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Ce n'est pas qu'il trouvât mauvais l'établissement des hôpitaux généraux; au contraire, il avait beaucoup d'amour pour cela, comme il l'a bien témoigné par son testament; mais il disait que ces grandes entreprises étaient reservées à de certaines personnes que Dieu destinait à cela, et qu'il conduisait quasi visiblement; mais que ce n'était pas la vocation générale de tout le monde, comme l'assistance journalière et particulière des pauvres.

Voilà une partie des instructions qu'il nous donnait pour nous porter à la pratique de cette vertu qui tenait une si grande place dans son cœur ; c'est un petit échantillon qui nous fait voir la grandeur de sa charité. Sa pureté n'était pas moindre, et il avait un si grand respect pour cette vertu qu'il était continuellement en garde pour empêcher qu'elle ne fût blessée ou dans lui ou dans les autres, et il n'est pas croyable combien il était exact sur ce point. J'en étais même dans la crainte; car il trouvait à redire à des discours que je faisais, et que je croyais très innocents, et dont il me faisait ensuite voir les défauts, que je n'aurais jamais connus sans ses avis. Si je disais quelquefois par occasion que j'avais vu une belle femme, il se fàchait, et me disait qu'il ne fallait jamais tenir ce discours devant des laquais ni des jeunes gens, parce que je ne savais pas quelles pensées je pourrais exciter par là en eux. Il ne pouvait souffrir aussi les caresses que je recevais de mes enfants, et il me disait qu'il fallait les en désaccoutumer, et que cela ne pouvait que leur nuire; et qu'on leur pouvait témoigner de la tendresse en mille autres manières. Voilà les instructions qu'il me donnait là-dessus ; et voilà quelle était sa vigilance pour la conservation de la pureté dans lui et dans les autres.

- Il lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort, qui en fut une preuve bien sensible, et qui fait voir en même temps la grandeur de sa charité comme il revenait un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille d'environ quinze ans, fort belle, qui lui demanda l'aumône ; il fut touché de voir cette personne exposée à un danger si évident; il lui demanda qui elle était et ce qui l'obligeait ainsi à demander l'aumône; et ayant su qu'elle était de la campagne, et que son père était mort, et que sa mère étant tombée malade on l'avait portée à l'Hôtel-Dieu ce jour-là même, il crut que Dieu la lui avait envoyée aussitôt qu'elle avait été dans le besoin; de sorte que dès l'heure même il la mena au séminaire, où il la mit entre les mains d'un bon prêtre à qui il donna de l'argent, et le pria d'en prendre soin, et de la mettre en quelque condition où elle pût recevoir de la conduite à cause de sa jeunesse, et où elle fût en sûreté de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin il lui dit qu'il lui enverrait le lendemain une femme pour lui acheter des habits, et tout ce qui lui serait nécessaire pour la mettre en état de pouvoir servir une maîtresse. Le lendemain il lui envoya une femme qui

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travailla si bien avec ce bon prêtre, qu'après l'avoir fait habiller ils la mirent dans une bonne condition. Et cet ecclésiastique ayant demandé à cette femme le nom de celui qui faisait cette charité, elle lui dit qu'elle n'avait point charge de le dire, mais qu'elle le viendrait voir de temps en temps pour pourvoir avec lui aux besoins de cette fille; et il la pria d'obtenir de lui la permission de lui dire son nom: Je vous promets, dit-il, que je n'en par«lerai jamais pendant sa vie ; mais si Dieu permettait qu'il mourût avant moi, j'aurais de la consolation de publier cette action: car je la trouve si belle que je ne puis souffrir qu'elle demeure dans l'oubli. Ainsi, par cette seule rencontre, ce bon ecclésiastique, sans le connaître, jugeait combien il avait de charité et d'amour pour la pureté. Il avait une extrême tendresse pour nous; mais cette affection n'allait pas jusqu'à l'attachement. Il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix mois. Lorsqu'il reçut cette nouvelle il ne dit rien, sinon : « Dieu nous fasse la grâce d'aussi bien mourir!» et il s'est toujours depuis tenu dans une soumission admirable aux ordres de la providence de Dieu, sans faire jamais réflexion que sur les grandes grâces que Dieu avait faites à ma sœur pendant sa vie, et les circonstances du temps de sa mort, ce qui lui faisait dire sans cesse : « Bienheureux ceux qui meurent, • pourvu qu'ils meurent au Seigneur ! » Lorsqu'il me voyait dans de continuelles afflictions pour cette perte que je ressentais si fort, il se fàchait, et me disait que cela n'était pas bien, et qu'il ne fallait pas avoir ces sentiments pour la mort des justes, et qu'il fallait au contraire louer Dieu de ce qu'il l'avait si fort récompensée des petits services qu'elle lui avait rendus.

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C'est ainsi qu'il faisait voir qu'il n'avait nulle attache pour ceux qu'il aimait; car s'il eût été capable d'en avoir, c'eût été sans doute pour ma sœur, parce que c'était assurément la personne du monde qu'il aimait le plus. Mais il n'en demeurait pas là; car non-seulement il n'avait point d'attache pour les autres, mais il ne voulait point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attaches criminelles et dangereuses, car cela est grossier, et tout le monde le voit bien; mais je parle de ces amitiés les plus innocentes; et c'était une des choses sur laquelle il s'observait le plus régulièrement, afin de n'y point donner de sujet, et même pour l'empêcher: et comme je ne savais pas cela, j'étais toute surprise des rebuts qu'il me faisait quelquefois, et je le disais à ma sœur, me plaignant à elle que mon frère ne m'aimait pas, et qu'il semblait que je lui faisais de la peine lors même que je lui rendais mes services les plus affectionnés dans ses infirmités. Ma sœur me disait là-dessus que je me trompais; qu'elle savait le contraire; qu'il avait pour moi une affection aussi grande que je le pouvais sou

haiter. C'est ainsi que ma sœur remettait mon es prit, et je ne tardais guère à en voir des preuves; car aussitôt qu'il se présentait quelque occasion où j'avais besoin du secours de mon frère, il l'embrassait avec tant de soin et de témoignage d'affection que je n'avais pas lieu de douter qu'il ne m'aimât beaucoup; de sorte que j'attribuais au chagrin de sa maladie les manières froides dont il recevait les assiduités que je lui rendais pour le désennuyer, et cette énigme ne m'a été expliquée que le jour inêine de sa mort, qu'une personne des plus considérables par la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu, me dit qu'il lui avait donné cette instruction entre autres, qu'il ne souffrit jamais de qui que ce fût qu'on l'aimât avec attachement; que c'était une faute sur laquelle on ne s'examine pas assez, parce qu'on n'en conçoit pas assez la grandeur, et qu'on ne considérait pas qu'en fomentant et souffrant ces attachements on occupait un cœur qui ne devait être qu'à Dieu seul; que c'était lui faire un larcin de la chose du monde qui lui était la plus précieuse. Nous avons bien vu ensuite que ce principe était bien avant dans son cœur; car, pour l'avoir toujours présent, il l'avait écrit de sa main sur un petit papier séparé où il y avait ces mots: Il est injuste qu'on s'attache, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement; je tromperais ceux en • qui je ferais naître ce désir, car je ne suis la fin de personne, et n'ai de quoi le satisfaire. Ne suisje pas prêt à mourir? et ainsi l'objet de leur attachement mourra done? Comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persua

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dasse doucement, qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fit plaisir; de même je suis coupable si je me fais aimer, et si j'attire des gens à s'attacher à moi. Je dois avertir ceux qui seraient

• prêts à consentir au mensonge qu'ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qu'il m'en revienne; et de même, qu'ils ne doivent pas s'attacher à moi, car il faut qu'ils passent leur vie et leurs • soins à plaire à Dieu et à le chercher. »

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Voilà de quelle manière il s'instruisait lui-même, et comme il pratiquait si bien ses instructions que j'y avais été trompée moi-même. Par ces marques que nous avons de ses pratiques, qui ne sont venues à notre connaissance que par hasard, on peut voir une partie des lumières que Dieu lui donnait pour la perfection de la vie chrétienne.

Il avait un si grand zèle pour la gloire de Dieu qu'il ne pouvait souffrir qu'elle fût violée en quoi que ce soit ; c'est ce qui le rendait si ardent pour le service du roi qu'il résistait à tout le monde lors des troubles de Paris; et toujours depuis il appelait des prétextes toutes les raisons qu'on donnait pour excuser cette rébellion ; et il disait que dans un Etat établi en république comme Venise, c'était un grand mal de contribuer à y mettre un roi, et op

primer la liberté des peuples à qui Dieu l'a donnée, mais que dans un Etat où la puissance royale est établie, on ne pouvait violer le respect qu'on lui doit que par une espèce de sacrilége, puisque c'est nonseulement une image de la puissance de Dieu, mais une participation de cette même puissance, à laquelle on ne pouvait s'opposer sans résister visiblement à l'ordre de Dieu; et qu'ainsi l'on ne pouvait assez exagérer la grandeur de cette faute, outre qu'elle est toujours accompagnée de la guerre civile, qui est le plus grand péché que l'on puisse con.mettre contre la charité du prochain. Et il observait cette maxime si sincèrement qu'il a refusé dans ce temps-là des avantages très considérables pour n'y pas manquer. Il disait ordinairement qu'il avait un aussi grand éloignement pour ce péché-là que pour assassiner le monde ou pour voler sur les grands chemins; et qu'enfin il n'y avait rien qui fût plus contraire à son naturel et sur quoi il fût moins tenté.

Ce sont là les sentiments où il était pour le service du roi aussi était-il irréconciliable avec ceux qui s'y opposaient; et ce qui faisait voir que ce n'était pas par tempérament ou par attachement à ses sentiments, c'est qu'il avait une douceur admirable pour ceux qui l'offensaient en particulier. En sorte qu'il n'a jamais fait de différence de ceux-là d'avec les autres; et il oubliait si absolument ce qui ne regardait que sa personne, qu'on avait peine à l'en faire souvenir, et il fallait pour cela circonstancier les choses. Et comme on admirait quelquefois cela, il disait: Ne vous en étonnez pas, ce n'est pas par - vertu, c'est par oubli réel; je ne m'en souviens • point du tout. » Cependant il est certain qu'on voit par là que les offenses qui ne regardaient que sa personne ne lui faisaient pas de grandes impressions, puisqu'il les oubliait si facilement; car il avait une mémoire si excellente qu'il disait souvent qu'il n'avait jamais rien oublié des choses qu'il avait voulu retenir.

Il a pratiqué cette douceur dans la pratique des choses désobligeantes jusqu'à la fin; car peu de temps avant sa mort, ayant été offensé dans une partie qui lui était fort sensible par une personne qui lui avait de grandes obligations, et ayant en même temps reçu un service de cette personne, il la remercia avec tant de compliments et de civilités qu'il en était excessif; cependant ce n'était pas par oubli, puisque c'était dans le même temps; mais c'est qu'en effet il n'avait point de ressentiment pour les offenses qui ne regardaient que sa per

sonne.

Toutes ces inclinations, dont j'ai remarqué les particularités, se verront mieux en abrégé par une peinture qu'il a faite de lui-même dans un petit papier écrit de sa main en cette manière:

J'aime la pauvreté parce que Jésus-Christ l'a aimée. J'aime les biens, parce qu'ils donnent moyen d'en assister les misérables. Je garde la

• fidélité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à . ceux qui m'en font, mais je leur souhaite une - condition pareille à la mienne, où l'on ne reçoit - pas le mal ni le bien de la plupart des hommes. J'essaie d'être toujours véritable, sincère, et fi- dèle à tous les hommes, et j'ai une tendresse de - cœur pour ceux que Dieu m'a unis plus étroite- ment; et soit que je sois seul ou à la vue des . hommes, j'ai en toutes mes actions la vue de Dieu . qui les doit juger, et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà quels sont mes sentiments, et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur, qui « les a mis en moi, et qui d'un homme plein de ⚫ faiblesse, de misère, de concupiscence, d'orgueil ⚫ et d'ambition, a fait un homme exempt de tous - ces maux par la force de la grâce à laquelle tout - en est dû, n'ayant de moi que la misère et l'hor

◄ reur. »

Il s'était ainsi dépeint lui-même, afin qu'ayant continuellement devant les yeux la voie par laquelle Dieu le conduisait, il ne pût jamais s'en détourner. Ses lumières extraordinaires, jointes à la grandeur de son esprit, n'empêchaient pas une simplicité merveilleuse qui paraissait dans toute la suite de sa vie, et qui le rendait exact à toutes les pratiques qui regardaient la religion. Il avait un amour sensible pour tout l'office divin, mais surtout pour les petites heures, parce qu'elles sont composées du psaume 118, dans lequel il trouvait tant de choses admirables qu'il sentait de la délectation à le réciter. Quand il s'entretenait avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportait en sorte qu'il paraissait hors de lui-même ; et cette méditation l'avait rendu si sensible à toutes les choses par lesquelles on tâche d'honorer Dieu qu'il n'en négligeait pas une. Lorsqu'on lui envoyait des billets tous les mois, comme on fait en beaucoup de lieux, il les recevait avec un respect admirable; il en récitait tous les jours la sentence; et dans les quatre dernières années de sa vie, comme il ne pouvait travailler, son principal divertissement était d'aller visiter les églises où il y avait des reliques exposées ou quelque solennité; et il avait pour cela un almanach spirituel qui l'instruisait des lieux où il y avait des dévotions particulières; et il faisait tout cela si dévotement et si simplement que ceux qui le voyaient en étaient surpris: ce qui · à donné lieu à cette belle parole d'une personne très vertueuse et très éclairée : que la grâce de Dieu se fait connaître dans les grands esprits par les petites choses, et dans les esprits communs par les grandes.

Cette grande simplicité paraissait lorsqu'on lui parlait de Dieu ou de lui-même; de sorte que, la veille de sa mort, un ecclésiastique qui est un homme d'une très grande science et d'une très grande vertu l'étant venu voir, comme il l'avait souhaité, et ayant demeuré une heure avec lui, il en sortit si édifié, qu'il me dit : « Allez, consolez

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Monsieur le curé de Saint-Etienne', qui l'a vu dans sa maladie, y voyait la même chose, et disait à toute heure: «C'est un enfant : il est humble, il « est soumis comme un enfant. » C'est par cette même simplicité qu'on avait une liberté tout entière pour l'avertir de ses défauts, et il se rendait aux avis qu'on lui donnait, sans résistance. L'extrême vivacité de son esprit le rendait quelquefois si impatient qu'on avait peine à le satisfaire; mais quand on l'avertissait, ou qu'il s'apercevait qu'il avait fâché quelqu'un dans ses impatiences, il réparait incontinent cela par des traitements si doux et par tant de bienfaits que jamais il n'a perdu l'amitié de personne par là. Je tâche tant que je puis d'abréger, sans cela j'aurais bien des particularités à dire sur chacune des choses que j'ai marquées; mais comme je ne veux pas m'étendre, je viens à sa dernière maladie.

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Elle commença par un dégoût étrange qui lui prit deux mois avant sa mort: son médecin lui conseilla de s'abstenir de manger du solide et de se purger. Pendant qu'il était en cet état, il fit une action de charité bien remarquable. Il avait chez lui un bon homme avec sa femme et tout son ménage, à qui il avait donné une chambre, et à qui il fournissait du bois, tout cela par charité; car il n'en tirait point d'autre service que de n'être point seul dans sa maison. Ce bon homme avait un fils qui, étant tombé malade, en ce temps-là, de la petite vérole, mon frère qui avait besoin de mes assistances, ent peur que je n'eusse l'appréhension d'aller chez lui à cause de mes enfants. Cela l'obligea à penser de se séparer de ce malade; mais comme il craignait qu'il ne fût en danger si on le transportait en cet état hors de sa maison, il aima mieux en sortir lui-même, quoiqu'il fût déjà fort mal, disant: « Il y a moins de danger pour moi dans ce changement de demeure ; c'est pourquoi il faut que « ce soit moi qui quitte.» Ainsi il sortit de sa maison le 29 juin, pour venir chez nous, et il n'y rentra jamais; car trois jours après il commença d'être attaqué d'une colique très violente qui lui ôtait absolument le sommeil. Mais comme il avait une grande force d'esprit et un grand courage, il endurait ses douleurs avec une patience admirable. Il ne laissait pas de se lever tous les jours et de prendre lui-même ses remèdes, sans vouloir souffrir qu'on lui rendît le moindre service. Les médecins qui le traitaient voyaient que ses douleurs étaient considérables; mais parce qu'il avait le pouls fort bon, sans aucune altération ni appa(1) C'était le père Beurrier, depuis abbé de Sainte-Geneviève

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rence de fièvre, ils assuraient qu'il n'y avait aucun péril, se servant même de ces mots : « Il n'y a pas la moindre ombre de danger. Nonobstant ce discours, voyant que la continuation de ses douleurs et de ses grandes veilles l'affaiblissait, dès le quatrième jour de sa colique, et avant même que d'être alité, il envoya quérir M. le curé et se confessa. Cela fit du bruit parmi ses amis, et en obligea quelquesuns de le venir voir, tout épouvantés d'appréhension. Les médecins même en furent si surpris qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner, disant que c'était une marque d'appréhension, à quoi ils ne s'attendaient pas de sa part. Mon frère voyant l'émotion que cela avait causée, en fut fàché et me dit: J'eusse voulu communier; mais puisque je vois qu'on est surpris de ma confession, j'aurais peur qu'on ne le fût davantage; c'est pour« quoi il vaut mieux différer. » M. le curé ayant été de cet avis, il ne communia pas. Cependant son mal continuait, et comme M. le curé le venait voir de temps en temps par visite, il ne perdait pas une de ces occasions pour se confesser, et n'en disait rien, de peur d'effrayer le monde, parce que les médecins assuraient toujours qu'il n'y avait nul danger à sa maladie ; et en effet il y eut quelque diminution en ses douleurs, en sorte qu'il se levait quelquefois dans sa chambre. Elles ne le quittèrent jamais néanmoins tout-à-fait, et même elles revenaient quelquefois, et il maigrissait aussi beaucoup, ce qui n'effrayait' pas beaucoup les médecins ; mais, quoi qu'ils pussent dire, il dit toujours qu'il était en danger, et ne manqua pas de se confesser toutes les fois que M. le curé le venait voir. Il fit même son testament durant ce temps-là, où les pauvres ne furent pas oubliés, et il se fit violence pour ne leur pas donner davantage; car il me dit que si M. Périer eût été à Paris, et qu'il y eût consenti, il aurait disposé de tout son bien en faveur des pauvres ; et enfin il n'avait rien dans l'esprit et dans le cœur que les pauvres, et il me disait quelquefois : « D'où vient que je n'ai jamais rien fait pour les pau• vres, quoique j'aie toujours eu un si grand amour • pour eux ? » Je lui dis : « C'est que vous n'avez ja⚫ mais eu assez de bien pour leur donner de gran⚫ des assistances. Et il me répondit : » Puisque je • n'avais pas de bien pour leur en donner, je devais ⚫ leur avoir donné mon temps et ma peine; c'est à quoi j'ai failli; et si les médecins disent vrai, et si Dieu permet que je me relève de cette maladie, je suis résolu de n'avoir point d'autre emploi ni point d'autre occupation tout le reste de ma vie que le service des pauvres. » Ce sont les sentiments dans lesquels Dieu l'a pris.

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Il joignait à cette ardente charité pendant sa maladie une patience si admirable qu'il édifiait et surprenait toutes les personnes qui étaient autour de lui, et il disait à ceux qui lui témoignaient avoir de la peine de voir l'état où il était : que, pour lui, il n'en avait pas, et qu'il appréhendait même de

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est par là comme on devrait toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l'attente continuelle de la mort. N'est-ce pas ainsi que les chrétiens devraient passer la vie? Et n'est-ce pas un grand bonheur quand on se « trouve par nécessité dans l'état où l'on est obligé d'être, et qu'on n'a autre chose à faire qu'à se - soumettre humblement et paisiblement? C'est pourquoi je ne demande autre chose que de prier • Dieu qu'il me fasse cette grâce. » Voilà dans quel esprit il endurait tous ses maux.

Il souhaitait beaucoup de communier; mais les médecins s'y opposaient, disant qu'il ne le pouvait faire à jeun, à moins que ce ne fût la nuit : ce qu'il ne trouvait pas à propos de faire sans nécessité, et que pour communier en viatique il fallait être en danger de mort; ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvaient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fàchait; mais il était contraint d'y céder. Cependant sa colique continuant toujours, on lui ordonna de boire des eaux, qui en effet le soulagèrent beaucoup: mais au sixième d'août il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête; et quoique les médecins ne s'étonnassent pas de cela, et qu'ils l'assurassent que ce n'était que la vapeur des eaux, il ne laissa pas de se confesser, et il demanda avec des instances incroyables qu'on le fit communier, et qu'au nom de Dieu on trouvât moyen de remédier à tous les inconvénients qu'on lui avait allégués jusqu'alors; et il pressa tant pour cela qu'une personne qui se trouva présente lui reprocha qu'il avait de l'inquiétude, et qu'il devait se rendre au sentiment de ses amis; qu'il se portait mieux, et qu'il n'avait presque plus de colique; et que ne lui restant plus qu'une vapeur d'eau, il n'était pas juste qu'il se fit porter le Saint-Sacrement, qu'il valait mieux différer pour faire cette action à l'église. Il répondit à cela: « On ne sent pas mon mal, et on y sera « trompé ; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. Néanmoins, voyant une si grande opposition à son désir, il nosa plus en parler; mais il dit : « Puisqu'on ne me veut pas accorder cette grâce, j'y voudrais bien suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas com« munier dans le chef, je voudrais bien communier dans les membres; et pour cela j'ai pensé d'avoir céans un pauvre malade à qui on rende les mê mes services comme à moi; qu'on prenne une garde exprès, et enfin qu'il n'y ait aucune diffé

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rence de tui à moi, afin que j'aie cette consola⚫tion de savoir qu'il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes - choses où je me vois. Car quand je pense qu'au • même temps que je suis si bien il y a une infinité ⚫ de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui . manquent des choses les plus nécessaires, cela ⚫ me fait une peine que je ne puis supporter; et • ainsi je vous prie de demander un malade à mon- sieur le curé pour le dessein que j'ai. »

J'envoyai à monsieur le curé à l'heure même, qui manda qu'il n'y en avait point qui fût en état d'être transporté ; mais qu'il lui donnerait, aussitôt qu'il serait guéri, un moyen d'exercer sa charité, en se chargeant d'un vieux homme dont il prendrait soin le reste de sa vie : car monsieur le curé ne doutait pas alors qu'il ne dût guérir.

- Comme il vit qu'il ne pouvait pas avoir un pauvre en sa maison avec lui, il me pria donc de lui faire cette grâce de le faire porter aux Incurables, parce qu'il avait grand désir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouvaient pas à propos de le transporter en l'état où il était, ce qui le fàcha beaucoup ; il me fit promettre que s'il avait un peu de relâche je lui donnerais cette satisfaction.

. Cependant cette douleur de tête augmentant, il la souffrait toujours comme tous les autres maux, c'est-à-dire sans se plaindre; et une fois, dans le plus fort de sa douleur, le dix-septième d'août, il me pria de faire une consultation, mais il entra en même temps en scrupule, et me dit : « Je crains qu'il - n'y ait trop de recherche dans cette demande. » Je ne laissai pourtant pas de la faire ; et les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, lui assurant toujours qu'il n'y avait nul danger, et que ce n'était que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu'ils pussent dire, il ne les crut jamais, et me pria d'avoir un ecclésiastique pour passer la nuit auprès de lui; et moimême je le trouvai si mal que je donnai ordre, sans en rien dire, d'apporter des cierges et tout ce qu'il fallait pour le faire communier le lendemain matin.

. Ces apprêts ne furent pas inutiles; mais ils servirent plus tôt que nous n'avions pensé : car environ minuit il lui prit une convulsion si violente que, quand elle fut passée, nous crûmes qu'il était mort, et nous avions cet extrême déplaisir, avec tous les autres, de le voir mourir sans le Saint-Sacrement, après l'avoir demandé si souvent avec tant d'instance. Mais Dieu, qui voulait récompenser un désir si fervent et si juste, suspendit comme par un miracle cette convulsion et lui rendit son jugement entier, comme dans sa parfaite santé ; en sorte que monsieur le curé entrant dans sa chambre avec le Saint-Sacrement, lui cria: « Voici celui que vous avez tant désiré. » Ces paroles achevèrent de le réveiller; et comme monsieur le curé approcha pour

lui donner la communion, il fit un effort, et il se leva seul à moitié, pour le recevoir avec plus de respect; et monsieur le curé l'ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement : « Oui, monsieur, je • crois tout cela de tout mon cœur. » Ensuite il reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si tendres qu'il en versait des larmes. 11 répondit à tout, remercia monsieur le curé; et lorsqu'il le bénit avec le saint ciboire, il dit : « Que . Dieu ne m'abandonne jamais! » Ce qui fut comme ses dernières paroles; car, après avoir fait son action de grâces, un moment après ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d'esprit. Elles durèrent jusqu'à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d'août mil six cent soixante-deux, à une heure du matin, âgé de trenteneuf ans deux mois. ▾

PRÉFACE

DE L'ANCIEN ÉDITEUR1,

Où l'on fait voir de quelle manière ces Pensées ont été écrites et recueillies; ce qui en a fait retarder l'impres sion quel était le dessein de l'auteur dans cet ouvrage, et comment il a passé les dernières années de sa vie.

M. Pascal ayant quitté fort jeune l'étude des mathématiques, de la physique, et des autres sciences profanes, dans lesquelles il avait fait un si grand progrès qu'il y a eu assurément peu de personnes qui aient pénétré plus avant que lui dans les matières particulières qu'il en a traitées, il commença, vers la trentième année de son âge, à s'appliquer à des choses plus sérieuses et plus relevées, et à s'adonner uniquement, autant que sa santé le put permettre, à l'étude de l'Écriture, des Pères,

et de la morale chrétienne.

Mais quoiqu'il n'ait pas moins excellé dans ces sortes de sciences qu'il avait fait dans les autres, comme il l'a bien fait paraître par des ouvrages qui passent pour assez achevés en leur genre, on eût travaillé quelque temps à celui qu'il avait despeut dire néanmoins que, si Dieu eût permis qu'il

sein de faire sur la religion, et auquel il voulait employer tout le reste de sa vie, cet ouvrage eût beaucoup surpassé tous les autres qu'on a vus de lui, parce qu'en effet les vues qu'il avait sur ce sujet étaient infiniment au-dessus de celles qu'il avait sur toutes les autres choses.

Je crois qu'il n'y aura personne qui n'en soit fa cilement persuadé en voyant seulement le peu que l'on en donne à présent, quelque imparfait qu'il

(1) Il se nommait Dubcis. Voyez la note 2 page xvi de cette notice.

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