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et Lessing plus tard écrivit les siennes en prose, prétendant ramener l'apologue à son expression naturelle. L'un trouvait que la brièveté est le principal ornement du conte, et que les vers le gâtent en l'allongeant. L'autre décidait que l'enseignement est l'unique but de la fable, et que les vers l'altèrent en l'embellissant. Il est heureux que La Fontaine ait négligé les avis de Patru et mérité les reproches de Lessing. Ses vers ont le naturel de la prose, et pourtant ont le mérite des vers. Le mètre ne se remarque pas, il se sent, Ce sont des liens lâches et flexibles, mais ce sont des liens. A travers toutes les ondulations du rhythme, il se conserve une mesure régulière qui garde une symétrie obscure, et aide la pensée à relier ses fragments épars. La répétition des rimes est une musique sourde, qui rappelle à l'esprit par la ressemblance des sons la ressemblance des idées, et simule par une union physique leur union morale. On joint involontairement l'idée présente à l'idée ancienne, en joignant la rime prononcée à la rime qu'on prononce. Ajoutez enfin que cette mesure et cette mélodie peu sensible, mais perpétuelle, laissent, parmi toutes ces émotions diverses, une émotion unique qui est très douce, l'émotion musicale et poétique; de même que, sous les bruits et les sons toujours changeants de la campagne, court un long et doux murmure qui calme et charme notre âme et que nous n'apercevons pas.

Mais cette vague liaison devient, quand il le faut, un enchaînement rigide, et ces vers si libres, qui semblent courir à la débandade, se disciplinent, au souffle d'une

pensée éloquente, en groupes serrés de solides périodes. La construction grammaticale devient rigoureuse comme celle d'un discours d'orateur, et les vers s'ordonnent suivant une loi fixe, pour ajouter leur symétrie à son unité.

Craignez, Romains, craignez que le Ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et, mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère

Nos esclaves à votre tour.

Voilà la grande phrase oratoire, la période parfaite, et son cortége de propositions incidentes, enfermées les unes dans les autres, dont toutes les parties se tiennent comme les membres d'un corps vivant, et qui se porte d'un seul mouvement avec toute cette masse pour frapper un coup décisif. Mais l'enchaînement des vers n'est pas moins étroit. A l'extérieur, les rimes peuvent se détacher de celles qui précèdent et qui suivent, comme la phrase peut se séparer de celles qui l'entourent, comme la pensée peut se mettre à part de celles qui lui sont jointes ; et la musique, la grammaire et la logique sont d'accord pour en former un tout distinct. A l'intérieur, les deux premières rimes appellent toutes les autres. Toutes s'opposent trois par trois à intervalles symétriques, et si la symétrie manque à la dernière, c'est pour finir la phrase par un son plus plein et plus viril; les mètres se disposent en deux rangées séparées et régulières, et la période est une strophe. D'où il suit que les sons s'appellent comme les idées et comme les phrases;

la logique, la grammaire et la musique s'accordent pour former un tout indissoluble. Elles en organisent le dedans, après l'avoir distingué du dehors.

Montrons encore la perfection du mètre dans une fable où nous avons montré la perfection de la composition. On en conclura que les mérites divers ne sont pas épars dans l'ouvrage, mais qu'ils sont tous rassemblés sur sous les points.

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Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant sans cesser le long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenait dans les plaines
que Cérès nous donne et vend aux animaux;

Ce

Que cette suite de travaux

Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré; puis quand il était vieux
On croyait l'honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l'indulgence des dieux.

La période ici sans se briser est devenue un discours entier. A l'extérieur elle est fermée et les rimes n'en demandent pas d'autres qui les complètent. A l'intérieur, le second argument se distingue du premier par un changement subit du mètre, et s'y unit par une rime commune; et comme la gravité passionnée croît sans il se déploie en un double distique croisé, dont les longues mesures et les rimes alternatives captivent l'oreille et maîtrisent l'âme. Le vers tombe comme un chant solennel, avec l'austérité d'une sentence et la force d'une malédiction. Qu'on supprime cette unité musicale, en laissant l'unité grammaticale et l'unité

cesse,

logique, on verra ce que la première fournit aux au

tres.

« Il dit qu'il portait pour nous seuls les fruits les plus pesants du labeur des années; parcourant sans s'arrêter ce long cercle de peines qui ramène dans nos champs, en revenant sur soi, ce que Cérès nous donne et vend aux animaux; que cette suite de fatigues avait de tous tant que nous sommes pour récompense force coups, peu de gré; puis, que, quand il était vieux, on croyait l'honorer toutes les fois que les hommes achetaient l'indulgence des dieux au prix de son sang. »

Il fallait faire ainsi « le peseur de syllabes et le regratteur » de consonnes, et se hasarder jusqu'à la critique de Batteux et de Denys d'Halicarnasse pour montrer que l'instinct du bonhomme est aussi savant que la réflexion du philosophe.

CHAPITRE V.

DU POÈTE.

Parmi toutes ces actions et tous ces caractères, il est un personnage qui, sans s'en douter, donne en spectacle son caractère et ses actions : c'est le poète. Les êtres et les événements poétiques, nés dans sa pensée, en reçoivent la marque, et la produisent au jour en se produisant eux-mêmes. En faisant le portrait des autres, il fait son propre portrait.

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Il y a là un danger pour la poésie. Parfois il arrive que l'homme efface le poète. L'artiste peut laisser de soi une trop forte empreinte dans ce monde qu'il fait éclore. Si son caractère est trop déterminé, il ne peindra que lui-même; si ses idées s'attachent partout au même objet, si ses passions coulent toutes dans le même sens, si sa volonté frappe toujours le même but, il sera orateur, mais non poète. L'âme du poète doit

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