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estant de ceux qui n'ont que les desirs en leur pouvoir et les mains trop courtes pour venir aux effects, je l'ay voulu dire au monde et la publier par ceste offre que je vous fais très humblement, certes de très riche estoffe; car qu'y a-il de plus grand en vous au monde que la sagesse? Mais qui meriteroit d'estre plus elabouré et relevé pour vous estre presenté? Ce qui pourra estre, avec le temps qui afine et recuit toutes choses. Et de vray voici un subject infini auquel l'on peut adjouster tousjours. Mais

tel qu'il est je me fie qu'il sera humainement receu de vous, et peut estre employé à la lecture de Messeigneurs vos enfans, qui, après l'idée vive et patron animé de sagesse en vous, y trouveront quelques traits et lineamens; et de ma part je demeurerai tousjours,

PREFACE

Monseigneur,

Vostre très humble et très obeissant serviteur,

CHARRON.

OU EST PARLÉ DU NOM, SUBJECT, DESSEIN ET METHode de cest OEUVRE, AVEC ADVERTISSEMENT AU LECTEUR.

Il est icy requis dès l'entrée de sçavoir que c'est que sagesse, et comment nous entendons la traitter en cest œuvre, puisqu'il en porte le

* Variante tirée de la préface de la première édition. — II est requis avant tout œuvre sçavoir que c'est que sagesse, et comment nous entendous la traitter en ce livre, puisqu'il en porte le nom et le titre. Or, dès l'entrée nous advertissons que nous ne prenons icy ce mot subtilement au sens hautain et eslevé des theologiens et philosophes (qui prennent plaisir à descrire et faire peinture des choses qui n'ont encores esté veues, et les relever à telle perfection que la nature humaine ne s'en trouve capable que par imagination) pour une cognoissance parfaite des choses divines et humaines, ou bien des premieres et plus hautes causes et ressorts de toutes choses: laquelle reside en l'entendement seul, peut-estre sans probité (qui est principalement en la volonté), sans utilité, usage, action, sans compaignée et en solitude; et est plus que très rare et difficile. C'est le souverain bien et la perfection de l'entendement humain. Ny a sens trop court, bas et populaire, pour discretion, circonspection, comportement advisé et bien reglé en toutes choses, qui se peut trouver avec peu de pieté et preud'hommie, et regarde plus la compaignée et l'autruy que soy-mesme. Mais nous le prenons en sens plus universel, commun et humain, comprenant tant la volonté que l'entendement, voire tout l'homme en son dedans et son dehors, en soy seul, en compaignée, cognoissant et agissant. Aiusi nous disons que sagesse est preude prudence, c'est à dire preud'hommie avec habilité, probité bien advisée. Nous sçavons que preud'hommie sans prudence est sotte et indiscrette; -prudence sans preud'hommie n'est que finesse : ce sont deux choses les meilleures et plus excellentes, et les chefs de tout bien; mais seules et separées sont defaillantes, imparfaites. La sagesse les accouple; c'est une droitture et belle composition de tout l'homme. Or, elle cousi-te en deux choses: bien se cognoistre, et constamment estre bien reglé et moderé en toutes choses par toutes choses; j'entends non seulement les externes qui apparoissent au monde, faicts et dicts, mais premierement et principalement les internes, pensées,

nom et le titre. Tous en general, au premier et simple mot de sagesse, conçoivent facilement et imaginent quelque qualité, suffisance ou habi

opinions, creances desquelles (ou la feinte est bien grande, et qui enfin se descouvre) sourdent les externes. Je dis constamment, car les fols parfois contrefont et semblent estre bien sages. Il sembleroit peut-estre à aucuns qu'il suffiroit de dire que la sagesse consiste à estre constemment bien reglé et moderé en toutes choses, sans y adjouster bien se cognoistre. Mais je ne suis pas de cest advis; car advenant que par une grande bonté, douceur et soupplesse de nature, ou par une attentive imitation d'autruy, quelqu'un se comportast moderement en toutes choses, ignorant cependant et mescog noissant soy-mesme, et l'humaine condition, ce qu'il a et ce qu'il n'a pas, il ne seroit pourtant sage, veu que sagesse n'est pas sans cognoissance, sans discours et sans estude. L'on n'accordera pas peut-estre ceste proposition; car il semble bien que l'on ne peut reiglement et constamment se comporter par-tout sans se cognoistre. Et suis de cest advis. Mais je dis que, combien qu'ils aillent inseparablement ensemble, si ne laissent-ils d'estre deux choses distinctes: dont il les faut separement exprimer en la description de sagesse, comine ses deux offices, dont se cognoistre est le premier, et est dit le commencement de sagesse. Parquoy nous disons sage celuy qui, cognoissant bien ce qu'il est, son bien et son mal, combien et jusques où nature l'a estrené et favorisé, et où elle lui a deffailly, estudie, par le benefice de la philosophie et par l'effort de la vertu, à corriger et redresser ce qu'elle luy a donné de mauvais, resveiller et roidir ce qui est de foible et languissant, faire valoir ce qui est bon, adjouster ce qui deffaut, et tant que faire se peut la secou rir; et par tel estude se regle et conduict bien en toutes choses.

Suivant ceste briefve declaration, nostre dessein en cest œuvre de trois livres est premierement enseigner l'homme à se bien cognoistre, et l'humaine condition, le prenant en tout sens et regardant à tous visages; c'est au premier livre: puis liustruire à se bien regler et moderer en toutes choses; ce

tude non commune ny populaire, mais excellente, singulière et relevée par dessus le commun et ordinaire, soit en bien ou en mal; car il se prend et usurpe (peut-estre improprement) en toutes les deux façons: sapientes sunt ut faciant mala', et ne signifie pas proprement qualité bonne et louable, mais exquise, singuliere, excellente en quoy que ce soit; dont se dit aussi bien sage tyran, pyrate, voleur, que

que nous ferons en gros par advis et moyens generaux et communs au second livre, et particulierement au troisiesme, par les quatre vertus morales soubs lesquelles est comprise toute l'instruction de la vie humaine et toutes les parties du devoir et de l'honneste.Voilà pourquoy cest œuvre, qui instruit la vie et les mœurs, à bien vivre et bien mourir, est intitulé Sagesse, comme le nostre precedent, qui instruisoit à bien croire, a esté appellé Verité, ou bien Les Trois Verités, y ayant trois livres en cestuy-cy comme en celuy-là. J'adjouste icy deux ou trois mots de bonne foy: l'un, que j'ai questé par-cy parlà, et tiré la plus part des materiaux de cest ouvrage des meilleurs autheurs qui ont traitté ceste matiere morale et politique, vraye science de l'homme, tant anciens, specialement Seneque et Plutarque, grands docteurs en icelle, que modernes. C'est le recueil d'une partie de mes estudes; la forme et l'ordre sont à moi. Si je l'ay arrangé let ageancé avec jugcment et à propos, les sages en jugeront; car meshuy en ce subject autres ne peuvent estre mes juges, et de ceux-là volontiers recevrai la reprimande; et ce que je prins d'autruy, je l'ay mis en leurs propres termes, ne le pouvant dire mieux qu'eux. Le second, que j'ay icy usé d'une grande liberté et franchise à dire mes advis et à heurter les opinions contraires, bien que toutes vulgaires et communement receues et trop grandes, ce m'ont dit aucuns de mes amys, auxquels j'ay respondu que je ne formois icy ou instruisois un homme pour le cloistre, mais 'pour le monde, la vie commune et civile, ny ne faisois icy le theologien, ny le cathedrant ou dogmatisant, ne m'assujettissant scrupuleusement à leurs formes, regles, style, ains usois de la liberté academique et philosophique. La foiblesse populaire et delicatesse feminine qui s'offense de ceste hardiesse et liberté de paroles est indigne d'entendre chose qui vaille. A la suite de cecy, je dis encores que je traitte et agis icy non pedantesquement, selon les regles ordinaires de l'eschole, ny avec estendue de discours et appareil d'eloquence ou aucun artifice. La sagesse, quæ si oculis ipsis cerneretur, mirabiles excitaret amores sui, n'a que faire de toutes ces façons pour sa recommandation; elle est trop noble et glorieuse; les vérités et propositions y sont espesses, mais souvent toutes seches et crues, comme aphorismes, ouvertures et semences de discours. J'y ay parsemé des sentences latines, mais courtes, fortes et poetiques, tirées de très bonne part, et qui n'interrompent ny ne troublent le fil du texte françois; car je n'ay pu encores estre induict à trouver meilleur de tourner toutes telles allegations en françois (comme aucuns veulent) avec tel deschet et perte de la grace et energie qu'elles ont en leur naturel et original, qui ne se peut jamais bien representer en autre langage.

(1) Ils ne sont sages que pour faire le mal. JÉRÉMIE, C. VI, v. 22.

sage roy, pilote, capitaine, c'est-à-dire suffi sant, prudent, avisé, non simplement et populairement, mais excellemment. Parquoy s'oppose à la sagesse non seulement la folie qui est un desreglement et desbauche, et la sagesse est un reglement bien mesuré et proportionné, mais encores la bassesse et simplicité commune et populaire; car la sagesse est relevée, forte et excellente. Ainsi sagesse, soit en bien ou en mal, comprend deux choses: suffisance, c'est la provision et garniture de tout ce qui est requis et necessaire; et qu'elle soit en haut et fort degré. Voilà ce qu'au premier son et simple mot de sagesse les plus simples imaginent que c'est; dont ils advouent qu'il y a peu de sages, qu'ils sont rares comme est toute excellence, et qu'à eux de droit appartient de commander et guider les autres; que ce sont comme oracles; dont est le proverbe : en croire et s'en remettre aux sages. Mais bien definir la chose au vray et la distinguer par ses parties, tous ne le sçavent ny n'en sont d'accord, et n'est pas aysé. Autrement le commun, autrement les philosophes, autrement les theologiens en parlent : ce sont les trois estages et classes du monde; ces deux procedent par ordre, regles et preceptes, la premiere confusement et fort imparfaitement.

Or, nous pouvons dire qu'il y a trois sortes et degrés de sagesse : divine, humaine, mondaine, qui respondent à Dieu, nature pure et entiere, nature vitiée et corrompue. De toutes ces trois sortes et de chacune d'icelles discourent et parlent toutes ces trois classes du monde que nous avons dit, chacune selon sa portée et ses moyens; mais proprement et formellement le commun, c'est-à-dire le monde de la mondaine, le philosophe de l'humaine, le theologien de la divine.

La mondaine est plus basse (qui est diverse selon les trois grands chefs de ce bas monde : opulence, volupté, gloire, ou bien avarice, luxure, ambition: Quidquid est in mundo, est concupiscentia oculorum, concupiscentia carnis, superbia vita1, dont est appellée par saint Jacques de trois noms, terrena, animalis, diabolica2) et est reprouvée par la philosophie et

(1) Tout ce qui est dans le monde est concupiscence des yeux, ou concupiscence de la chair, ou orgueil de la vie. S. JEAN, Ep. I, c. 2, v. 16.

(2) Terrestre, animale, diabolique. Ep. de S. JACQUES, C. 3,

Y. 16.

theologie qui la prononce folie devant Dieu : stultam fecit Deus sapientiam hujus mundi1. Or n'est-il point parlé d'elle en ce livre que pour la condamner?

La plus haute, qui est la divine, est definie et traittée par les philosophes et les theologiens un peu diversement. Je dedaigne et laisse icy tout ce qu'en peut dire le commun, comme prophane et trop indigne pour estre ouy en telle chose. Les philosophes la font toute speculative; disent que c'est la cognoissance des principes, premieres causes et plus hauts ressorts de toutes choses, et en fin de la souveraine qui est Dieu; c'est la metaphysique. Ceste-cy reside tout en l'entendement; c'est son souverain bien et sa perfection; c'est la premiere et plus haute des cinq vertus intellectuelles2, qui peut estre sans probité, action et sans aucune vertu morale. Les theologiens ne la font pas du tout tant speculative qu'elle ne soit aussi aucunement pratique; car ils disent que c'est la cognois sance des choses divines par lesquelles se tire un jugement et reglement des actions humaines, et la font double: l'une acquise par estude et à peu près celle des philosophes que je viens de dire; l'autre infuse et donnée de Dieu, desursum descendens. C'est le premier des sept dons du Sainct Esprit, Spiritus Domini Spiritus sapientiæ, qui ne se trouve qu'aux justes et nets de peché, in malevolam animam non introibit sapientia3. De ceste sagesse divine n'entendons aussi parler ici; elle est en certain sens et mesure traittée en ma premiere verité et en mes discours de la Divinité.

Parquoy s'ensuit que c'est de l'humaine sagesse que nostre livre traitte et dont il porte le nom, de laquelle il faut icy avoir une briefve et generale peinture qui soit comme l'argument et le sommaire de toute ceste œuvre. Les descriptions communes sont diverses et toutes courtes. Aucuns et la pluspart pensent que ce n'est qu'une prudence, discretion et comportement advisé aux affaires et en la conversation. Cecy est digne du commun, qui rapporte presque tout au dehors, à l'action, et ne considere.

gueres autre chose que ce qui paroist; il est tout aux yeux et aux oreilles; les mouvemens internes le touchent et luy poisent fort peu. Ainsi, selon leur opinion, la sagesse peut estre sans pieté et sans probité essentielle; c'est une belle mine, une douce et modeste finesse. D'autres pensent que c'est une singularité farouche et espineuse, une austerité refrongnée d'opinions, mœurs, paroles, actions et forme de vivre, qui pource appellent ceux qui sont ferus et touchés de ceste humeur, philosophes, c'est à dire en leur jargon fantasques, bigcarres, heteroclites. Or, telle sagesse, selon la doctrine de nostre livre, est plustost une folie et extravagance. Il faut donc apprendre que c'est d'autres gens que du commun. Sçavoir est des philosophes et des theologiens, qui tous deux l'ont traittée en leurs doctrines morales, ceux-là plus au long et par exprès comme leur vray gibbier, leur propre et formel sujet, car ils s'occupent à ce qui est de la nature et au faire. La theologie monte plus haut, s'attend et s'occupe aux vertus infuses, theoriques et divines, c'est-à-dire à la sagesse divine et au croire. Ainsi ceux-là s'y sont plus arrestés et plus estendus, reglans et instruisans non seulement le particulier, mais aussi le commun et le public, enseignans ce qui est bon et utile aux familles, communautés, republiques et empires. La theologie est plus chiche et taciturne en ceste part, visant principalement au bien et salut eternel d'un chascun. Davantage, les philosophes la traittent plus doucement et plaisamment, les theologiens plus austerement et sechement. La philosophie, qui est l'aisnée, comme la nature est l'aisnée de la grace, et le naturel du surnaturel, semble suader gratieusement et vouloir plaire en profitant, comme la poësie :

... Simul et jucunda, et idonea dicere vitæ... Lectorem delectando pariterque monendo'.

revestue et enrichie de discours, de raisons, inventions et pointes ingenieuses, exemples, similitudes, parée de beaux-dires, apophtegmes, mots sententieux, ornée d'eloquence et d'artifice. La theologie, qui est venue après, toute

(1) Dieu a fait de la sagesse de ce monde une folie. Sapientia refrongnée, semble commander et erjoindre

enim hujus mundi stultitia est apud Deum. S. PAUL aux Cor., Ep. I, c. 3, v. 19.

(2) Voyez S. THOMAS, 1 quest. 57, 2 quest. 2, 19. (3) La sagesse n'entrera point dans une ame malveillante. La Sagesse, c. 1, v. 4

(1) Dire des choses à la fois agréables et utiles à la vie... plaire au lecteur et lui dorner en même temps des avis. HORACE, Art poet. v. 554 el 344.

imperieusement et magistralement, et de fait la vertu et probité des theologiens est toute chagrine, austere, subjecte, triste, craintive et populaire; la philosophique, telle que ce livre enseigne, est toute gaye, libre, joyeuse, relevée, et, s'il faut dire, enjouée, mais cependant bien forte, noble, genereuse et rare. Certes les philosophes ont esté excellens en ceste part, non seulement à la traitter et enseigner, mais encores à la presenter vivement et richement en leurs vies nobles et heroïques. J'entends ici philosophes et sages, non seulement ceux qui ont porté le nom de sages, comme Thalès, Solon et les autres qui ont esté d'une volée, et du temps de Cyrus et Cresus, Pisistratus; ny aussi ceux qui sont venus après et ont enseigné en public, comme Pythagoras, Socrates, Platon, Aristote, Aristippe, Zenon, Antisthenes, tous chefs de part, et tant d'autres leurs disciples, differens et divisés en sectes; mais aussy tous ces grands hommes qui faisoient profession singuliere et exemplaire de vertu et sagesse, comme Phocion, Aristides, Periclès, Alexandre, que Plutarque appelle philosophe aussy bien que roy, Epaminondas, et tant d'autres Grecs les Fabrices, Fabies, Camilles, Catons, Torquates, Regules, Lelies, Scipions, Romains, qui pour la pluspart ont esté generaux d'armées. Pour ces raisons je suy et employe en mon livre plus volontiers et ordinairement les advis et dires des philosophes, sans toutesfois obmettre ou rejetter ceux des theologiens; car aussi en substance sont-ils tous d'accord et fort rarement différens, et la theologie ne dedaigne point d'employer et faire valoir les beaux-dires de la philosophie. Si j'eusse entreprins d'instruire pour le cloistre et la vie consiliaire, c'est-à-dire professions des conseils evangeliques, il m'eust fallu suivre ad amussim les advis des theologiens; mais nostre livre instruit à la vie civile et forme un homme pour le monde, c'est-à-dire à la sagesse hu

maine et non divine.

Nous disons donc naturellement et universellement, avec les philosophes et les theologiens, que ceste sagesse humaine est une droiture, belle et noble composition de l'homme entier, en son dedans, son dehors, ses pensées, paroles, actions et tous ses mouvemens; c'est l'excellence et perfection de l'homme comme homme, c'est-à-dire selon que porte et requiert

la loy premiere fondamentale et naturelle de l'homme. Ainsi que nous disons un ouvrage bien fait et excellent quand il est bien complet de toutes ses pieces et que toutes les regles de l'art y ont esté gardées; celuy est homme sage qui sait bien et excellemment faire l'homme; c'est-à-dire, pour en donner une plus particuliere peinture, qui, se cognoissant bien et l'humaine condition, se garde et preserve de tous vices, erreurs, passions et defauts, tant internes, siens et propres, qu'externes, communs et populaires; maintenant son esprit net, libre, franc, universel, considerant et jugeant de toutes choses sans s'obliger ny jurer à aucune, visant tousjours et se reglant en toutes choses selon nature, c'est-à-dire la raison, premiere et universelle loi et lumiere inspirée de Dieu, qui esclaire en nous, à laquelle il ploye et accommode la sienne propre et particuliere, vivant au dehors et avec tous selon les loix, coutumes et ceremonies du pays où il est, sans offense de personne, se portant si prudemment et discretement en tous affaires, allant tousjours droit, ferme, joyeux et content en soy-mesme, attendant paisiblement tout ce qui peut advenir, et la mort enfin. Tous ces traits et parties, qui sont plusieurs, se peuvent pour facilité racourcir et rapporter à quatre chefs principaux : cognoissance de soy, liberté d'esprit nette et genereuse, suyvre nature (cestuy-cy a très grande estendue,et presque seul suffiroit), vray contentement: lesquels ne se peuvent trouver ailleurs qu'au sage. Celuy qui faut en l'un de ces points n'est point sage. Qui se mescognoit, qui tient son esprit en quelque espece de servitude ou de passions, ou d'opinions populaires, le rend partial, s'oblige à quelque opinion par ticuliere, et se prive de la liberté et jurisdiction de voir, juger, examiner toutes choses qui heurte et va contre nature, soubs quelque pretexte que ce soit, suivant plustost l'opinion ou la passion que la raison qui bransle au manche, troublé,inquieté,mal content,craignant la mort, n'est point sage. Voicy en peu de mots la peinture de sagesse et de fclie humaine, et le sommaire de ce que je pretends traitter en cest œuvre, specialement au second livre, qui par exprès contient les regles, traits et offices de sagesse, qui est plus mien que les deux autres, et que j'ai pensé une fois produire seul. Ceste peinture verbale de sagesse est oculairement repre

sentée sur la porte et au frontispice de ce livre', par une femme toute nue en un vuide, ne se tenant à rien, en son pur et simple naturel, se regardant en un miroir, sa face joyeuse, riante et masle, droite, les pieds joints sur un

(1) Dans l'édition de 1604, dans celles des Elzévirs et dans quelques autres. Dans les éditions des Elzévirs, on trouve à la suite de la préface une explication encore plus détaillée que celle que donne ici Charron. Voici cette explication:

« Tout au plus haut et sur l'inscription du livre, la Sagesse est representée par une belle femme toute nue, sans que ses hontes paroissent, quasi non essent, en son simple naturel, quia puram naturam sequitur, au visage sain, masle, joyeux, riant, regard fort et magistral; corps droit, les pieds joints, sur un cube, les bras croisés, comme s'embrassant elle mesme, comme se tenant à soy, sur soy, en soy, contente de soy; sur sa teste une couronne de laurier et d'olivier: c'est victoire et paix; une espace ou vuide à l'entour, qui signifie liberté; se regardant dedans un miroir assez esloigné d'elle, soustenu d'une main sortant d'un nuage, dans la glace duquel paroist une autre femme semblable à elle, car tousjours elle se regarde et se cognoist. A son costé droit ces mots : JE NE SÇAY, qui est sa devise, et au costé gauche ces autres mots : PAIX ET PEU, qui est la devise de l'autheur, signifiée par une rave mise en pal, entortillée d'un rameau d'olivier et environnée de deux branches de laurier en ovale.

«Au dessoubs y a quatre petites femmes laides, chetives, ridées, enchaisnées, et leurs chaisnes se rendent et aboutissent au cube qui est soubs les pieds de la Sagesse, qui les mesprise, condamne et foule aux pieds, desquelles deux sont du costé droict de l'inscription du livre, sçavoir : Passion et Opinion; la Passion, maigre, au visage tout alteré; l'Opinion, aux yeux esgarés, volage, estourdie, soustenue par nombre de personnes: c'est le peuple. Les deux autres sont de l'autre costé de l'inscription, sçavoir: Superstition, au visage transi, joignant les mains comme une servante qui tremble de peur; et la Science, vertu ou preud'hommie artificielle, acquise, pedantesque, serve des lois et coustumes, au visage enflé, glorieux, arrogant, avec les sourcils relevés, qui lit en un livre où y a escrit: OUY, NON. Ceste figure est aussi expliquée par le sonnet suivant :

SONNET.

La Sagesse est à nud, droicte et sans artifice;
D'olive et de laurier son chef est verdoyant.
Son mirouer est tenu des doigts du foudroyant,
Et s'eslesve au dessus du cube de justice.

Soubs ses pieds, au carcan, les meres de tout vice,
Forcenent de despit, grommelant, aboyant,
Contr'elle en vain l'effort de leur rage employant,
Tant de Sagesse est fort et ferme l'edifive.

La Passion s'anime impetueusement;
Le peuple favorise et porte obstinement

La folle Opinion, sourde, aveugle et perverse;
Tremblante, sans sçavoir, la Superstition
S'estrangle d'elle-mnesme; et la Presomption
De la Pedanterie est mise à la renverse.

C. D. F. E. D. B.

Superanda omnis fortuna fercndo est.

cube et s'embrassant, ayant soubs ses pieds enchainées quatre autres femmes comme esclaves, sçavoir Passion au visage altéré et hydeux, Opinion aux yeux esgarés, volage, estourdie, soutenue par des testes populaires; Superstition toute transie et les mains joinctes; Vertu ou preud'hommie et science pedantesque au visage enflé, les sourcils relevés, lisant ea un livre où est escript: Ouy, non. Tout cecy n'a besoin d'autre explication que de ce que dessus, mais elle sera bien au long au second livre.

Pour acquerir et parvenir à ceste sagesse, il y a deux moyens : le premier est en la conformation originelle et trempe premiere, c'est-àdire au temperament de la semence des parens, puis au laict nourricier et premiere education, d'où l'on est dit bien nay ou mal nay, c'est-à-dire bien ou mal formé et disposé à la sagesse. L'on ne croit pas combien ce commencement est puissant et important; car si on le savoit, l'on y apporteroit autre soin et diligence que l'on ne fait. C'est chose estrange et deplorable qu'une telle nonchalance de la vie, et bonne vie de ceux que nous voulons estre d'autres nousmesmès. Es moindres affaires nous y apportons du soin, de l'attention, du conseil : icy, au plus grand et noble, nous n'y pensons point, tout par hazard et rencontre. Qui est celuy qui se remue, qui consulte, qui se met en devoir de faire ce qui est requis, de se garder et preparer comme il faut, pour faire des enfans masles, sains, spirituels et propres à la sagesse? car ce qui sert à l'une de ces choses sert aux autres, et l'intention de nature vise ensemble à tout cela. Or c'est à quoy on pense le moins; à peine pense-t-on tout simplement à faire enfans, mais seulement, comme bestes, d'assouvir son plaisir; c'est une des plus remarquables et importantes fautes qui soit en une république, dont personne ne s'advise et ne se plaint, et n'y a aucune loy, reglement. ou advis public là dessus. Il est certain que sì l'on s'y portoit comme il faut, nous aurions d'autres hommes que nous n'avons. Ce qui est requis en cecy et à la premiere nourriture est briefvement dit en nostre troisiesme livre, chapitre XIV.

Le second moyen est en l'estude de la philosophic; je n'entends de toutes ses parties, mais de la morale (sans toutesfois oublier la naturelle), qui est la lampe, le guide et la regle

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