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saient une si grande impression sur son esprit que, quelques discours qu'il entendit faire aux libertins, il n'en était nullement ému; et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connaissent pas la nature de la foi. Et ainsi cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosités, qui cherchait avec tant de soin la cause et la raison de tout, était en même temps soumis à toutes les choses de la religion comme un enfant; et cette simplicité a régné en lui toute sa vie : de sorte que depuis même qu'il se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de son esprit à connaître et à pratiquer la perfection de la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les talents que Dieu lui avait donnés, n'ayant fait autre chose dans tout le reste de sa vie que méditer la loi de Dieu jour et nuit.

« Mais quoiqu'il n'eût pas fait une étude particulière de la scolastique, il n'ignorait pourtant pas les décisions de l'Eglise contre les hérésies qui ont été inventées par la subtilité de l'esprit; et c'est contre ces sortes de recherches qu'il était le plus animé, et Dieu lui donna dès ce temps-là une occasion de faire paraître le zèle qu'il avait pour la religion.

Il était alors à Rouen, où mon père était employé pour le service du roi, et il y avait aussi en ce même temps un homme qui enseignait une nouvelle philosophie qui attirait tous les curieux. Mon frère, ayant été pressé d'y aller par deux jeunes hommes de ses amis, y fut avec eux; mais ils furent bien surpris, dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme, qu'en leur débitant les principes de sa philosophie il en tirait des conséquences sur des points de foi contraires aux décisions de l'Église. Il prouvait par ses raisonnements que le corps de Jésus-Christ n'était pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une autre matière créée exprès, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire; mais il demeura ferme dans ce sentiment; de sorte qu'ayant considéré entre eux le danger qu'il y avait de laisser la liberté d'instruire la jeunesse à un homme qui avait des sentiments erronés, ils résolurent de l'avertir premièrement, et puis de le dénoncer s'il résistait à l'avis qu'on lui donnait. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis: de sorte qu'ils crurent qu'il était de leur devoir de le dénoncer à M. du Bellay, qui faisait pour lors les fonctions épiscopales dans le diocèse de Rouen, par commission de M. l'archevêque. M. du Bellay envoya quérir cet homme, et, l'ayant interrogé, il fut trompé par une confession de foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main, faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette importance, qui lui était donné par trois jeunes hommes.

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Cependant, aussitôt qu'ils virent cette confession de foi, ils connurent ce défaut; ce qui les obligea d'aller trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen, qui, ayant examiné toutes ces choses, les tr trouva si importantes qu'il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire rétracter cet homme sur tous les points dont il était accusé, et de ne recevoir rien de lui que par la communication de ceux qui l'avaient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi, et il comparut dans le conseil de M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentiments: et on peut dire que ce fut sincèrement; car il n'a jamais témoigné de fiel contre ceux qui lui avaient causé cette affaire : ce qui fait croire qu'il était lui-même trompé par les fausses conclusions qu'il tirait de ses faux principes. Aussi était-il bien certain qu'on n'avait eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni d'autre vue que de le détromper par lui-même, et l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent pas été capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des questions si subtiles. Ainsi cette affaire se termina doucement; et mon frère continuant de chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu, cet amour de la profession chrétienne s'enflamma de telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans qu'il se répandait sur toute sa maison. Mon père même, n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte par la pratique continuelle des vertus, jusqu'à sa mort, qui a été tout-à-fait chrétienne ; et ma sœur, qui avait des talents d'esprit tout extraordinaires, et qui était dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent, fut tellement touchée des discours de mon frère qu'elle se résolut de renoncer à tous ces avantages qu'elle avait tant aimés jusqu'alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis, s'étant faite religieuse dans une maison très sainte et très austère', où elle a fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avait ornée, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus difficiles, dont elle s'est toujours acquittée avec toute la fidélité imaginable, et où elle est morte saintement le 4 octobre 1661, âgée de trente-six ans.

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Cependant mon frère, de qui Dieu se servait pour opérer tous ces biens, était travaillé par des maladies continuelles et qui allaient toujours en augmentant. Mais comme alors il ne connaissait pas d'autre science que la perfection, il trouvait une grande différence entre celle-là et celle qui avait occupé son esprit jusqu'alors; car au lieu que ses indispositions retardaient le progrès des autres, celle-ci au contraire le perfectionnait dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffrait. Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple.

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pouvoir rien avaler de liquide, à moins qu'il ne fût chaud; encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte: mais comme il avait outre cela une douleur de tête insupportable, une chaleur d'entrailles excessive, et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois ; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte : ce qui était un véritable supplice, et qui faisait mal au cœur à tous ceux qui étaient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint.

. La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apportèrent quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour la rétablir entièrement il fallait qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât autant qu'il pourrait les occasions de se divertir. Mon frère eut quelque peine à se rendre à ce conseil, parce qu'il y voyait du danger: mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire; et ainsi il se mit dans le monde. Mais quoique par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté des vices, néanmoins, comme Dieu l'appelait à une plus grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser et il se servit de ma sœur pour ce dessein, comme il s'était autrefois servi de mon frère lorsqu'il avait voulu retirer ma sœur des engagements où elle était dans le monde.

Elle était alors religieuse, et elle menait une vie si sainte qu'elle édifiait toute la maison: étant en cet état, elle cut de la peine de voir que celui à qui elle était redevable, après Dieu, des grâces dont elle jouissait, ne fût pas dans la possession de ces grâces; et comme mon frère la voyait souvent, elle lui en parlait souvent aussi, et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur qu'elle lui persuada ce qu'il lui avait persuadé le premier, de quitter absolument le monde; en sorte qu'il se résolut de quitter tout-à-fait toutes les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutifités de la vie au péril même de sa santé, parce qu'il crut que le salut était préférable à toutes choses.

« Il avait pour lors trente ans, et il était toujours infirme ; et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort '.

Pour parvenir à ce dessein et rompre toutes ses

(1) Il y a ici une assez longue lacune; madame Périer ne parle ni des Provinciales, qui parurent trois ans plus tard, en 1656, ni des questions proposées à Pascal par Fermat, et discutées dans les lettres de ces deux grands géomètres, et qui avaient produit en 1654 le Traité du triangle arithmétique, ouvrage très court, mais plein d'originalité et de génie. Les problèmes dont Pascal y donne la solution consistent à sommer les nombres naturels triangulaires pyramidaux, et à trouver aussi les sommes de leurs carrés et de toutes leurs puissances. Les formules données par Pascal ont cela d'important qu'elles

habitudes, il changea de quartier et fut demeurer quelque temps à la campagne; d'où étant de retour, il témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde qu'enfin le monde le quitta; et il établit le réglement de sa vie dans cette retraite sur deux maximes principales, qui furent de renoncer à tout plaisir et à toutes superfluités ; et c'est dans cette pratique qu'il a passé le reste de sa vie. Pour y réussir, il commença dès lors, comme il fit toujours depuis, à se passer du service de ses domestiques autant qu'il pouvait. Il faisait son lit luimême; il allait prendre son dîner à la cuisine et le portait à sa chambre; il le rapportait; et enfin il ne se servait de son monde que pour faire sa cuisine, pour aller en ville, et pour les autres choses qu'il ne pouvait absolument faire. Tout son temps était employé à la prière et à la lecture de l'Ecriture-Sainte: et il y prenait un plaisir incroyable. Il disait que l'Écriture-Sainte n'était pas une science de l'esprit, mais une science du cœur, qui n'était intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit, et que tous les autres n'y trouvent que de l'obscurité.

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C'est dans cette disposition qu'il la lisait, renonçant à toutes les lumières de son esprit; et il s'y était si fortement appliqué qu'il la savait toute par cœur; de sorte qu'on ne pouvait la lui citer à faux; car lorsqu'on lui disait une parole sur cela, il disait positivement: «Cela n'est pas de l'EcritureSainte, ou : « Cela en est ; » et alors il marquait précisément l'endroit. Il lisait aussi tous les commentaires avec grand soin; car le respect pour la religion où il avait été élevé dès sa jeunesse était alors changé en un amour ardent et sensible pour toutes les vérités de la foi, soit pour celles qui regardent la soumission de l'esprit, soit pour celles qui régardent la pratique dans le monde, à quoi toute la religion se termine; et cet amour le portait à travailler sans cesse à détruire tout ce qui se pouvait opposer à ces vérités.

Il avait une éloquence naturelle qui lui donnait une facilité merveilleuse à dire ce qu'il voulait ; mais il avait ajouté à cela des règles dont on ne s'était pas encore avisé, et dont il se servait si avantageusement qu'il était maître de son style; en sorte que non-seulement il disait tout ce qu'il voulait, mais il le disait en la manière qu'il le voulait, et son discours faisait l'effet qu'il s'était proposé. Et cette manière d'écrire naturelle, naïve, et forte en même temps, lui était si propre et si particulière qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au Provincial, on vit bien qu'elles étaient de lui, quelque soin qu'il ait toujours pris de le cacher, même à ses proches. Ce fut dans ce temps-là qu'il plut à Dieu de guérir ma fille d'une fistule lacrymale qui avait fait un si grand progres

conduisent à celles du binome de Newton, lorsque l'exposant du binome est positif et entier. (Voyez à ce sujet l'Eloge de Pascal par Condorcet.) (A. M.)

dans trois ans et demi, que le pus sortait nonseulement par l'œil, mais aussi par le nez et par la bouche. Et cette fistule était d'une si mauvaise qualité que les plus habiles chirurgiens de Paris la jugeaient incurable. Cependant elle fut guérie en un moment par l'attouchement d'une sainte épine; et ce miracle fut si authentique qu'il a été avoué de tout le monde, ayant été attesté par de très grands médecins et par les plus habiles chirurgiens de France, et ayant été autorisé par un jugement solennel de l'Église.

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Mon frère fut sensiblement touché de cette grâce, qu'il regardait comme faite à lui-même, puisque c'était sur une personne qui, outre sa proximité, était encore sa fille spirituelle dans le baptême; et sa consolation fut extrême de voir que Dieu se manifestait si clairement dans un temps où la foi paraissait comme éteinte dans le cœur de la plupart du monde. La joie qu'il en eut fut si grande qu'il en était pénétré; de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé, Dieu lui inspira une infinité de pensées admirables sur les miracles', qui, lui donnant de nouvelles lumières sur la religion, lui redoublèrent l'amour et le respect qu'il avait toujours eus pour elle.

Et ce fut cette occasion qui fit paraître cet extrême désir qu'il avait de travailler à réfuter les principaux et les plus faux raisonnements des athées. Il les avait étudiés avec grand soin, et avait employé tout son esprit à chercher tous les moyens de les convaincre. C'est à quoi il s'était mis tout entier. La dernière année de son travail a été toute employée à recueillir diverses pensées sur ce sujet; mais Dieu, qui lui avait inspiré ce dessein et toutes ses pensées, n'a pas permis qu'il l'ait conduit à sa perfection, pour des raisons qui nous sont inconnues a.

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Cependant l'éloignement du monde qu'il pratiquait avec tant de soin n'empêchait point qu'il ne vit souvent des gens de grand esprit et de grande condition, qui, ayant ces pensées de retraite, demandaient ses avis et les suivaient exactement; et d'autres qui étaient travaillés de doutes sur les matières de la foi, et qui, sachant qu'il avait de grandes lumières là-dessus, venaient à lui le consulter, et s'en retournaient toujours satisfaits; de sorte que toutes ces personnes, qui vivent présentement fort chrétiennement, témoignent encore aujourd'hui

(1) Voyez les Pensées de Pascal.

(2) Telle est l'origine du beau livre que les éditeurs ont intitulé Pensées. Ces pensées étaient écrites sans ordre sur des feuilles détachées. Les solitaires de Port-Royal les recueillirent dans une première édition bien incomplète, en 1670. Depuis, le père Desmolets, de l'Oratoire, réunit en un petit volume supplémentaire toutes les pensées supprimées. Enfin une édition plus complète fut publiée à Paris en 1687, 2 vol. in-12, avec la vie de Pascal par madame Périer, un discours de Dubois sur les Pensées, et un autre discours sur les preuves des livres de Moïse. Mais c'est Bossut qui le premier a rétabli les Pensées dans toute leur intégrité. On lui doit aussi l'ordre dans lequel on les voit aujourd'hui. (A. M.)

que c'est à ses avis et à ses conseils, et aux éclaircissements qu'il leur a donnés, qu'ils sont redevables de tout le bien qu'ils font.

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Les conversations auxquelles il se trouvait souvent engagé, quoiqu'elles fussent toutes de charité, ne laissaient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne s'y trouvât du péril; mais comme il ne pouvait pas aussi en conscience refuser le secours que les personnes lui demandaient, il avait trouvé un remède à cela. Il prenait dans les occasions une ceinture de fer pleine de pointes, il la mettait à nu sur sa chair; et lorsqu'il lui venait quelque pensée de vanité ou qu'il prenait quelque plaisir au lieu où il était, ou quelque chose semblable, il se donnait des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres, et se faisait ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette pratique lui parut si utile qu'il la conserva jusqu'à la mort, et même dans les derniers temps de sa vie, où il était dans des douleurs continuelles, parce qu'il ne pouvait écrire ni lire; il était contraint de demeurer sans rien faire et de s'aller promener. Il était dans une continuelle crainte que ce manque d'occupation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su toutes ces choses qu'après sa mort, et par une personne de très grande vertu qui avait beaucoup de confiance en lui, à qui il avait été obligé de le dire pour des raisons qui la regardaient elle-même.

« Cette rigueur qu'il exerçait sur lui-même était tirée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avait fondé tout le réglement de sa vie. Dès le commencement de sa retraite, il ne manquait pas non plus de pratiquer exactement cette autre qui l'obligeait de renoncer à toute superfluité; car il retranchait avec tant de soin toutes les choses inutiles, qu'il s'était réduit peu à peu à n'avoir plus de tapisserie dans sa chambre, parce qu'il ne croyait pas que cela fût nécessaire, et de plus n'y étant obligé par aucune bienséance, parce qu'il n'y venait que ses gens à qui il recommandait sans cesse le retranchement; de sorte qu'ils n'étaient pas surpris de ce qu'il vivait lui-même de la manière qu'il conseillait aux autres de vivre.

Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente ans jusqu'à trente-cinq: travaillant sans

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(1) C'est dans cet intervalle, en 1654, que lui arriva le malheureux accident qui opéra cette révolution dans ses idées, et détermina son amour pour la retraite et pour les pratiques les plus rigoureuses de la pénitence. Il allait se promener du côté du pont de Neuilly, dans un carrosse à quatre chevaux suivant l'usage du temps. Quand il fut près du pont, les deux premiers chevaux prirent le mors aux dents et se précipitòrent dans la rivière; heureusement les traits se rompirent, et la voiture resta sur les bords. La commotion subite et violente que reçut Pascal faillit lui coûter la vie, et ébranla son imagination au point que depuis cette époque il crut voir un précipice ouvert à ses côtés. Mais le précipice véritable dans lequel sa raison s'était engloutie, c'etait le doute sur toutes les matières métaphysiques qui occupent les âmes supérieures ; doute terrible dont les pratiques positives du christianisme purent seules l'affranchir. Quand on lit que Pascal en était venu à porter sous ses vêtements un symbole formé de paro

cesse pour Dieu, pour le prochain et pour luimême, en tâchant de se perfectionner de plus en plus, et on pouvait dire en quelque façon que c'est tout le temps qu'il a vécu; car les quatre années que Dieu lui a données après n'ont été qu'une continuelle langueur. Ce n'était pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement des grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence qu'enfin il y est succombé; et durant tout ce temps-là il n'a pu en tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu'il avait entrepris pour la religion, ni assister les personnes qui s'adressaient à lui pour avoir des avis, ni de bouche ni par écrit: car ses maux étaient si grands qu'il ne pouvait les satisfaire, quoiqu'il en eût un grand désir.

Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l'esprit sans dessein quelques pensées sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant suivie d'une autre, et celle-ci d'une autre, enfin une multitude de pensées qui se succédèrent les unes aux autres lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de toutes ces choses dont il fut luimême surpris1. Mais comme il y avait longtemps qu'il avait renoncé à toutes ses connaissances, il ne s'avisa pas seulement de les écrire; néanmoins, en ayant parlé par occasion à une personne à qui il devait toute sorte de déférence, et par respect et par reconnaissance de l'affection dont il l'honorait, cette personne, qui est aussi considérable par sa piété que par les éminentes qualités de son esprit et par la grandeur de sa naissance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardait que la gloire de Dieu, trouva à propos qu'il en usât comme il fit, et qu'ensuite il le fit imprimer.

Ce fut seulement alors qu'il l'écrivit, mais avec une précipitation extrême, en huit jours; car c'était en même temps que les imprimeurs travail

les mystiques, on sent, suivant l'expression de M. Villemain, que cette puissante intell gence avait reculé jusqu'à ces pratiques superstitieuses pour fuir de plus loin une effrayante incertitude. C'était là sa terreur. Le précipice imaginaire, que depuis un accident funeste les sens affaiblis de Pascal croyaient voir s'ouvrir sous ses pas, n'était qu'une faible image de cet abime du doute qui épouvantait intérieurement son âme. (A.-M.)

(1) Baillet prête au travail sur la cycloïde un motif tout religieux. On croya't alors en France que l'étude des sciences naturelles, et des mathématiques surtout, menait à l'incrédulité; c'est principalement aux géomètres et aux physiciens, à ces hommes qui doivent être les plus difficiles en preuves, que Pascal destinait son ouvrage; il voulait leur prouver, par la solution d'un probleme vainement cherché jusqu'à lui, que le même écrivain qui avait entrepris de les éclairer sur la foi aurait pu les instruire même dans les sciences abstraites, objet de leurs plus profondes méditations. (Voyez le récit de l'examen et du jugement des ecrits envoyés pour les prix attachés à la solution des problèmes concernant la cycloïde, tome V des OEuvres de Pascal.) (A. M )

MORAL.

laient, fournissant à deux en même temps sur deux différents traités, sans que jamais il en eût d'autre copie que celle qui fut faite pour l'impression; ce qu'on ne sut que six mois après que la chose fut trouvée.

. Cependant ses infirmités, continuant toujours sans lui donner un seul moment de relâche, le réduisirent, comme j'ai dit, à ne pouvoir plus travailler et à ne voir quasi personne. Mais si elles l'empêchèrent de servir le public et les particuliers, elles ne furent point inutiles pour lui-même, et il les a souffertes avec tant de paix et tant de patience qu'il y a sujet de croire que Dieu a voulu achever par là de le rendre tel qu'il le voulait pour paraître devant lui; car durant cette longue maladie il ne s'est jamais détourné de ces vues, ayant toujours dans l'esprit ces deux grandes maximes, de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les pratiquait dans le plus fort de son mal avec une vigilance continuelle sur ses sens, leur refusant absolument tout ce qui leur était agréable; et quand la nécessité le contraignait à faire quelque chose qui pouvait lui donner quelque satisfaction, il avait une adresse merveilleuse pour en détourner son esprit, afin qu'il n'y prit point de part; par exemple, ses continuelles maladies l'obligeant de se nourrir délicatement, il avait un soin très grand de ne point goûter ce qu'il mangeait; et nous avons pris garde que, quelque peine qu'on prît à lui chercher quelque viande agréable, à cause des dégoûts à quoi il était sujet, jamais il n'a dit : «Voilà qui est bon; et encore lorsqu'on lui servait quelque chose de nouveau selon les saisons, si l'on lui demandait après le repas s'il l'avait trouvé bon, il disait simplement : « Il fallait m'en avertir devant, et je vous avoue que je n'y ai point pris garde. Et lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait souffrir gil appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes, parce qu'il disait que c'était une marque qu'on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours mal. Pour éviter d'y tomber, il n'a jamais voulu permettre qu'on lui fit aucune sauce ni ragoût, non pas même de l'orange et du verjus, ni rien de tout ce qui excite l'appétit, quoiqu'il aimât naturellement toutes ces choses. Et pour se tenir dans des bornes réglées, il avait pris garde, dès le commencement de sa retraite, à ce qu'il fallait pour son estomac; et depuis cela il avait réglé tout co qu'il devait manger; en sorte que, quelque appétit qu'il eût, il ne passait jamais cela, et quelque dégoût qu'il eût, il fallait qu'il le mangeât; et lorsqu'on lui demandait la raison pourquoi il se contraignait ainsi, il répondait que c'était le besoin de l'estomac qu'il fallait satisfaire, et non pas l'appétit.

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«La mortification de ses sens n'allait pas seulement à se retrancher tout ce qui pouvait leur être b

agréable, mais encore à ne leur rien refuser, par cette raison qu'il pourrait leur déplaire, soit par sa nourriture, soit par ses remèdes. Il a pris quatre ans durant des consommés sans en témoigner le moindre dégoût; il prenait toutes les choses qu'on lui ordonnait pour sa santé sans aucune peine, quelque difficiles qu'elles fussent: et lorsque je m'étonnais de ce qu'il ne témoignait pas la moindre répugnance en les prenant, il se moquait de moi et me disait qu'il ne pouvait pas comprendre luimême comment on pouvait témoigner de la répuguance quand on prenait une médecine volontairement, après qu'on avait été averti qu'elle était mauvaise, et qu'il n'y avait que la violence ou la surprise qui dussent produire cet effet. C'est en cette manière qu'il travaillait sans cesse à la mortification.

Il avait un amour si grand pour la pauvreté qu'elle lui était toujours présente; de sorte que dès qu'il voulait entreprendre quelque chose, ou que quelqu'un lui demandait conseil, la première pensée qui lui venait en l'esprit, c'était de voir si la pauvreté pouvait être pratiquée. Une des choses sur lesquelles il s'examinait le plus, c'était cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, et autres choses semblables. Il ne pouvait encore souffrir qu'on cherchât avec soin toutes ses commodités, comme d'avoir toutes choses près de soi, et mille autres choses qu'on fait sans scrupule, parce qu'on ne croit pas qu'il y ait du mal. Mais il n'en jugeait pas de même, et nous disait qu'il n'y avait rien de si capable d'éteindre l'esprit de pauvreté, comme cette recherche curieuse de ses commodités, et cette bienséance qui porte à vouloir toujours avoir du meilleur et du mieux fait; et il nous disait que, pour les ouvriers, il fallait toujours choisir les plus pauvres et les plus gens de bien, et non pas cette excellence qui n'est jamais nécessaire, et qui ne saurait jamais are utile. Il s'écriait quelquefois : « Si j'avais le cœur aussi pauvre que l'esprit, je serais bien heureux ; car je suis merveilleusement persuadé que la pauvreté est un grand moyen pour faire son salut..

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Cet amour qu'il avait pour la pauvreté le portait à aimer les pauvres avec tant de tendresse qu'il n'a jamais pu refuser l'aumône, quoiqu'il n'en fìt que de son nécessaire, ayant peu de bien, et étant obligé de faire une dépense qui excédait son revenn, à cause de ses infirmités. Mais lorsqu'on lui voulait représenter cela, quand il faisait quelque aumone considérable, il se fàchait, et disait : « J'ai remarqué une chose : que, quelque pauvre qu'on soit, on laisse toujours quelque chose en mou• rant. » Ainsi il fermait la bouche: et il a été quelquefois si avant qu'il s'est réduit à prendre de l'argent au change, pour avoir donné aux pauvres tout ce qu'il avait, et ne voulant pas après cela importuner ses amis.

Dès que l'affaire des carrosses fut établic, il me dit qu'il voulait demander mille francs par avance sur sa part à des fermiers avec qui l'on traitait, si l'on pouvait demeurer d'accord avec eux, parce qu'ils étaient de sa connaissance, pour envoyer aux pauvres de Blois; et comme je lui disais que l'affaire n'était pas assez sûre pour cela, et qu'il fallait attendre à une autre année, il me fit tont aussitôt cette réponse qu'il ne voyait pas un grand inconvénient à cela, parce que s'ils perdaient, il le leur rendrait de son bien, et qu'il n'avait garde d'attendre à une autre année, parce que le besoin était trop pressant pour différer la charité. Et comme on ne s'accordait pas avec ces personnes, il ne put exécuter cette résolution, par laquelle il nous faisait voir la vérité de ce qu'il nous avait dit tant de fois, c'est qu'il ne souhaitait avoir du bien que pour en assister les pauvres, puisqu'en même temps que Dieu lui donnait l'espérance d'en avoir il commençait à le distribuer par avance, avant même qu'il en fût assuré.

Sa charité envers les pauvres avait toujours été fort graude; mais elle était si fort redoublée à la fin de sa vie que je ne pouvais le satisfaire davantage que de l'en entretenir. Il m'exhortait avec grand soin depuis quatre ans à me consacrer au service des pauvres et à y porter mes enfants. Et quand je lui disais que je craignais que cela ne me divertît du soin de ma famille, il me disait que ce n'était que manque de bonne volonté, et que, comme il y a divers degrés dans cette vertu, on peut bien la pratiquer en sorte que cela ne nuise point aux affaires domestiques. Il disait que c'était la vocation générale des chrétiens, et qu'il ne fallait point de marque particulière pour savoir si on y était appelé, parce que cela était certain; que c'est sur cela que Jésus-Christ jugera le monde; et que quand on considérait que la seule omission de cette vertu est cause de la damnation, cette seule pensée serait capable de nous porter à nous dépouiller de tout, si nous avions de la foi. Il nous disait encore: que la fréquentation des pauvres est extrêmement utile, en ce que, voyant continuellement les misères dout ils sont accablés, et que même dans l'extrémité de leurs maladies ils manquaient des choses les plus nécessaires, qu'après cela il faudrait être bien dur pour ne pas se priver volontairement des commodi, tés inutiles et des ajustements superflus.

Tous ces discours nous excitaient et nous portaient quelquefois à faire des propositions pour trou ver des moyens pour des réglements généraux qui pourvussent à toutes les nécessités; mais il ne trouvait pas cela bon, et il disait que nous n'étions pas appelés au général, mais au particulier, et qu'il croyait que la manière la plus agréable à Dieu était de servir les pauvres pauvrement, c'est-à-dire chacun selon son pouvoir, sans se remplir l'esprit de ces grands desseins qui tiennent de cette excellence dont il blàmait la recherche en toutes choses.

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