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plus léger que les cerfs, plus rapide que le vent qui chasse au loin les nuagés, monte avec nous dans le même vaisseau, court avec nous à travers les escadrons.

Quoi de plus hardi, de plus extraordinaire que de personnifier ces soucis et ce chagrin, de les faire embarquer avec nous, de les faire combattre à nos côtés ?

La pensée est vive, lorsque l'objet qu'elle représente se peint d'un seul trait dans l'esprit. Les villes d'Albe et de Rome étaient en guerre, et les ar mées, rangées en bataille, n'attendaient que le signal pour en venir aux mains lorsque les généraux, voulant épargner le sang des deux peuples, voisins, de même origine, et unis par les liens de la parenté, convinrent de nommer de part et d'autre trois combattans seulement, pour la cause commune. Ce furent, de l'un et de l'autre côté, trois frères, les Horaces, romains, et les Curiaces, albains. Tite-Live, décrivant ce combat, dit des trois jeunes guerriers: Ils s'avan→ cent portant en eux le courage de trois grandes armées. Voilà une pensée très

vive.

Galgacus, roi de Calédonie, aujourd'hui Ecosse, prêt à livrer bataille aux Romains, qui voulaient conquérir ce pays, harangue ses troupes, et finit, suivant Tacite, par ces paroles: En allant au combat, songez à vos ancêtres et à

vos descendans. Que de choses renfermées dans ces deux mots!

La pensée est délicate, lorsque l'objet qu'elle représente ne se peint qu'en partie, de manière pourtant que le reste puisse être aisément deviné. Le sens de cette espèce de pensée n'est ni bien visible, ni bien marqué. Il semble que l'écrivain l'a caché à demi, afin que le lecteur le cherche et le devine; ou du-moins, il le laisse seulement entrevoir, pour lui donner le plaisir de le découvrir toutà-fait.

Les empereurs romains prenaient le nom de père de la patrie dès qu'ils montaient sur le trône. Trajan, parvenu à l'empire, refusa pendant long-temps ce titre, et ne le prit que quand il crut l'avoir mérité. Pline, son panégyriste, lui dit à ce sujet : Vous êtes le seul à qui il soit permis d'être le père de la patrie avant de le devenir. Cette pensée est très-délicate: elle laisse plus de choses à entendre qu'elle n'en dit; savoir, que Trajan était en effet, et dans le cœur de ses sujets, le père de la patrie avant qu'il en portât

le nom.

Boileau ne loue pas moins finement Louis XIV. On en jugera par ces vers d'une épître à ce monarque:

Je n'ose de mes vers vanter ici le prix.
Toutefois si quelqu'un de mes faibles écrits

Des aus injurieux peut éviter l'outrage,

Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage.
Et, comme tes exploits étonnant tes lecteurs,
Seront à peine crus sur la foi des auteurs,

Si quelqu'esprit malin les veut traiter de fables,
On dira quelque jour, pour les rendre croyables:
Boileau, qui dans ses vers plein de sincérité,
Jadis à tout son siècle a dit la vérité,

Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,
A pourtant de ce roi parlé comme l'histoire.

Tout ce morceau est pensé et rendu avec la plus grande délicatesse. En voici un autre qui ne lui est certainement point inférieur. Le poète, dans une épître sur la vie champêtre, feint qu'à son retour de la campagne, un de ses amis lui parle des victoires du roi:

Dieu sait comme les vers chez vous s'en vont couler,
Dit d'abord nn ami qui veut me cajoler,

Et dans ce temps guerrier et fécond en Achilles,
Croit que l'on fait les vers comme l'on prend les villes,
Mais moi, dont le génie est mort en ce moment,
Je ne sais que répondre à ce vain compliment:
Et justement confus de mon peu d'abondance,
Je me fais un chagrin du bonheur de la France.

Cette louange est si bien assaisonnée, qu'il semble que ce n'en est pas une. Quelle finesse, quelle délicatesse dans cet air d'humeur qu'affecte le poète dans ce réfus simulé de faire l'éloge du roi, lors même qu'il le loue si bien ! C'est le comble de l'art.

Ne craignons point ici de multiplier les exemples. Voyez ces beaux vers de Racine dans son idylle sur la paix. La dernière pensée est pleine de délica

tesse.

Qu'il règne, ce héros, qu'il triomphe toujours;
Qu'avec lui soit toujours la paix ou la victoire;
Que le cours de ses ans dure autant que le cours
De la Seine et de la Loire.

Qu'il regne, ce héros, qu'il triomphe toujours;
Qu'il vive autant que sa gloire.

Ce quatrain de mademoiselle Scuderi, sur le goût du grand Condé pour la culture des fleurs, est aussi très-délicat :

En voyant ces oeillets qu'un illustre guerrier
Arrose de la main qui gagna des batailles,
Souviens-toi qu'Apollon bâtissait des murailles,
Et ne t'étonne point que Mars soit jardinier.

Outre la délicatesse qui se trouve dans les pensées, il y en a une autre qui est dans les sentimens, et à laquelle le cœur a plus de part que l'esprit. Voici un sentiment très-délicat, que Racine, dans sa tragédie de Bérénice, donne à Titus, empereur de Rome, parlant de cette reine de Palestine, qu'il devait épouser :

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Depuis cinq ans entiers, chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.

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Dans la tragédie d'Horace par Corneille, Sabine, native d'Albe, et femme d'un citoyen de Rome, voit la guerre allumée entre ces deux villes. Ces sentimens, que lui prête le poète, n'ont pas moins de délicatesse que de vérité :

Albe, où j'ai commencé de respirer le jour,
Albe, mon cher pays et mon premier amour,

Lorsqu'entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c'est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.

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La pensée est naïve, quand l'objet qu'elle représente s'offre à l'esprit sans que celui-ci paraisse l'avoir cherchée. Elle consiste, dit le P. Bouhours (*), dans je ne sais quel air simple et ingénu, mais spirituel et raisonnable, tel qu'est celui d'un villageois de bon sens, ou d'un enfant qui a de l'esprit. En voici un exemple dans ce quatrain de Gombaud :

Colas est mort de maladie :

Tu veux que j'en pleure le sort.
Hélas! que veux-tu que j'en die?
Colas vivait, Colas est mort.

Telle est encore la pensée de cette épitaphe, faite par Scarron:

C-git qui fut de belle taille,
Qui savait danser et chanter,
Faisait des vers vaille que vaille,
Et les savait bien réciter.
Sa race avait quelqu'antiquaille,
Et pouvait des héros compter.
Même il aurait donné bataille "
S'il en avait voulu tâter.

Il parlait fort bien de la guerre,
Des cieux, du globe de la terrè
Du droit civil, du droit canon
Et connaissait assez les choses
Par leurs effets et par leurs causes.
Etait-il honnête homme ? Oh! nou.

(*) Manière de bien penser, II.e Dial.

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