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du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c'est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable.

Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et sans la pensée de l'avenir? Mais ôtez-leur leurs divertissements, vous les voyez sécher d'ennui; ils sentent alors leur néant sans le connoître; car c'est être bien malheureux que d'être dans une tristesse insupportable aussitôt qu'on est réduit à se considérer, et à n'en être pas diverti.

LXIII.

Chaque chose est vraie en partie et fausse en partie. La vérité essentielle n'est pas ainsi : elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la déshonore et l'anéantit. Rien n'est vrai, en l'entendant du pur vrai. On dira que l'homicide est mauvais : oui; car nous connoissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon? la chasteté? je dis que non car le monde finiroit. Le mariage? non: la continence vaut mieux. De ne point tuer? non; car les désordres seroient horribles et les méchants tueroient tous les bons. De tuer? non; car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai ni bien qu'en partie, et mêlé de mal et de faux.

LXIV.

Le mal est aisé, il y en a une infinité; le bien presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu'on appelle bien; et souvent on fait passer à cette marque le mal particulier pour bien... Il faut même une grandeur d'âme extraordinaire pour y arriver comme au bien.

LXV.

Les cordes qui attachent les respects des uns envers les autres sont, en général, des cordes de nécessité; car il faut qu'il y ait différents degrés; tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant. Mais les cordes qui attachent le respect à tel et tel en particulier sont des cordes d'imagination.

LXVI.

Nous sommes si malheureux que nous ne

pouvons prendre plaisir à une chose qu'à condition de nous fâcher si elle nous réussit mal, ce que mille choses peuvent faire et font à toute heure. Qui auroit trouvé le secret de se réjouir du bien sans être touché du mal contraire auroit trouvé le point.

ARTICLE X.

Pensées diverses de philosophie et de littéra

ture.

I.

A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.

II.

On peut avoir le sens droit et ne pas aller également à toutes choses; car il y en a qui, l'ayant droit dans un certain ordre de choses,

s'éblouissent dans les autres. Les uns tirent

bien les conséquences de peu de principes, les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a peu de principes, mais dont les conséquences sont si fines qu'il n'y a qu'une grande pénétration qui puisse y aller ; et ceux-là ne seroient peut-être pas grands géomètres, parce que la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu'une nature d'esprit peut être telle qu'elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu'au fond, et qu'elle ne puisse pénétrer les choses où il y a beaucoup de principes.

Il y a donc deux sortes d'esprits: l'un de pénétrer vivement et profondément les consequences des principes, et c'est là l'esprit de justesse'; l'autre de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là l'esprit de géométrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est étendue d'esprit. Or l'un peut être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi étendu et foible.

Il y a beaucoup de différence entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. En l'un, les

(1) Peut-être faut-il lire ici l'esprit de finesse par opposition à l'esprit de géométrie, qui est proprement l'esprit de méthode, l'esprit de justesse.

principes sont palpables, mais éloignés de l'usage commun; de sorte qu'on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d'habitude; mais pour peu qu'on s'y tourne, on voit les principes à plein; et il faudroit avoir tout-à-fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est presque impossible qu'ils échappent.

Mais, dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête ni de se faire violence. Il n'est question que d'avoir bonne vue; mais il faut l'avoir bonne, car les principes en sont si déliés et en si grand nombre qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe. Or l'omission d'un principe mène à l'erreur; ainsi il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.

Tous les géomètres seroient donc fins s'ils avoient la vue bonne; car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connoissent; et les esprits fins seroient géomètres s'ils pouvoient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.

Ce qui fait donc que certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine; on les sent plutôt qu'on ne les voit; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes. Ce sont choses tellement délicates et si nombreuses qu'il faut un sens bien délié et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi les principes et que ce seroit une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les esprits fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométrique

ment les choses et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n'est pas de la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse, mais il le fait tacitement, naturellement, sans art; car l'expression en passe tous les hommes, et le sentiment n'en appartient qu'à peu.

Et les esprits fins, au contraire, ayant accoutumé de juger d'une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes stériles et qu'ils n'ont pas accoutumé de voir ainsi en détail, qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent. Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.

Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et par principes; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis. Et les esprits fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu'aux premiers principes des choses spéculatives et d'imagination qu'ils n'ont jamais vues dans le monde et dans l'usage.

III.

Il arrive souvent qu'on prend, pour prouver certaines choses, des exemples qui sont tels qu'on pourroit prendre ces choses pour prouver ces exemples: ce qui ne laisse pas de faire son effet; car, comme on croit toujours que la difficulté est à ce qu'on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs. Ainsi, quand on veut montrer une chose générale, on donne la règle particulière d'un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, on commence par la règle générale. On trouve toujours obscure la chose qu'on veut prouver et claire celle qu'on emploie à la prouver; car, quand on propose une chose à prouver, d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle est donc obscure et au contraire que celle qui doit la prouver est claire, et ainsi on l'entend aisément.

IV.

Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment: semblable, parce qu'elle

ne raisonne point: contraire, parce qu'elle est fausse; de sorte qu'il est bien difficile de distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie et que sa fantaisie est sentiment, et j'en dis de même de mon côté. On auroit besoin d'une règle. La raison s'offre, mais elle est pliable en tous sens, et ainsi il n'y en a point.

V.

Ceux qui jugent d'un ouvrage par règle sont, à l'égard des autres, comme ceux qui ont une montre à l'égard de ceux qui n'en ont point. L'un dit: Il y a deux heures que nous sommes ici; l'autre dit: Il n'y a que trois quarts d'heure. Je regarde ma montre; je dis à l'un : Vous vous ennuyez, et à l'autre : Le temps ne vous dure guère; car il y a une heure et demie; et je me de ceux qui me disent que le temps me moque dure à moi et que j'en juge par fantaisie ; ils ne savent pas que j'en juge par ma montre.

VI.

Il y en a qui parlent bien et qui n'écrivent pas de même. C'est que le lieu, les assistants, etc., les échauffent et tirent de leur esprit plus qu'ils n'y trouveroient sans cette chaleur.

VII.

Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que difficilement; ce qu'il a de mauvais (j'entends hors les mœurs) eût pu être corrigé en un moment si on l'eût averti qu'il faisoit trop d'histoires et qu'il parloit trop de soi.

VIII.

C'est un grand mal de suivre l'exception au lieu de la règle. Il faut être sévère et contraire à l'exception; mais néanmoins, comme il est certain qu'il y a des exceptions de la règle, il faut en juger sévèrement mais justement.

IX.

Il y a des gens qui voudroient qu'un auteur ne parlât jamais des choses dont les autres ont parlé; autrement on l'accuse de ne rien dire de nouveau. Mais si les matières qu'il traite ne sont pas nouvelles, la disposition en est nouvelle. Quand on joue à la paume, c'est une même balle dont on joue l'un et l'autre; mais l'un la place mieux. J'aimerois autant qu'on l'accusât de se servir des mots anciens, comme si les mêmes

pensées ne formoient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres pensées par les mêmes dispositions.

X.

On se persuade mieux, pour l'ordinaire, par les raisons qu'on a trouvées soi-même que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres.

XI.

L'esprit croit naturellement et la volonté aime naturellement; de sorte que, faute de vrais objets, il faut qu'ils s'attachent aux faux.

XII.

Ces grands efforts d'esprit où l'âme touche quelquefois sont choses où elle ne se tient pas; elle y saute seulement, mais pour retomber

aussitôt.

XIII.

L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la

bête.

XIV.

Pourvu qu'on sache la passion dominante de quelqu'un, on est assuré de lui plaire, et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien, dans l'idée même qu'il a du bien, et c'est une bizarrerie qui déconcerte ceux qui veulent gagner leur affection.

XV.

Un cheval ne cherche point à se faire admirer de son compagnon. On voit bien entre eux quelque sorte d'émulation à la course, mais c'est sans conséquence; car étant à l'étable, le plus pesant et le plus mal taillé ne cède pas pour cela son avoine à l'autre. Il n'en est pas de même parmi les hommes : leur vertu ne se satisfait pas d'elle-même, et ils ne sont point contents s'ils n'en tirent avantage contre les

autres.

XVI.

Comme on se gâte l'esprit, on se gâte aussi le sentiment. On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations; ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gåtent. Il importe done de tout bien savoir choisir pour se

le former et ne point le gâter, et on ne sauroit faire ce choix si on ne l'a déjà formé et point gâté. Ainsi cela fait un cercle d'où bienheureux sont ceux qui sortent.

XVII.

Lorsque dans les choses de la nature, dont la connoissance ne nous est pas nécessaire, il y en a dont on ne sait pas la vérité, il n'est peutêtre pas mauvais qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes, comme, par exemple, la lune, à qui on attribue les changements de temps, les progrès des maladies, etc.; car c'est une des principales maladies de l'homme que d'avoir une curiosité inquiète pour les choses qu'il ne peut savoir, et je ne sais si ce ne lui est point un moindre mal d'être dans l'erreur pour les choses de cette nature que d'être dans cette curiosité inutile.

XVIII.

Si la foudre tomboit sur les lieux bas, les poètes et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses de cette nature manqueroient de preuves.

XIX.

L'esprit a son ordre, qui est par principes et démonstrations; le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu'on doit être aimé en exposant par ordre les causes de l'amour; cela seroit ridicule.

Jésus-Christ et saint Paul ont bien plus suivi cet ordre du corps, qui est celui de la charité, que celui de l'esprit ; car leur but principal n'étoit pas d'instruire, mais d'échauffer. Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin pour la montrer toujours.

XX.

Il y en a qui masquent toute la nature. Il n'y a point de roi parmi eux, mais un auguste monarque; point de Paris, mais une capitale du royaume. Il y a des endroits où il faut appeler Paris Paris, et d'autres où il faut l'appeler capitale du royaume.

XXI.

Quand dans un discours on trouve des mots répétés, et qu'essayant de les corriger on les trouve si propres qu'on gâteroit le discours, il

faut les laisser, c'en est la marque, et c'est la part de l'envie qui est aveugle et qui ne sait pas que cette répétition n'est pas faute en cet endroit ; car il n'y a point de règle générale.

XXII.

Ceux qui font des antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n'est pas de parler juste, mais de faire des figures. justes.

XXIII.

Une langue à l'égard d'une autre est un chiffre où les mots sont changés en mots, et non les lettres en lettres. Ainsi une langue inconnue est déchiffrable.

XXIV.

Il y a un modèle d'agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature foible ou forte, telle qu'elle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée: maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, champs, habits. Tout ce qui n'est point sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.

XXV.

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Comme on dit beauté poétique, on devroit dire aussi beauté géométrique et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point, et la raison en est qu'on sait bien quel est l'objet de la géométrie et quel est l'objet de la médecine; mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter, et, faute de cette connoissance, on a inventé certains termes bizarres :« Siècle d'or, merveilles de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc.; et on appelle ce jargon beauté poétique. Mais qui s'imaginera une femme vêtue sur ce modèle verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton, et, au lieu de la trouver agréable, il ne pourra s'empêcher d'en rire, parce qu'on sait mieux en quoi consiste l'agrément d'une femme que l'agrément des vers. Mais ceux qui ne s'y connoissent pas l'admireroient peut-être en cet équipage, et il y a bien des villages où on la prendroit pour la reine, et c'est pourquoi il y en a qui appellent

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