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NOTICES BIOGRAPHIQUES.

PIERRE CHARRON.

NÉ EN 1541.-MORT EN 1603.

Pierre Charron était l'un des vingt-cinq enfants d'un libraire de la rue des Carmes, à Paris. Il naquit dans cette ville en 1541, et le goût des choses sérieuses qu'il manifesta de bonne heure décida son père à diriger son éducation vers les professions savantes. Après un cours régulier de grec. de latin et de philosophie scolastique, il fut envoyé à l'université d'Orléans, puis à celle de Bourges pour y terminer son droit, et il prit le bonnet de docteur dans cette dernière ville. Pendant cinq ou six ans Charron, reçu avocat au parlement, fréquenta le barreau avec assiduité, mais avec peu de succès. Le détail des affaires et les petites intrigues par lesquelles on pouvait se les procurer convenaient peu à son caractère réfléchi et réservé. Il tourna alors ses vues ailleurs et résolut de se consacrer à la carrière ecclésiastique. Du barreau il passa à la chaire. Sans avoir cette éloquence qui entraîne, les sermons de Charron se firent remarquer par des principes de morale bien déduits. Plusieurs évêques cherchèrent à le fixer dans leur diocèse, entre autres, Arnauld de Pontac, évêque de Bazas, qui, après l'avoir entendu prêcher dans l'église de SaintPaul à Paris, en 1571, l'emmena avec lui dans son évêché, en l'engageant à se faire entendre dans plusieurs villes de la Guienne et du Languedoc. Les canonicats lui arrivèrent à foison. Il fut successivement chanoine théologal de Bazas, d'Acqs, de Lectoure, d'Agen, de Cahors, chanoine-écolâtre de Bordeaux et chanoine-chantre à Condom.

La reine Marguerite de Valois le retint pour son prédicateur ordinaire, et Henri IV, son mari, bien qu'il n'eût pas encore repris le catholicisme, aimait à assister à ses sermons.

Malgré ces succès universels, Charron avait pris le monde en dégoût et voulut mettre à exécution un vœu fait sans doute par lui dans les premiers désappointements de sa carrière d'avocat ; c'était de se faire moine. Il communiqua ses intentions à un chartreux qui se trouva être un homme de bon sens, le père Jean-Michel, mort prieur de la GrandeChartreuse en Dauphiné. Celui-ci lui fit comprendre qu'à l'âge de quarante-sept ans, et habitué MORAL.

comme il l'était à une vie facile et douce, il ne pourrait, sans danger pour sa santé, passer aux austérités prescrites par les réglements des chartreux ni même de tout autre cloître. Charron ne se tint pas pour délié de son vœu par ce refus et s'adressa aux Célestins, desquels il reçut la même réponse. Il lui fallut la décision de trois célèbres théologiens et casuistes pour tranquilliser sa conscience. Ce fut vers cette époque, en 1589, que, revenant d'Angers, où il avait prêché le carême, à Bordeaux, où il aimait à résider, il fit connaissance avec Michel de Montaigne, connaissance qui donna une base plus sûre à ses idées morales. Il y avait déjà neuf ans qu'avait été publiée la première édition des Essais, et l'ouvrage et l'auteur obtenaient une haute place dans la considération publique. Leur liaison paraît avoir été fort intime pendant ces trois dernières années de la vie de Montaigne, puisque le gentilhomme gascón permit par son testament au fils du libraire son ami de porter les armes de sa maison. Plus tard Charron se montra reconnaissant en léguant ses biens au beau-frère de Montaigne.

La lecture des Essais de Montaigne fit naître à Charron l'idée de son traité de la Sagesse et lui fournit en même temps un bon nombre des réflexions qui devaient lui servir de base. Seulement Charron, esprit froid et systématique, méthodise et classifie, et offre souvent ainsi un point d'appui réel à la philosophie. Dans son troisième livre surtout, la morale devient ce qu'elle doit être, regula vitæ, toujours applicable à toutes les situations de l'homme. Ce point de vue pratique est une puissante recommandation pour l'ouvrage de Charron. La première édition du traité de la Sagesse fut publiée à Bordeaux en 1601. Quelques propositions soulevèrent contre lui l'indignation des dévots. On cite entre autres celle-ci :

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La religion n'est tenue que par moyens humains et est toute bastie de pièces maladives, et encore que l'immortalité de l'ame soit la chose la plus universellement receue, elle est le plus foiblement prouvée, ce qui porte les esprits à douter de beaucoup de choses.

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Le jésuite Garasse, dont le nom est devenu synonyme de tout ce qu'il y a de plus grossier dans l'injure, écrivit contre Charron, qu'il appelait le patriarche des esprits forts et qu'il voulait faire passer pour athée, une réfutation remplie des plus plates et des plus sottes diatribes.

Charron fut vivement affecté de ces cris ridicules d'une coterie. Il revit son traité de la Sagesse, chercha à modifier ce qui avait pu paraître trop hasardé à quelques bons esprits, et composa, sous le titre de Petit traité de la Sagesse, une analyse et une apologie de son premier traité. Il prépara en même temps une nouvelle édition revue de son grand ouvrage; mais il n'eut pas le temps de mettre la dernière main à ce travail. Il fut frappé subitement à Paris d'un coup d'apoplexie sanguine, le 16 mars 1603.

Après sa mort, les cris de Garasse et des siens contre son ouvrage s'élevèrent si haut que le parlement s'opposa à l'impression de la seconde édition. Les feuilles déjà imprimées et la minute de l'auteur furent saisies; mais un ami de Charron, qui en avait sauvé une copie, la fit imprimer et la présenta ensuite en son entier au jugement du chancelier.

. Finalement, dit le vieil auteur de la vie de Charron, M. le chancelier et M. le procureur général du roi les feirent voir à deux docteurs de Sorbonne, qui baillèrent par escrit ce qu'ils trouvoient à redire en ces livres, qui ne parloient que de la sagesse humaine traitée moralement et philosophiquement. Le tout fut mis entre les mains de M. le président Jeannin, conseillier d'Estat, personnage des plus judicieux et des plus expérimentés de ce temps, qui, les ayant veus et examinés, dit haut et clair que ces livres n'estoient pour le commun et bas estage du monde, ains qu'il n'appartenoit qu'aux plus forts et relevés d'esprit d'en faire jugement, et qu'ils estoient vraiment livres d'Estat; et, en ayant fait son rapport au conseil privé, la vente d'iceux en fut permise au libraire qui les avoit fait imprimer, et eut entiere delivrance et main levée de toutes les saisies qui avoient esté faites, après

| qu'on eust remonstré et justifié que les livres avoient esté corrigés et augmentés par l'auteur depuis la première impression faite à Bordeaux en 1601, et que, par ces additions et corrections, il avoit esclairci et fortifié, et en quelques lieux adouci ses discours sans avoir rien alteré du sens et de la substance, ce qu'il avoit fait pour fermer la bouche aux malicieux et contenter les simples, et après qu'il les avoit fait voir par aucuns de ses meilleurs amis, gens clairvoyans et nullement pedans, qui en estoient bien ediffiés et satisfaits. »

Le public, qui préférait un peu moins d'édification et un peu plus de satisfaction, rechercha avec plus d'avidité la première édition qui contenait la pensée de l'auteur tout entière. Aussi ce fut celle qui fut le plus souvent réimprimée.

Les meilleures éditions sont celles de Bastien, 1 vol. in-8, Paris, 1783; celles de Fantin en 4 vol. in-12, Dijon, 1801, et celle de M. Amaury Duval en 2 vol. in-8. M. A. Duval a reporté sur son édition les variantes des autres éditions et donné la traduction des passages latins cités par Charron. Cette dernière édition de M. Amaury Duval, homme honorable et studieux, est faite avec beaucoup de soin. Nous avons profité particulièrement de ses utiles

travaux.

Outre son grand ouvrage de la Sagesse et le petit abrégé publié sous le titre de Traité de la Sagesse, Charron avait publié en 1594, à Cahors, sans nom d'auteur, un Traité des trois vérités, réimprimé en 1598 à Bruxelles, sous le nom de Benoît Vaillant, et la même année à Bordeaux, sous son vrai nom, format in-8. C'est une apologie de la religion catholique contre les hérétiques et en particulier contre le Traité de l'Eglise du célèbre Duplessis-Mornay.

On a aussi de Charron un recueil de seize discours chrétiens sur la Divinité, la Création, la Rédemption, l'Eucharistie. Ils ont été imprimés pour la première fois à Bordeaux en 1600, puis à Paris en 1604. On en trouve les meilleures parties à la suite de l'apologie du livre de la Sagesse, dans l'édition de M. Amaury Duva!.

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ma mère, Antoinette Begon. Dès que mon frère fut en âge qu'on lui pût parler, il donna des marques d'un esprit extraordinaire par les petites réparties qu'il faisait fort à propos, mais encore plus par les questions qu'il faisait sur la nature des choses, qui surprenaient tout le monde. Ce commencement, qui donnait de belles espérances, ne se démentit jamais, car à mesure qu'il croissait il augmentait toujours en force de raisonnement, en sorte qu'il était toujours beaucoup au-dessus de son âge.

Cependant ma mère étant morte dès l'année 1626, que mon frère n'avait que trois ans, mon père se voyant seul s'appliqua plus fortement au soin de sa famille; et comme il n'avait point d'autres fils que celui-là, cette qualité de fils unique et les grandes marques d'esprit qu'il reconnut dans cet enfant lui donnèrent une si grande affection pour lui qu'il He put se résoudre à commettre son éducation à un autre, et se résolut dès lors à l'instruire lui-même, comme il a fait; mon frère n'ayant jamais entré dans aucun collége et n'ayant jamais eu d'autre maître que mon père.

- En l'année 1631 mon père se retira à Paris, nous y mena tous et y établit sa demeure. Mon frère, qui n'avait que huit ans, reçut un grand avantage de cette retraite, dans le dessein que mon père avait de l'élever; car il est sans doute qu'il n'aurait pas pu en prendre le même soin dans la province, où l'exercice de sa charge et les compagnies continuelles qui abordaient chez lui l'auraient beaucoup détourné; mais il était à Paris dans une entière liberté; il s'y appliqua tout entier, et il eut tout le succès que purent avoir les soins d'un père aussi intelligent et aussi affectionné qu'on le puisse être.

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Sa principale maxime dans cette éducation était de tenir toujours cet enfant au-dessus de son ouvrage; et ce fut par cette raison qu'il ne voulut point commencer à lui apprendre le latin qu'il n'eût douze ans, afin qu'il le fit avec plus de facilité.

⚫ Pendant cet intervalle il ne le laissait pas inutile, car il l'entretenait de toutes les choses dont il le voyait capable. Il lui faisait voir en général ce que c'était que les langues; il lui montrait comme on les avait réduites en grammaires sous de certaines règles; que ces règles avaient encore des exceptions qu'on avait eu soin de remarquer, et qu'ainsi l'on avait trouvé le moyen par là de rendre toutes les langues communicables d'un pays en un

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sidère. Mon frère prenait grand plaisir à cet entretien, mais il voulait savoir la raison de toutes choses; et comme elles ne sont pas toutes connues, lorsque mon père ne les disait pas ou qu'il disait celles qu'on allègue d'ordinaire, qui ne sont proprement que des défaites, cela ne le contentait pas : car il a toujours eu une netteté d'esprit admirable pour discerner le faux, et on peut dire que toujours et en toutes choses la vérité a été le seul objet de son esprit, puisque jamais rien ne l'a pu satisfaire que sa connaissance. Ainsi dès son enfance il ne pouvait se rendre qu'à ce qui lui paraissait vrai évidemment; de sorte que, quand on ne lui disait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même, et quand il s'était attaché à quelque chose, il ne la quittait point qu'il n'en eût trouvé quelqu'une qui le pût satisfaire. Une fois entre autres quelqu'un ayant frappé à table un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendait un grand son, mais qu'aussitôt qu'on eut mis la main dessus cela l'arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le porta à en faire beaucoup d'autres sur les sons. Il y remarqua tant de choses qu'il en fit un traité à l'âge de douze ans, qui fut trouvé tout-à-fait bien raisonné.

«Son génie pour la géométrie commença à paraître lorsqu'il n'avait encore que douze ans, par une rencontre si extraordinaire qu'il me semble qu'elle mérite bien d'être déduite en particulier.

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Mon père était homme savant dans les mathématiques, et avait habitude par là avec tous les habiles gens en cette science, qui étaient souvent chez lui; mais comme il avait dessein d'instruire mon frère dans les langues, et qu'il savait que la mathématique est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup l'esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connaissance, de peur que cela ne le rendit négligent pour la latine et les autres langues dans lesquelles il voulait le perfectionner. Par cette raison il avait serré tous les livres qui en traitent, et il s'abstenait d'en parler avec ses amis en sa présence; mais cette précaution n'empêchait pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu'il priait souvent mon père de lui apprendre la mathématique; mais il le lui refusait, lui promettant cela comme une récompense. Il lui promettait qu'aussitôt qu'il saurait le latin et le grec il la lui apprendrait. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c'était que cette science, et de quoi on y traitait; mon père lui dit en général que c'était le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu'elles avaient entre elles, et en même temps lui défendit d'en parler davantage et d'y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnait des moyens de faire des figures infailliblement justes, il se mit Jui-même à rêver sur cela à ses heures de récréa

tious; et étant seul dans une salle où il avait accoutumé de se divertir, il prenait du charbon et faisait des figures sur des carreaux, cherchant les moyens de faire, par exemple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et les autres choses semblables. Il trouvait tout cela lui seul; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avait été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n'en savait pas même les noms. H fut contraint de se faire lui-même des définitions; il appelait un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il poussa ses recherches si avant qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Comme il en était là-dessus, mon père entra dans le lieu où il était sans que mon frère l'entendit; il le trouva si fort appliqué qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avait faite, ou du père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande lorsque, lui ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cherchait telle chose qui était la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avait fait penser à chercher cela; il dit que c'était qu'il avait trouvé telle autre chose; et sur cela lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avait faites; et enfin en rétrogradant et s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.

Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie que sans lui dire mot il le quitta et alla chez M. Le Pailleur, qui était son ami intime, et qui était aussi très savant. Lorsqu'il y fut arrivé, il y demeura immobile comme un homme transporté. M. Le Pailleur voyant cela, et voyant même qu'il versait quelques larmes, fut épouvanté et le pria de ne lui pas céler plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit : « Je ne pleure pas d'affliction, mais de joie; vous savez les soins que j'ai pris pour ôter à mon fils la connaissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études cependant voici ce qu'il a fait. Sur cela il lui montra tout ce qu'il avait trouvé, par où l'on pouvait dire en quelque façon qu'il avait inventé les mathématiques. M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l'avait été, et il lui dit qu'il ne trouvait pas juste de captiver plus longtemps cet esprit et de lui cacher encore cette connaissance; qu'il fallait lui laisser voir les livres sans le retenir davantage.

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de récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'aucune explication; et pendant qu'il les voyait il composait, et allait si avant qu'il se trouvait régulièrement aux conférences qui se faisaient toutes les semaines, où tous les habiles gens de Paris s'assemblaient pour porter leurs ouvrages ou pour examiner ceux des autres. Mon frère y tenait fort bien son rang, tant pour l'examen que pour la production; car il était de ceux qui y portaient le plus souvent aussi des choses nouvelles. On voyait souvent dans ces assemblées-là des propositions qui étaient envoyées d'Italie, d'Allemagne, et d'autres pays étrangers, et l'on prenait son avis sur tout avec autant de soin que de pas un des autres; car il avait des lumières si vives qu'il est arrivé quelquefois qu'il a découvert des fautes dont les autres ne s'étaient point aperçus. Cependant il n'employait à cette étude de géométrie que ses heures de récréation; car il apprenait le latin sur les règles que mon père lui avait faites exprès. Mais comme il trouvait dans cette science la verité qu'il avait si ardemment recherchée, il en était si satisfait qu'il y mettait son esprit tout entier; de sorte que, pour peu qu'il s'y appliquât, il y avançait tellement qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité des Coniques qui passa pour être un si grand effort d'esprit qu'on disait que depuis Archimède on n'avait rien vu de cette force. Les habiles gens étaient d'avis qu'on les imprimât dès lors, parce qu'ils disaient qu'encore que ce fût un ouvrage qui serait toujours admirable, néanmoins si on l'imprimait dans le temps que celui qui l'avait inventé n'avait encore que seize ans, cette circonstance ajouterait beaucoup à sa beauté; mais comme mon frère n'a jamais eu de passion pour la réputation, il ne fit pas de cas de cela; et ainsi cet ouvrage n'a jamais été imprimé *. Durant tous ces temps-là il continuait toujours d'apprendre le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenait tantôt de la logique, tantôt de la physique et des autres parties de la philosophie; et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été au collége, ni eu d'autres maîtres pour cela, non plus que pour le reste. Mon père prenait un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisait dans toutes les sciences, mais il ne s'aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvaient beaucoup intéresser sa santé; et en effet elle commença d'être

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(1) Cette société, dont l'amitié et le goût pour les sciences formaient le double lien, se composait du père Mersenne, de Roberval, Mydorge, Carcavi, Le Pailleur, et de plusieurs autres savants distingués. Elle fut le berceau de l'Académie royale des Sciences, dont l'autorité souveraine sanctionna l'existence en 1666. (A. M.)

(2) Ce Traité des Sections coniques étonna Descartes luimême, et ce grand philosophe s'obstina à le regarder comme l'ouvrage des maîtres de Pascal, ne pouvant croire qu'un enfant de seize ans en fût l'auteur. (A. M.)

altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentait alors n'étaient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires; de sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-neuf ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non-seulement toutes sortes de supputations sans plume et sans jetons, mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arithmétique, et avec une sûreté infaillible.

. Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature, d'avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l'esprit, et d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ou pour le mouvement qu'il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ouvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans à le mettre dans cette perfection où il est à présent 1.

Mais cette fatigue, et la délicatesse où se trouvait sa santé depuis quelques années, le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté; de sorte qu'il nous disait quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans il n'avait pas passé un jour sans douleur. Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il

(1) La sœur de Pascal oublie ici une aventure singulière, et qui est cependant la préface indispensable de l'invention du jeune géomètre. En 1638, le gouvernement ayant ordonné des retranchements sur les rentes de l'Hôtel-de-Ville de Paris, Etienne Pascal prit parti contre cette mesure spoliatrice, et l'ordre fût donné par le cardinal de Richelieu de l'enfermer à la Bastille. Instruit à temps, il se déroba à la colère du ministre et s'enfuit en Auvergne. Vers cette époque, la duchesse d'Aiguillon voulut faire représenter devant le cardinal une pièce de Scudéry, intitulée l'Amour tyrannique, et jeta les yeux pour l'un des rôles sur Jacqueline Pascal, sœur cadette de Blaise. La pièce fut représentée le 3 avril 1639, et la jeune fille s'acquitta si bien de son rôle que le cardinal de Richelieu lui accorda la grâce de son père, qu'elle avait osé lui demander dans une supplique en vers. Bien plus, le ministre voulut voir le coupable, et, frappé de ses vastes connaissances, il résolut de l'employer, et lui accorda, peu de temps après, l'intendance de Rouen. Dans l'exercice de cet emploi, qu'il remplit pendant sept années, Etienne Pascal apprit à son fils les opérations de calcul, et ce fut dans l'intention d'abréger ce travail que l'enfant inventa la machine arithmétique. La combinaison et l'exécution de cette machine, qui exécute mécaniquement tous les calculs sans autre secours que ceux des yeux et de la main, lui donnèrent des peines incroyables, et finirent par altérer sa santé. Etonné de cette découverte, le célèbre Leibnitz voulut encore la perfectionner; mais de nos jours, en Angleterre, un célèbre mécanicien nommé Babbage, suivant toujours la même idée, est parvenu à composer une machine mathématique qui résout les problèmes les plus compliqués, et calcule, comme un géomètre, le mouvement des astres et le retour des éclipses. Ainsi l'invention de Pascal a été le point de départ de cette invention prodigieuse. Nous remarquerons que la plupart des découvertes de Pascal avaient un but d'utilité générale. Ainsi il inventa la brouette, autrement nommée vinaigrette, ou chaise roulante traînée à bras d'homme, et le haquet, ou charrette à longs brancards, qui est une beureuse combinaison du levier et du plan incliné. (A. M.)

avait un peu de relâche, son esprit se portait incontinent à chercher quelque chose de nouveau.

Ce fut dans ce temps-là et à l'âge de vingt-trois ans qu'ayant vu l'expérience de Torricelli, il inventa ensuite et exécuta les autres expériences qu'on nomme ses expériences: celle du vide, qui prouvait si clairement que tous les effets qu'on avait attribués jusque-là à l'horreur du vide sont causés par la pesanteur de l'air '. Cette occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines, et quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avait pas d'application, comme je dirai dans son lieu.

Immédiatement après cette expérience, et lorsqu'il n'avait pas encore vingt-quatre ans, la providence de Dieu ayant fait naître une occasion qui l'obligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de telle sorte par cette lecture qu'il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu et à n'avoir point d'autre objet que 'ui et cette vérité lui parut si évidente, si nécessaire et si utile, qu'elle termina toutes ses recherches: de sorte que dès ce temps-là il renonça à toutes les autres connaissances pour s'appliquer uniquement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.

Il avait été jusqu'alors préservé, par une protection de Dieu particulière, de tous les vices de la jeunesse; et ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il avait à mon père, qui, ayant lui-même un très grand respect pour la religion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maximes que tout ce qui est l'objet de la foi ne le saurait être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. Ces maximes, qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une très grande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, fai

(1) La pesanteur de l'air fut démontrée par l'ingénieuse expérience du baromètre, sur le Puy-de-Dôme, expérience faite le 19 septembre 1648, Baillet accuse Pascal d'ingratitude envers Descartes, et même de plagiat, à propos de cette experience; mais Baillet a tort, ce qui lui arrive assez souvent. Voici, en quelques mots, toute l'histoire de cette decouverte. Galiléc soupçonne la pesanteur de l'air, et le premier nie l'horreur du vide; Torricelli conjecture qu'elle produit la suspension de l'eau dans les pompes à une élévation de trente-deux pieds; enfin Pascal convertit toutes les conjectures en démonstration, en imaginant l'expérience du Puy-de-Dôme, moyen neuf et décisif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanteur de l'air. Les deux traités de Pascal sur l'Equilibre des liqueurs et sur la Pesanteur de la masse de l'air furent achevés en l'aunée 1633; mais ils ne furent imprimés pour la première fois qu'en 1663, un an après la mort de l'auteur. (A. M.)

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