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d'événements, puisque nous ne savons ce que nous devons demander, et que je ne puis en souhaiter l'un plutôt que l'autre sans présomption, et sans me rendre juge et responsable des suites que votre sagesse a voulu justement me cacher. Seigneur, je sais que je ne sais qu'une chose, c'est qu'il est bon de vous suivre, et qu'il est mauvais de vous offenser. Après cela, je ne sais lequel est le meilleur ou le pire en toutes choses; je ne sais lequel m'est profitable, ou de la santé, ou de la maladie, des biens ou de la pauvreté, ni de toutes les choses du monde. C'est un discernement qui passe la force des hommes et des anges, et qui est caché dans le secret de votre Providence que j'adore et que je ne veux pas approfondir.

XV.

Faites donc, Seigneur, que, tel que je sois, je me conforme à votre volonté, et qu'étant malade comme je suis, je vous glorifie dans mes souffrances. Sans elles, je ne puis arriver à la gloire; et vous-même, mon Sauveur, n'avez voulu y parvenir que par elles. C'est par les marques de vos souffrances que vous avez été

reconnu de vos disciples, et c'est par les souffrances que vous reconnoissez aussi ceux qui sont vos disciples. Reconnoissez-moi donc pour votre disciple dans les maux que j'endure, et dans mon corps, et dans mon esprit, pour les offenses que j'ai commises; et parce que rien n'est agréable à Dieu s'il ne lui est offert par vous, unissez ma volonté à la vôtre et mes douleurs à celles que vous avez souffertes. Faites que les miennes deviennent les vôtres ; unissez-moi à vous, remplissez-moi de vous et de votre Esprit-Saint. Entrez dans mon cœur et dans mon âme pour y porter mes souffrances et pour continuer d'endurer en moi ce qui vous reste à souffrir de votre Passion, que vous achevez dans vos membres jusqu'à la consommation parfaite de votre corps; afin qu'étant plein de vous, ce ne soit plus moi qui vive et qui souffre, mais que ce soit vous qui viviez et qui souffriez en moi, ô mon Sauveur! et qu'ainsi ayant quelque petite part à vos souffrances, vous me remplissiez entièrement de la gloire qu'elles vous ont acquise, dans laquelle vous vivez avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

COMPARAISON DES ANCIENS CHRÉTIENS

AVEC CEUX D'AUJOURD'HUI.

On ne voyoit à la naissance de l'Église que des chrétiens parfaitement instruits dans tous les points nécessaires au salut; au lieu que l'on voit aujourd'hui une ignorance si grossière qu'elle fait gémir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l'Église. On n'entroit alors dans l'Église qu'après de grands travaux et de longs désirs; on s'y trouve maintenant sans aucune peine, sans soin et sans travail. On n'y étoit admis qu'après un examen très exact; on y est reçu maintenant avant qu'on soit en état d'être examiné. On n'y étoit reçu alors qu'après avoir abjuré sa vie passée, qu'après avoir renoncé au monde, et à la chair, et au diable; on y entre maintenant avant qu'on soit en état de faire aucune de ces choses. Enfin il falloit autrefois sortir du monde pour être reçu dans l'Église, au lieu qu'on entre aujourd'hui dans

MORAL.

l'Eglise au même temps que dans le monde. On connoissoit alors par ce procédé une distinction essentielle du monde avec l'Eglise; on les considéroit comme deux contraires, comme deux ennemis irréconciliables, dont l'un persécute l'autre sans discontinuation, et dont le plus foible en apparence doit un jour triompher du plus fort; entre ces deux partis contraires, on quittoit l'un pour rentrer dans l'autre ; on abandonnoit les maximes de l'un pour suivre celles de l'autre ; on se dévêtoit des sentiments de l'un pour se revêtir des sentiments de l'autre; enfin on quittoit, on renonçoit, on abjuroit le monde où l'on avoit reçu sa première naissance pour se vouer totalement à l'Église, où l'on prenoit comme sa seconde naissance; et ainsi on concevoit une très grande différence entre l'un et l'autre. Aujourd'hui on se trouve

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presque en même temps dans l'un comme dans l'autre, et le même moment qui nous fait naître au monde nous fait renaître dans l'Église; de sorte que la raison survenant ne fait plus de distinction de ces deux mondes si contraires; elle s'élève et se forme dans l'un et dans l'autre tout ensemble. On fréquente les sacrements, et on jouit des plaisirs de ce monde; et ainsi, au lieu qu'autrefois on voyoit une distinction essentielle entre l'un et l'autre, on les voit maintenant confondus et mêlés, en sorte qu'on ne les discerne quasi plus.

De là vient qu'on ne voyoit autrefois entre les chrétiens que des personnes très instruites, au lieu qu'elles sont maintenant dans une ignorance qui fait horreur; de là vient qu'autrefois ceux qui avoient été rendus chrétiens par le baptême, et qui avoient quitté les vices du monde pour entrer dans la piété de l'Église, retomboient si rarement de l'Église dans le monde, au lieu qu'on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les vices du monde dans le cœur des chrétiens. L'Église des saints se trouve toute souillée par le mélange des méchants; et ses enfants, qu'elle a conçus et portés dès l'enfance dans ses flancs, sont ceux-là même qui portent dans son cœur, c'est-à-dire jusqu'à la participation de ses plus augustes mystères, le plus grand de ses ennemis, l'esprit du monde, l'esprit d'ambition, l'esprit de vengeance, l'esprit d'impureté, l'esprit de concupiscence et l'amour qu'elle a pour ses enfants l'oblige d'admettre jusque dans ses entrailles le plus cruel de ses persécuteurs. Mais ce n'est plus à l'Église que l'on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement si funeste; car comme elle a vu que le délai du baptême laissoit un grand nombre d'enfants dans la malédiction d'Adam, elle a voulu les délivrer de cette masse de perdition en précipitant le secours qu'elle leur donne; et cette bonne mère ne voit qu'avec un regret extrême que ce qu'elle a procuré pour le salut de ses enfants devienne l'occasion de la perte des adultes.

Son véritable esprit est que ceux qu'elle retire dans un âge si tendre de la contagion du monde s'écartent bien loin des sentiments du monde. Elle prévient l'usage de la raison pour prévenir les vices où la raison corrompue les entraîneroit; et avant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu'ils

vivent dans l'ignorance du monde, et dans un état d'autant plus éloigné du vice qu'ils ne l'auront jamais connu. Cela paroît par les cérémonies du baptême; car elle n'accorde le baptême aux enfants qu'après qu'ils ont déclaré, par la bouche des parrains, qu'ils le désirent, qu'ils croient, qu'ils renoncent au monde et à Satan; et comme elle veut qu'ils conservent ces dispositions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressément de les garder inviolablement ; et elle enjoint, par un commandement indispensable, aux parrains d'instruire les enfants de toutes ces choses; car elle ne souhaite pas que ceux qu'elle a nourris dans son sein depuis l'enfance soient aujourd'hui moins instruits et moins zélés que ceux qu'elle admettoit autrefois au nombre des siens; elle ne désire pas une moindre perfection dans ceux qu'elle nourrit que dans ceux qu'elle reçoit.

Cependant on en use d'une façon si contraire à l'intention de l'Église qu'on ne peut y penser sans horreur. On ne fait quasi plus de réflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu'on ne l'a jamais demandé, parce qu'on ne se souvient pas même de l'avoir reçu. Mais comme il est évident que l'Église ne demande pas moins de zèle dans ceux qui ont été élevés esclaves de la foi que dans ceux qui aspirent à le devenir, il faut se mettre devant les yeux l'exemple des catéchumènes, considérer leur ardeur, leur dévotion, leur horreur pour le monde, leur généreux renoncement au monde; et si on ne les jugeoit pas dignes de recevoir le baptême sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux doivent done se soumettre à recevoir l'instruction qu'ils auroient eue s'ils commençoient à entrer dans la communion de l'Église. Il faut de plus qu'ils se soumettent à une pénitence telle qu'ils n'aient plus envie de la rejeter, et qu'ils aient moins d'aversion pour l'austérité de la mortification des sens qu'ils ne trouvent de charmes dans l'usage des délices vicieuses du péché.

Pour les disposer à s'instruire, il faut leur faire entendre la différence des coutumes qui ont été pratiquées dans l'Église suivant la diversité des temps. Dans l'Église naissante on enseignoit les catéchumènes, c'est-à-dire ceux qui prétendoient au baptême, avant que de le leur conférer; et on ne les y admettoit qu'après. une pleine instruction des mystères de la religion, qu'après une pénitence de leur vie passée,

qu'après une grande connoissance de la gran- | nécessairement, au lieu que le baptême précé

deur et de l'excellence de la profession de la foi et des maximes chrétiennes où ils désiroient entrer pour jamais, qu'après des marques éminentes d'une conversion véritable du cœur, et qu'après un extrême désir du baptême. Ces choses étant connues de toute l'Église, on leur conféroit le sacrement d'incorporation, par lequel ils devenoient membres de l'Église. Aujourd'hui le baptême ayant été accordé aux enfants avant l'usage de la raison, par des considérations très importantes, il arrive que la négligence des parents laisse vieillir les chrétiens sans aucune connoissance de notre religion.

Quand l'instruction précédoit le baptême, tous étoient instruits; mais maintenant que le baptême précède l'instruction, l'enseignement qui étoit nécessaire pour le sacrement est devenu volontaire, et ensuite négligé, et enfin presque aboli. La raison persuadoit de la nécessité de l'instruction; de sorte que, quand❘ l'instruction précédoit le baptême, la nécessité de l'un faisoit que l'on avoit recours à l'autre

dant aujourd'hui l'instruction, comme on a été fait chrétien sans avoir été instruit, on croit pouvoir demeurer chrétien sans se faire instruire; et au lieu que les premiers chrétiens témoignoient tant de reconnoissance pour une grâce que l'Église n'accordoit qu'à leurs longues prières, les chrétiens d'aujourd'hui ne témoignent que de l'ingratitude pour cette même grâce qu'elle leur accorde avant même qu'ils aient été en état de la demander. Si elle détestoit si fort les chutes des premiers chrétiens, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination les chutes et les rechutes continuelles des derniers, quoiqu'ils lui soient beaucoup plus redevables, puisqu'elle les a tirés bien plus tôt et bien plus libéralement de la damnation où ils étoient engagés par leur première naissance! Elle ne peut voir sans gémir abuser de la plus grande de ses grâces, et que ce qu'elle a fait pour assurer leur salut devienne l'occasion presque assurée de leur perte; car elle n'a pas changé d'esprit quoiqu'elle ait changé de coutume.

FIN DES PENSÉES DE PASCAL..

OU SENTENCES ET MAXIMES MORALES

DU

DUC DE LA ROCHEFOUCAULD.

Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés.

I.

Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers-intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger; et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes *.

II.
L'amour-propre est le plus grand de tous les

flatteurs.

III.

Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues.

IV.

V.

La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie.

VI.

La passion fait souvent un fou du plus habile homme et rend souvent les plus sots habiles 1.

VII.

Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avoient de se rendre maîtres du monde, n'étoit

L'amour-propre est plus habile que le plus peut-être qu'un effet de jalousie2.

habile homme du monde.

(1) Variantes. Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur que ce que nous prenons souvent pour des vertus n'est en effet qu'un nombre de vices qui leur ressemblent, et que l'orgueil et l'amour-propre nous ont déguisés (1663-n. 181).

De plusieurs actions différentes que la fortune arrange comme il lui plait, il s'en fait plusieurs vertus (1665-n. 293).

Dans la seconde et la troisième édition (1666, 1671), la Rochefoucauld refondit ces deux pensées en une seule, qu'il plaça au commencement de son ouvrage; ce ne fut que dans les deux dernières éditions (1675, 1678) que cette maxime parut telle qu'on la voit aujourd'hui.

VIII.

Les passions sont les seuls orateurs qui per

(1) Var. On lit dans l'édition de 1665 : « La passion fait souvent du plus habile homme un fol, et rend quasi toujours les plus sots habiles. » Les mots fol et quasi disparurent dans la deuxième édition (1666).

(2) Var. La Rochefoucauld avait d'abord présenté d'une manière affirmative le motif de cette guerre; voici comment il s'exprimait ... « Ainsi, la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avoient de se rendre maitres du monde, étoit un effet de jalousie. » (1665–n. 7) DCpuis, l'auteur employa la forme dubitative.

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La clémence des princes n'est souvent qu'une politique pour gagner l'affection des peuples.

(1) Var. On lit dans la première édition : « ..... et l'homme le plus simple que la passion fait parler persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence. » (1665-n. 8.)

(2) Var. Le mot prodigalité a remplacé dans les quatre dernières éditions celui de libéralité, que la Rochefoucauld avait mis dans la première.

(3) Var. Quelque industrie que l'on ait à cacher ses passions sous le voile de la piété et de l'honneur, il y en a toujours quelque endroit qui se montre (1665—n. 12).

XVI.

Cette clémence, dont on fait une vertu, se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte et presque toujours par tous les trois ensemble1.

XVII.

La modération des personnes heureuses vient du calme que la bonne fortune donne à leur humeur 2.

XVIII.

La modération est une crainte de tomber dans l'envie et dans le mépris que méritent ceux qui s'enivrent de leur bonheur; c'est une vaine ostentation de la force de notre esprit ; et enfin la modération des hommes dans leur plus haute élévation est un désir de paroître plus grands que leur fortune.

XIX.

Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui.

XX.

La constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agitation dans leur cœur. XXI.

Ceux qu on condamne au supplice affectent quelquefois une constance et un mépris de la mort qui n'est en effet que la crainte de l'envide sorte qu'on peut dire que cette consager; stance et ce mépris sont à leur esprit ce que le bandeau est à leurs yeux 3.

XXII.

La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir; mais les maux présents triomphent d'elle.

(1) Var. La clémence, dont nous faisons une vertu, se pratique tantôt par la gloire, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble (1603-n. 16).

(2) Var. La modération des personnes heureuses est le calme de leur humeur adoucie par la possession du bien (1665n. 19).

(3) Var. Ceux qu'on fait mourir affectent quelquefois des constances, des froideurs et des mépris de la mort, pour ne pas penser à elle; de sorte qu'on peut dire que ces froideurs et ces mépris font à leur esprit ce que le bandeau fait à leurs yeux (1665-n. 24).

(4) Var. La philosophie triomphe aisément des maux passés et de ceux qui ne sont pas prêts d'arriver; mais les maux présents triomphent d'elle (1665-n. 25).

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