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SUR LES

FABLES DE LA FONTAINE.

CHAPITRE I.

THÉORIE DE LA FABLE POÉTIQUE.

La Fontaine écrivit en tête de son livre : Fables choisies mises en vers. Ce titre est le résumé de son œuvre. Ses devanciers lui avaient fourni les sujets; il ne fit que choisir, mais changea toute cette prose en poésie.

S'il en est ainsi, on peut faire de la critique litté– raire une recherche philosophique, et, recueillant les beautés particulières de chaque fable, trouver les traits généraux du beau. Les zoologistes ont découvert plusieurs grandes lois du monde animal par l'étude d'un seul petit insecte. Nous pouvons comme eux, dans un objet unique, vérifier ou rencontrer plusieurs règles de l'art; nous pouvons même, à cette fin, user des deux méthodes: l'une de construction, et fort courte, établissant d'abord la nature de la poésie, en conclura ce que doit être la fable poétique; l'autre d'analyse, et

fort longue, décomposant les fables du poète, en déduira ce qu'est la poésie.

Commençons par la première, et, pour l'employer, opposons la fable poétique à la fable philosophique, dont Esope donna l'exemple et Lessing la théorie.

S 1.

OPPOSITION DE LA FABLE PHILOS
A LA FABLE POÉTIQUE.

I. Le regard du philosophe, du savant, du n'est pas celui que nous jetons d'abord sur Au premier coup d'œil, nous voyons l'obj tier, c'est-à-dire obscurci par une nuée de constances et enveloppé dans la multitude de ses détails. Une plante nous apparaît avec ses feuilles et ses fleurs tout ensemble, avec les sinuosités de sa forme, les nuances de ses couleurs, la diversité des herbes qui l'environnent, la figure du sol où elle croît. La forme commune que le botaniste attribuera à l'espèce reste ensevelie sous les accidents qui l'accompagnent, et attend, pour être dégagée, que notre pensée se soit dégagée des sens. La confusion est pareille s'il s'agit d'une action; je la vois d'abord avec tous ses caractères, utile ou nuisible, bien ou mal conduite, liée à cet événement ou à cet autre, produite en ce lieu, en ce moment, à cette occasion, par cette personne. La justice ou l'injustice, qui la fait bonne ou mauvaise, demeure ignorée jusqu'au jour où l'esprit écarte ce cortége obscur, et découvre, dans la foule, le droit, qui s'y cachait confondu. Alors seulement naissent la philosophie, la morale, la science. Savoir est donc analyser les objets, puis analyser ces

analyses; plus la décomposition va loin, plus la science est parfaite. Elle omet les détails de l'objet complexe, et ainsi le change en chose abstraite; elle ne prend dans l'objet particulier que ce qu'il a de commun avec les autres, et ainsi le change en un être général; elle ne l'observe complexe et particulier que pour l'apercevoir général et abstrait; elle n'agit que pour altérer, dénaturer. transformer; elle est un raisonnement continu

its ne comptent que parce qu'ils prouvent des

les êtres n'entrent que pour se résoudre en qualités, où les événements ne sont reçus que pour se fondre en formules; elle ne part de la connaissance primitive que pour s'en écarter.

Composons une fable d'après cette méthode; nous voulons démontrer une maxime morale, et rien de plus. Nous rejetons donc tout ce qui ne concourt pas à la preuve; si nous ajoutons un syllogisme à la morale, nous nous trouverons assez éloquents. Notre récit fait les prémisses, le précepte est la conclusion, et le conte tout entier n'est qu'un sermon. Mais que faire pour que l'aventure ne soit qu'une preuve? Comment la disposer pour que la maxime en sorte d'elle-même ? Que doit-elle être pour se transformer dès l'abord en loi générale et en règle abstraite? Aussi abstraite et aussi générale que possible; elle cessera aisément d'être particulière et complexe si elle l'est à peine; on en tirera tout de suite la maxime si elle n'est que la maxime elle-même mal déguisée. Notre narration ne sera donc que la répétition de notre morale; nous dirons deux fois la même chose, d'abord sous forme de récit, ensuite sous forme de sen

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tence; nous aurons l'air d'être historiens, et nous ne serons que pédagogues. Nous mettrons d'abord le précepte à part dans tout bon raisonnement on distingue expressément la conclusion des preuves. Nous indiquerons en outre qu'il est la conclusion, afin qu'après l'avoir discerné on le reconnaisse. En géométrie, on met au bout du théorème : C'est là ce qu'il fallait démontrer; dans nos apologues, nous mettrons en tête du précepte: Voilà ce que la fable devait prouver. Notre œuvre prendra ainsi une forme mathématique, et montrera, jusque dans ses dehors, l'austérité solennelle de notre dessein. Nous pourrons alors entrer dans le récit, en tailler toutes les parties, émonder le luxe littéraire. Nos personnages ne seront que des vices, des vertus, des qualités pures, sous des noms de plantes et d'animaux. Décolorés et sans substance, ils laisseront briller à travers eux l'idée générale qu'ils renferment; plus ils seront vides, plus ils seront transparents. Pour qu'ils se changent en arguments, il faut qu'ils ne soient plus des êtres : un portrait vivant pourrait attirer l'attention, et le spectateur oublierait l'instruction pour le plaisir ; une peinture détaillée pourrait égarer l'interprétation, et le spectateur laisserait la bonne conclusion pour la mauvaise; si le renard a trop d'esprit, on ne songera qu'à lui, ou, qui pis est, il sera le héros. Nous ne laisserons donc ni source d'intérêt, ni occasion d'erreurs, et nos personnages ne pourront ni amuser, ni tromper. Cette suppression des caractères supprimera l'action, car l'action est le mouvement et la vie, et nos acteurs sont immobiles et morts. Puisque le Renard n'est que

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