Page images
PDF
EPUB

quelquefois que pour satisfaire une passion, et non par défaut de lumière; et lorsqu'il arrive à un homme vif de manquer de pénétration, ils ne savent pas que pénétration et vivacité sont deux choses assez différentes, quoique ressemblantes, et qu'elles peuvent être séparées. Je ne prétends pas découvrir toutes les sources de nos erreurs sur une matière sans bornes; lorsque nous croyons tenir la vérité par un endroit, elle nous échappe par mille autres. Mais j'espère qu'en parcourant les principales parties de l'esprit, je pourrai observer les différences essentielles et faire évanouir un très grand nombre de ces contradictions imaginaires qu'admet l'ignorance. L'objet de ce premier livre est de faire connoître, par des définitions et des réflexions fondées sur l'expérience, toutes ces différentes qualités des hommes qui sont comprises sous le nom d'esprit. Ceux qui recherchent les causes physiques de ces mêmes qualités en pourroient peut-être parler avec moins d'incertitude si on réussissoit dans cet ouvrage à développer les effets dont ils étudioient les principes.

II.

Imagination, réflexion, mémoire.

Il y a trois principes remarquables dans l'esprit: l'imagination, la réflexion et la mémoire.

J'appelle imagination le don de concevoir les choses d'une manière figurée et de rendre ses pensées par des images. Ainsi l'imagination parle toujours à nos sens; elle est l'inventrice. des arts et l'ornement de l'esprit.

La réflexion est la puissance de se replier sur ses idées, de les examiner, de les modifier ou de les combiner de diverses manières. Elle est le grand principe du raisonnement, du jugement, etc.

La mémoire conserve le précieux dépôt de l'imagination et de la réflexion. Il seroit superflu de s'arrêter à peindre son utilité non contestée. Nous n'employons dans la plupart de nos raisonnements que des réminiscences; c'est sur elles que nous bâtissons; elles sont le fondement et la matière de tous nos discours. L'esprit que la mémoire cesse de nourrir s'éteint dans les efforts laborieux de ses recherches. S'il y a un ancien préjugé contre les gens d'une heureuse mémoire, c'est parce qu'on suppose qu'ils ne peuvent embrasser et mettre en ordre

tous leurs souvenirs, parce qu'on présume que leur esprit, ouvert à toutes sortes d'impressions, est vide et ne se charge de tant d'idées empruntées qu'autant qu'il en a peu de propres; mais l'expérience a contredit ces conjectures par de grands exemples. Et tout ce qu'on peut en conclure avec raison est, qu'il faut avoir de la mémoire dans la proportion de son esprit, sans quoi on se trouve nécessairement dans un de ces deux vices: le défaut ou l'excès.

III. Fécondité.

Imaginer, réflechir, se souvenir, voilà les trois principales facultés de notre esprit. C'est là tout le don de penser, qui précède et fonde les autres. Après vient la fécondité, puis la justesse, etc.

Les esprits stériles laissent échapper beaucoup de choses et n'en voient pas tous les côtés; mais l'esprit fécond sans justesse se confond dans son abondance, et la chaleur du sentiment qui l'accompagne est un principe d'illusion très à craindre, de sorte qu'il n'est pas étrange de penser beaucoup et peu juste.

Personne ne pense, je crois, que tous les esprits soient féconds, ou pénétrants, ou éloquents, ou justes dans les mêmes choses. Les uns abondent en images, les autres en réflexions, les autres en citations, etc., chacun selon son caractère, ses inclinations, ses habitudes, sa force ou sa foiblesse.

IV. Vivacité.

La vivacité consiste dans la promptitude des opérations de l'esprit. Elle n'est pas toujours unie à la fécondité. Il y a des esprits lents, fertiles; il y en a de vifs, stériles. La lenteur des premiers vient quelquefois de la foiblesse de leur mémoire, ou de la confusion de leurs idées, ou enfin de quelque défaut dans leurs organes, qui empêche leurs esprits de se répandre avec vitesse. La stérilité des esprits vifs dont les organes sont bien disposés vient de ce qu'ils manquent de force pour suivre une idée ou de ce qu'ils sont sans passions; car les passions fertilisent l'esprit sur les choses qui leur sont propres, et cela pourroit expliquer de certaines bizarreries: un esprit vif dans la conversation

qui s'éteint dans le cabinet, un génie perçant dans l'intrigue qui s'appesantit dans les sciences, etc.

C'est aussi par cette raison que les personnes enjouées, que les objets frivoles intéressent, paroissent les plus vives dans le monde. Les bagatelles qui soutiennent la conversation étant leur passion dominante, elles excitent toute. leur vivacité et leur fournissent une occasion continuelle de paroître. Ceux qui ont des passions plus sérieuses étant froids sur ces puérilités, toute la vivacité de leur esprit demeure

concentrée.

V.

Pénétration.

La pénétration est une facilité à concevoir, à remonter au principe des choses ou à prévenir leurs effets par une suite d'inductions.

C'est une qualité qui est attachée comme les autres à notre organisation, mais que nos habitudes et nos connoissances perfectionnent: nos connoissances, parce qu'elles forment un amas d'idées qu'il n'y a plus qu'à réveiller; nos habitudes, parce qu'elles ouvrent nos organes et donnent aux esprits un cours facile et prompt.

Un esprit extrêmement vif peut être faux et laisser échapper beaucoup de choses par vivacité ou par impuissance de réfléchir, et n'être pas pénétrant. Mais l'esprit pénétrant ne peut être lent; son vrai caractère est la vivacité et la justesse unies à la réflexion.

Lorsqu'on est trop préoccupé de certains principes sur une science, on a plus de peine à recevoir d'autres idées dans la même science et une nouvelle méthode; mais c'est là encore une preuve que la pénétration est dépendante, comme je l'ai dit, de nos habitudes. Ceux qui font une étude puérile des énigmes en pénètrent plus tôt le sens que les plus subtils philosophes.

VI.

De la justesse, de la netteté du jugement. La netteté est l'ornement de la justesse, mais elle n'en est pas inséparable. Tous ceux qui ont l'esprit net ne l'ont pas juste. Il y a des hommes qui conçoivent très distinctement et qui ne raisonnent pas conséquemment. Leur esprit, trop foible ou trop prompt, ne peut suivre la

liaison des choses, et laisse échapper leurs rapports. Ceux-ci ne peuvent assembler beaucoup de vues, attribuent quelquefois à tout un objet ce qui convient au peu qu'ils en connoissent. La netteté de leurs idées empêche qu'ils ne s'en défient. Eux-mêmes se laissent éblouir par l'éclat des images qui les préoccupent, et la lumière de leurs expressions les attache à l'erreur de leurs pensées.

La justesse vient du sentiment du vrai formé dans l'âme, accompagné du don de rapprocher les conséquences des principes et de combiner leurs rapports. Un homme médiocre peut avoir de la justesse à son degré, un petit ouvrage de même. C'est sans doute un grand avantage, de quelque sens qu'on le considère : toutes choses en divers genres ne tendent à la perfection qu'autant qu'elles ont de justesse.

Ceux qui veulent tout définir ne confondent pas le jugement et l'esprit juste; ils rapportent à ce dernier l'exactitude dans le raisonnement, dans la composition, dans toutes les choses de pure spéculation; la justesse dans la conduite de la vie, ils l'attachent au juge

ment.

Je dois ajouter qu'il y a une justesse et une netteté d'imagination, une justesse et une netteté de réflexion, de mémoire, de sentiment, de raisonnement, d'éloquence, etc. Le tempérament et la coutume mettent des différences infinies entre les hommes et resserrent ordinairement beaucoup leurs qualités. Il faut appliquer ce principe à chaque partie de l'esprit; il est très facile à comprendre.

Je dirai encore une chose que peu de personnes ignorent: on trouve quelquefois dans l'esprit des hommes les plus sages des idées par leur nature inalliables, que l'éducation, la coutume, ou quelque impression violente, ont liées irrévocablement dans leur mémoire. Ces idées sont tellement jointes et se présentent avec tant de force que rien ne peut les séparer; ces ressentiments de folie sont sans conséquence et prouvent seulement d'une manière incontestable l'invincible pouvoir de la coutume.

VII.

Du bon sens.

Le bon sens n'exige pas un jugement bien profond; il semble consister plutôt à n'aperce

[ocr errors]

voir les objets que dans la proportion exacte qu'ils ont avec notre nature ou avec notre condition. Le bon sens n'est donc pas à penser sur les choses avec trop de sagacité, mais à les concevoir d'une manière utile, à les prendre dans le bon sens.

Celui qui voit avec un microscope aperçoit sans doute dans les choses plus de qualités; mais il ne les aperçoit point dans leur proportion naturelle avec la nature de l'homme comme celui qui ne se sert que de ses yeux. Image des esprits subtils, il pénètre souvent trop loin. Celui qui regarde naturellement les choses a le bon sens.

Le bon sens se forme d'un goût naturel pour la justesse et la médiocrité; c'est une qualité du caractère plutôt encore que de l'esprit. Pour avoir beaucoup de bon sens, il faut être fait de manière que la raison domine sur le sentiment, l'expérience sur le raisonnement.

Le jugement va plus loin que le bon sens, mais ses principes sont plus variables.

VIII.

De la profondeur.

La profondeur est le terme de la réflexion. Quiconque a l'esprit véritablement profond doit avoir la force de fixer sa pensée fugitive, de la retenir sous ses yeux pour en considérer le fond, et de ramener à un point une longue chaine d'idées; c'est à ceux principalement qui ont cet esprit en partage que la netteté et la justesse sont plus nécessaires. Quand ces avantages leur manquent, leurs vues sont mêlées d'illusions et couvertes d'obscurités, et néanmoins, comme de tels esprits voient toujours plus loin que les autres dans les choses de leur ressort, ils se croient aussi bien plus proches de la vérité que le reste des hommes; mais ceux-ci ne pouvant les suivre dans leurs sentiers ténébreux, ni remonter des conséquences jusqu'à la hauteur des principes, ils sont froids et dédaigneux pour cette sorte d'esprit qu'ils ne sauroient me

surer.

Et même entre les gens profonds, comme les uns le sont sur les choses du monde et les autres dans les sciences ou dans un art particulier, chacun préférant son objet dont il connoît mieux les usages, c'est aussi de tous les côtés matière de dissension.

Enfin, on remarque une jalousie encore plus particulière entre les esprits vifs et les esprits profonds, qui n'ont l'un qu'au défaut de l'autre; car les uns marchant plus vite et les autres allant plus loin, ils ont la folie de vouloir entrer en concurrence, et ne trouvant point de mesure pour des choses si différentes, rien n'est capable de les rapprocher.

IX.

De la délicatesse, de la finesse et de la force.

La délicatesse vient essentiellement de l'âme : c'est une sensibilité dont la coutume, plus ou moins hardie, détermine aussi le degré. Des nations ont mis de la délicatesse où d'autres n'ont trouvé qu'une langueur sans grâce; celles-ci au contraire. Nous avons mis peut-être cette qualité à plus haut prix qu'aucun autre peuple de la terre : nous voulons donner beaucoup de choses à entendre sans les exprimer et les présenter sous des images douces et voilées; nous avons confondu la délicatesse et la finesse, qui est une sorte de sagacité sur les choses de sentiment. Cependant la nature sépare souvent des dons qu'elle a faits si divers: grand nombre d'esprits délicats ne sont que délicats; beaucoup d'autres ne sont que fins; on en voit même qui s'expriment avec plus de finesse qu'ils n'entendent, parce qu'ils ont plus de facilité à parler qu'à concevoir. Cette dernière singularité est remarquable; la plupart des hommes sentent au-delà de leurs foibles expressions; l'éloquence est peut-être le plus rare comme le plus gracieux de tous les dons.

La force vient aussi d'abord du sentiment et se caractérise par le tour de l'expression; mais quand la netteté et la justesse ne lui sont pas jointes, on est dur au lieu d'être fort, obscur au lieu d'être précis, etc.

X.

De l'étendue de l'esprit.

Rien ne sert au jugement et à la pénétration comme l'étendue de l'esprit. On peut la regarder, je crois, comme une disposition admirable des organes, qui nous donne d'embrasser beaucoup d'idées à la fois sans les confondre.

Un esprit étendu considère les êtres dans leurs rapports mutuels : il saisit d'un coup d'œil

tous les rameaux des choses; il les réunit à leur source et dans un centre commun; il les met sous un même point de vue. Enfin il répand la lumière sur de grands objets et sur une vaste surface.

On ne sauroit avoir un grand génie sans avoir l'esprit étendu; mais il est possible qu'on ait l'esprit étendu sans avoir de génie ; car ce sont deux choses distinctes. Le génie est actif, fécond: l'esprit étendu fort souvent se borne à la spéculation; il est froid, paresseux et timide.

Personne n'ignore que cette qualité dépend aussi beaucoup de l'âme, qui donne ordinairement à l'esprit ses propres bornes, et le rétrécit ou l'étend selon l'essor qu'elle-même se donne.

XI.

Des saillies.

Le mot de saillies vient de sauter; avoir des saillies, c'est passer sans gradation d'une idée à une autre qui peut s'y allier : c'est saisir les rapports des choses les plus éloignées; ce qui demande sans doute de la vivacité et un esprit agile. Ces transitions soudaines et inattendues causent toujours une grande surprise: si elles se portent à quelque chose de plaisant, elles excitent à rire; si à quelque chose de profond, elles étonnent; si à quelque chose de grand, elles élèvent. Mais ceux qui ne sont pas capables de s'élever ou de pénétrer d'un coup d'œil des rapports trop approfondis, n'admirent que ces rapports bizarres et sensibles que les gens du monde saisissent si bien. Et le philosophe, qui rapproche par de lumineuses sentences les vérités en apparence les plus séparées, réclame inutilement contre cette injustice : les hommes frivoles, qui ont besoin de temps pour suivre ces grandes démarches de la réflexion, sont dans une espèce d'impuissance de les admirer, attenda que l'admiration ne se donne qu'à la surprise et vient rarement par degrés.

Les saillies tiennent en quelque sorte dans l'esprit le même rang que l'humeur peut avoir dans les passions. Elles ne supposent pas nécessairement de grandes lumières, elles peignent le caractère de l'esprit. Ainsi ceux qui approfondissent vivement les choses ont des saillies de réflexion; les gens d'une imagination heureuse, des saillies d'imagination; d'autres,

des saillies de mémoire; les méchants, de mechanceté; les gens gais, de choses plaisantes, etc.

Les gens du monde qui font leur étude de ce qui peut plaire ont porté plus loin que les autres ce genre d'esprit; mais parce qu'il est difficile aux hommes de ne pas outrer ce qui est bien, ils ont fait du plus naturel de tous les dons un jargon plein d'affectation. L'envie de briller leur a fait abandonner par réflexion le vrai et le solide, pour courir sans cesse après les allusions et les jeux d'imagination les plus frivoles; il semble qu'ils soient convenus de ne plus rien dire de suivi, et de ne saisir dans les choses que ce qu'elles ont de plaisant, et leur surface. Cet esprit, qu'ils croient si aimable, est sans doute bien éloigné de la nature, qui se plait à se reposer sur les sujets qu'elle embellit, et trouve la variété dans la fécondité de ses lumières bien plus que dans la diversité de ses objets. Un agrément si faux et si superficiel est un art ennemi du cœur et de l'esprit, qu'il resserre dans des bornes étroites; un art qui ôte la vie de tous les discours en bannissant le sentiment qui en est l'âme, et qui rend les conv rsations du monde aussi ennuyeuses qu'insensées et ridicules.

XII.

Du goût.

Le goût est une aptitude à bien juger des objets de sentiment. Il faut donc avoir de l'âme pour avoir du goût; il faut avoir aussi de la pénétration, parce que c'est l'intelligence qui remue le sentiment. Ce que l'esprit ne pénètre qu'avec peine ne va pas souvent jusqu'au cœur ou n'y fait qu'une impression foible; c'est là ce qui fait que les choses qu'on ne peut saisir d'un coup d'œil ne sont point du ressort du goût.

Le bon goût consiste dans un sentiment de la belle nature; ceux qui n'ont pas un esprit naturel ne peuvent avoir le goût juste.

Toute vérité peut entrer dans un livre de réflexions; mais dans les ouvrages de goût, nous aimons que la vérité soit puisée dans la nature; nous ne voulons pas d'hypothèses; tout ce qui n'est qu'ingénieux est contre les règles du goût.

Comme il y a des degrés et des parties diffe rentes dans l'esprit, il y en a de même dans le goût. Notre goût peut, je crois, s'étendre autant

que notre intelligence; mais il est difficile qu'il passe au-delà. Cependant ceux qui ont une sorte de talent se croient presque toujours un goût universel, ce qui les porte quelquefois jusqu'à juger des choses qui leur sont les plus étrangères. Mais cette présomption, qu'on pourroit supporter dans les hommes qui ont des talents, se remarque aussi parmi ceux qui raisonnent des talents et qui ont une teinture superficielle des règles du goût, dont ils font des applications tout-à-fait extraordinaires. C'est dans les grandes villes plus que dans les autres qu'on peut observer ce que je dis; elles sont peuplées de ces hommes suffisants qui ont assez d'éducation et d'habitude du monde pour parler des = choses qu'ils n'entendent point: aussi sont-elles le théâtre des plus impertinentes décisions, et c'est là que l'on verra mettre, à côté des meilleurs ouvrages, une fade compilation des traits les plus brillants de morale et de goût, mêlés à de vieilles chansons et à d'autres extravagances, avec un style si bourgeois et si ridicule que cela fait mal au cœur.

Je crois que l'on peut dire sans témérité que le goût du plus grand nombre n'est pas juste: le cours déshonorant de tant d'ouvrages ridicules en est une preuve sensible. Ces écrits, il est vrai, ne se soutiennent pas, mais ceux qui les remplacent ne sont pas formés sur un meilleur modèle: l'inconstance apparente du public ne tombe que sur les auteurs. Cela vient de ce que les choses ne font d'impression sur nous que selon la proportion qu'elles ont avec notre esprit; tout ce qui est hors de notre sphère nous échappe, le bas, le naïf, le sublime, etc.

Il est vrai que les habiles réforment nos jugements; mais ils ne peuvent changer notre goût, parce que l'âme a ses inclinations indépendantes de ses opinions; ce que l'on ne sent pas d'abord, on ne le sent que par degrés, comme l'on fait en jugeant. De là vient qu'on voit des ouvrages critiqués du peuple, qui ne lui en plaisent pas moins; car il ne les critique que par réflexion et il les goûte par sentiment.

Que les jugements du public, épurés par le temps et par les maîtres, soient donc, si l'on veut, infaillibles; mais distinguons-les de son goût, qui paroît toujours récusable.

Je finis ces observations: on demande depuis longtemps s'il est possible de rendre raison des matières de sentiment; tous avouent que

le sentiment ne peut se connoître que par expérience; mais il est donné aux habiles d'expliquer sans peine les causes cachées qui l'excitent. Cependant bien des gens de goût n'ont pas cette facilité, et nombre de dissertateurs qui raisonnent à l'infini manquent du sentiment, qui est la base des justes notions sur le goût.

XIII.

Du langage et de l'éloquence.

On peut dire en général de l'expression qu'elle répond à la nature des idées, et par con séquent aux divers caractères de l'esprit.

Ce seroit néanmoins une témérité de juger de tous les hommes par le langage. Il est rare peutêtre de trouver une proportion exacte entre le don de penser et celui de s'exprimer. Les termes n'ont pas une liaison nécessaire avec les idées on veut parler d'un homme qu'on connoit beaucoup, dont le caractère, la figure, le maintien, tout est présent à l'esprit, hors son nom, qu'on veut nommer et qu'on ne peut rappeler; de même de beaucoup de choses dont on a des idées fort nettes, mais que l'expression ne suit pas de là vient que d'habiles gens manquent quelquefois de cette facilité à rendre leurs idées, que des hommes superficiels possèdent avec avantage.

La précision et la justesse du langage dépendent de la propriété des termes qu'on emploie.

La force ajoute à la justesse et à la brièveté ce qu'elle emprunte du sentiment : elle se caractérise d'ordinaire par le tour de l'expres

sion.

La finesse emploie des termes qui laissent beaucoup à entendre.

La délicatesse cache sous le voile des paroles ce qu'il y a de rebutant dans les choses. La noblesse a un air aisé, simple, précis, naturel.

Le sublime ajoute à la noblesse une force et une hauteur qui ébranlent l'esprit, qui l'étonnent et le jettent hors de lui-même; c'est l'expression la plus propre d'un sentiment élevé ou d'une grande et surprenante idée.

On ne peut sentir le sublime d'une idée dans une foible expression; mais la magnificence des paroles avec de foibles idées est proprement

« PreviousContinue »