Page images
PDF
EPUB

Il y a cependant une certaine finesse dans la pensée de cette épitaphe, et surtout dans celle du quatrain: mais c'est une finesse qui n'exclut point la naïveté. Voici une petite pièce de vers qui finit par un trait vraiment naïf':

Un vieil ivrogne, ayant trop bu d'un coup,
Même de deux, tomba contre une borne.
Le choc fut rude: il resta sur le coup,
Presqu'assommé, l'œil hagard et l'air morne.
Un savetier, de près le regardant,

Tâtait son pouls, et lui tirant la manche:
Las! ce que
c'est que de nous cependant;
Voilà l'état où je serai dimanche.

Il ne faut pas confondre la penséc naïve avec la pensée naturelle. Celle-ci représente toujours un objet qui s'est trouvé dans le fond du sujet qu'on traite. Elle est née, pour ainsi dire, du sujet même, parce qu'elle s'y rapporte entièrement et directement. Il semble au lecteur qu'il l'avait dans la tête avant de la lire, et que par conséquent elle n'a exigé aucun effort de la part de l'écrivain. Mais, quoiqu'elle fût dans le sujet, il n'a pas été bien facile à celui-ci de l'y voir et de l'en tirer. Toute pensée naïve est naturelle: mais toute pensée naturelle n'est pas naïve, parce que le naturel peut avoir quelque chose de grand, de sublime; au lieu que le naïf a toujours quelque chose de petit ou de moins élevé.

Verrès citoyen romain, exerçant en

Sicile la préture, charge qui consistait
à rendre la justice, voulait s'approprier
les colosses de Cérès et de Triptolème.
Mais il ne put les faire emporter à cause
de leur énorme pesanteur. Cicéron, dans
une de ses oraisons contre ce concus-
sionnaire, dit de ces statues : Leur beauté
les mit en danger d'être prises; leur
grandeur les sauva. Voilà une pensée
naturelle, tirée du fond de la chose, qui
n'a absolument rien d'étranger au sujet,
et qui paraît n'avoir rien coûté à l'ora-
teur. Celle-ci de Mainard, sur la mort
d'un enfant, ne l'est pas moins.

On doit regretter sa mort,
Mais sans accuser le sort
De cruauté ni d'envie.
Le siècle est si vicieux,
Passant, qu'une courte vie
Est une faveur des cieux.

Voyez encore celle-ci du même auteur, sur un père affligé de la mort de sa fille. Le père s'adresse au ciel :

Hate ma fin que ta rigueur diffère;
Je hais le monde et n'y prétends plus rien.
Sur mon tombeau ma fille devrait faire
Ce que je fais maintenant sur le sien.

Les pensées qui portent en elles-mêmes de l'agrément, n'ont pas besoin d'être ornées par l'expression. Elles doivent être rendues telles qu'elles se présentent à l'esprit de l'écrivain. Les mots sonores et brillans affaibliraient souvent une pen

[ocr errors]

Pensées

l'expression.

sée forte. Si vous ajoutez à une pensée hardie, des expressions magnifiques et pompeuses, vous la rendrez outrée. Si vous embellissez une pensée naïve, une pensée vive, l'une et l'autre cesseront de l'être. Mon ami n'est plus, et je vis encore! voilà une pensée vive. Si vous dites: Mon ami est descendu dans le sombre empire des morts, et je jouis encore de la lumière! elle sera traînante; elle aura perdu toute sa vivacité.

Il y a des pensées qui n'ont par ellesrelevées par mêmes d'autre mérite que celui de la vérité. Ces sortes de pensées se présentent en foule à tout homme d'un sens droit, et naissent sans effort du sujet que traite l'écrivain. Elles sont simples, communes, et souvent triviales. Il faut nécessairement les revêtir des ornemens de l'expression, pour leur donner un certain air de nouveauté, de grandeur, de noblesse, ou un autre agrément quelconque. Si l'écrivain sacré avait dit simplement du conquérant le plus renommé qui ait jamais existé, du grand Alexandre: Il fut le maître de la terre, cette pensée n'aurait par elle-même rien de fort ni d'éclatant. Mais il dit: la terre se tut en sa présence; et cette expression donne à la pensée de la vivacité, de l'énergie et de la grandeur. Si Salluste avait dit simplement de ce Mithridate qui disputa pendant trente ans l'empire

de l'Asie aux Romains: Il avait une grande taille, sa pensée aurait été commune. Mais en disant que ce capitaine était armé d'une grande taille, il la rend noble et hardie.

[ocr errors]

Rien de plus vrai, de plus juste, mais en-même-temps de plus simple et de plus commun que cette pensée: La mort n'épargne personne. Voyez comme Horace la relève, et la rend, en quelque façon, neuve. La mort, dit-il, renverse également les palais des rois et les cabanes des pauvres. Une autre pensée vraie, mais commune, et tout-à-fait dénuée d'agrémens, est celle-ci : le chagrin ne dure pas toujours. Notre La Fontaine lui donne de l'élévation et de l'éclat, en la présentant sous cette image charmante :

Sur les ailes du temps la tristesse s'envole.

Il ne me reste à faire qu'une courte, mais assez importante observation, concernant les pensées: c'est que le fond en est presque toujours le même dans tous les écrivains qui traitent le même sujet. La seule manière de les rendre met une distance infinie entre les bons et les mauvais. Hippolyte, dans la Phèdre de Pradon, dit à Aricie:

Depuis que je vous vois, j'abandonne la chasse :
Elle fit autrefois mes plaisirs les plus doux,

Et quand j'y vais, ce n'est que pour penser à vous.

Style coupé, style

Voici comme Racine exprime ces mê-
mes pensées et ces mêmes sentimens :

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune;
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune.
Mes seuls gémissemens fout retentir les bois,
Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

A la seule lecture de ces vers, on jugera sans peine que Racine avait bien raison de dire: Je ne pense pas mieux que Pradon et Coras; mais j'écris mieux qu'eux.

II.

Du Style en général.

Les anciens appelaient style, l'aiguille dont on se servait pour graver les lettres sur les écorces d'arbre, ou sur des tablettes enduites de cire. Elle était pointue par un bout et aplatie par l'autre, pour qu'on pût effacer quand on le voulait. Ce mot signifie aujourd'hui la manière dont nous rendons nos pensées.

Le style en général, ou, si l'on veut, périodique. considéré dans sa forme, peut être coupé ou périodique. Il est coupé, lorsque les phrases ne peuvent point se diviser en plusieurs parties. Telles sont celles-ci de Bossuet, dans son Discours de l'Histoire universelle.

L'orgueil de Démétrius souleva le » peuple. Toute la Syrie était en feu.

« PreviousContinue »