladie et la mort du voisin dont il est question...Ce n'est pas inutilement qu'il a fait des réflexions toute sa vie; il s'est approché de telle sorte de ses derniers moments qu'ils n'ont rien de nouveau ni d'étrange pour lui.. Il mourut le 17 mars 1680.

Pour compléter ce que nous avons à dire de sa personne et de sa vie, nous emprunterons aux Mémoires du cardinal de Retz le portrait qu'il y a inséré de ce duc.

Il y a toujours eu du je ne sais quoi en M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d'intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n'ont jamais été son faible, et où il ne connaissait pas les grands, qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucunes affaires, et je ne sais pourquoi; car il avait des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu'il n'avait pas. Sa vue n'était pas assez étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée; mais son bon sens, très bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation, et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devait récompenser plus qu'il n'a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n'a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n'est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement: car, quoiqu'il ne l'ait pas exquis dans l'action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n'en connaissions pas la cause. Il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fut très soldat. Il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait eu toujours bonne intention de l'être. Il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie y ait été engagée. Cet air de honte et de timidité, que vous lui voyez dans la vie civile, s'était tourné dans les affaires en air d'apologie. Il croyait toujours en avoir besoin ; ce qui, joint à ses maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu, et à sa pratique, qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d'im.

patience qu'il y était entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il eût pu, pour le courtisan le plus poli et le plus honnête homme, à l'égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle..

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Ceux qui ont recueilli, dans les écrits du temps, les traits épars de la physionomie de l'auteur des Maximes, en retrouveront ici l'ensemble. Le cardinal de Retz parle de cet air de honte et de timidité qu'on lui voyait dans la vie civile: on serait tenté de croire ce trait hasardé, car il ne s'accorde guère avec cet esprit vif que personne ne conteste à La Rochefoucauld. Cependant on en reconnaîtra la justesse si l'on veut se ressouvenir que Hnet, dans ses Mémoires, nous apprend que La Rochefoucauld refusa toujours de prendre place à l'Académie Française, parce qu'il était timide et qu'il craignait de parler en public. Il nous reste de lui le livre des Maximes, et des Mémoires de la régence d'Anne d'Autriche, écrits d'un style clair, avec un naturel qui n'exclut pas l'élégance; ils ont un grand air de sincérité. Bayle les mettait au-dessus des Commentaires de César. La postérité en a jugé autrement, et n'a rien vu de commun entre les Mémoires et les Commentaires, si ce n'est que les auteurs ne parlent d'eux-mêmes qu'à la troisième personne. « Les Mémoires du duc de La Rochefoucauld, a dit Voltaire, sont lus, et l'on sait par cœur ses Pensées. » Ses Pensées sont en effet son plus beau titre de gloire. La Bruyère avoue quelque part qu'il le regardait comme un redoutable concurrent. Esprit fin et délicat, La Rochefoucauld avait reçu de la nature, comme nous l'avons dit, ce génie observateur qui perce les ténèbres du cœur humain et y saisit le fil mystérieux et secret qui le dirige. Une grande partie de sa vie avait été agitée par les passions les plus vives: l'amour, l'ambition, l'intrigue, l'avaient occupé tour à tour. Il avait vécu tantôt dans les cours et tantôt dans les camps. Les guerres civiles l'avaient mis en relation avec des hommes de tous les caractères et de tous les partis. Quel vaste champ d'observations! Lorsque le froid des ans et les langueurs de la vieillesse eurent apporté le calme à cette âme impétueuse; lorsque les beaux yeux eurent perdu sur lui leur puissance, il jeta un regard en arrière; il rappela à sa mémoire les événements dont il avait été le témoin, les rôles que chaque personnage y avait joués, et recherchant les motifs secrets qui avaient dirigé ceux que la naissance, le hasard ou la nécessité avaient mis en rapport avec lui, il découvrit que le premier principe, que le mobile puissant de toutes nos actions était l'amourpropre qui, dans la langue philosophique, veut dire l'amour de soi. Ainsi que Newton expliqua par l'attraction tous les phénomènes du monde physique, La Rochefoucauld explique par l'amour-propre les mystères du cœur humain. Il vit que les passions, MORAL.

les désirs, les affections de l'homme, se précipitaient, comme par une puissance inconnue, vers ce centre unique. Ce principe une fois reconnu, il en déduisit toutes les conséquences possibles: l'amitié ne fut plus qu'un échange de bons offices, qu'un ménagement réciproque, un commerce où l'amour de soi trouve toujours quelque chose à gagner; la bonté ne fut plus qu'un moyen de s'acquérir tout le monde; la justice, que la crainte de souffrir l'injustice; et enfin nos qualités, bonnes on mauvaises, devinrent incertaines et dépendirent uniquement des circonstances. Il fallait être bien sûr de soi pour ne pas craindre d'être pris au mot; il n'appartenait qu'à un homme d'une réputation bien pure, d'oser ainsi avilir le principe de toutes les actions humaines, et à celui-là seul qui avait donné l'exemple de toutes les vertus, il était permis d'en contester l'existence. »

Les Mémoires de La Rochefoucauld, publiés d'aborden 1662,ont été souvent réimprimés, mais d'une manière incomplète; la première partie, qui sert d'introduction, a paru pour la première fois dans l'édition de M. Renouard, en 1817. Les Réflexions ou sentences et maximes morales, qui furent imprimés d'abord en 1665, ont été commentées, revues ou mises en ordre par La Roche, en 1737; par Suard, en 1778; par l'abbé Brotier, en 1789; par M. de Fortia d'Urban, en 1796; par M. Aimé Martin, en 1822, in-8°, etc. Nous citerons aussi l'édition donnée par Blaise, en 1813.

PORTRAIT

DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD,

FAIT PAR LUI-MÊME, IMPRIMÉ EN 1665.

Je suis d'une taille médiocre, libre et bien proportionnée. J'ai le teint brun, mais assez uni; le front élevé, et d'une raisonnable grandeur; les yeux noirs, petits et enfoncés ; et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché de dire de quelle sorte j'ai le nez fait; car il n'est ni camus, ni aquilin, ni gros, ni pointu, au moins à ce que je crois : tout ce que je sais, c'est qu'il est plutôt grand que petit, et qu'il descend un peu trop bas. J'ai la bouche grande, et les lèvres assez rouges d'ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J'ai les dents blanches, et passablement bien rangées. On m'a dit autrefois que j'avais un peu trop de menton: je viens de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop bien qu'en juger. Pour le tour du visage, je l'ai ou carré ou en ovale; lequel des deux, il me serait fort difficile de le dire. J'ai les

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