Page images
PDF
EPUB

fluence de l'Académie. L'indication des questions traitées dans ses concours successifs donne la mesure de cet accroissement. « Entre toutes les vertus du « roi quelle est la plus grande?» se demandait-on en commençant. Maintenant, de véritables intérêts philosophiques et sociaux y sont agités; les discours de réception sont des traités, des manifestes, des professions de foi; ils inaugurent non-seulement la pensée de celui qui les prononce, mais ils indiquent celle des esprits devant lesquels ils sont prononcés. Rien de plus important que ces discours comme signalement des opinions, de la tendance générale, du terme enfin vers lequel on aspire.

La langue, ce point important comme instrument et comme symptôme, que devient-elle au dix-huitième siècle? Elle gagne et elle perd, mais elle perd plus qu'elle ne gagne. Elle se perfectionne en précision, en rigueur, en justesse; on étudie la synonymie, et c'est alors que le premier livre sur ce sujet voit le jour. L'idée d'un tel travail avait déjà traversé l'esprit de Fénelon. En fait de langage, ceci est un signe des temps. Quelques auteurs cependant se plaignent de l'introduction des néologismes. Fidèle héritier, pour la prose, des traditions du dix-septième siècle, Voltaire pousse un cri d'alarme, et ce cri trouve de l'écho. Aujourd'hui nous ne le comprenons plus; la pureté de la langue de Louis XIV ne nous semble pas sensiblement altérée dans les écrits du temps de Louis XV. Que sont ces hardiesses à côté des nôtres ? Quelques paillettes d'or jetées sur la robe d'azur et de lumière

du dix-septième siècle. Quant à nous, c'est de laiton, de cuivre, de verroterie que nous avons chargé notre langage. Diderot est le plus ébouriffé des écrivains de son temps, il a même quelque chose d'impudent dans le style comme dans la pensée, et cependant il a écrit des pages dont la pureté nous fait envie. Le Danger de se mettre au-dessus des lois est un chef-d'œuvre de simplicité, de naturel, de vérité de langage.

Il en faut convenir cependant, le style du dix-huitième siècle n'a pas la candeur, la fraîcheur, la pudeur, la grâce, la noble aisance de son prédécesseur. Vers le milieu de l'époque, on voit s'introduire l'usage et l'abus des termes généraux. Ce caractère abstrait n'existe pas dans le grand siècle; jamais la langue n'y devient incorporelle; même en traitant de métaphysique, elle conserve ses allures naïves et simples. Descartes, Malebranche, Fénelon, Bossuet, ont toujours un agrément, une grâce, qui contrastent avec la roideur et l'emphase que la philosophie du dix-huitième siècle, en se mêlant à tout, fit pénétrer dans la langue. Elle reste cependant une belle langue, précise, claire, naturelle, énergique et vraie.

Ce qui, surtout, disparaît peu à peu, c'est le style périodique. Des traces en demeurent, il est vrai; la période de Balzac et de Fléchier se montre de loin en loin. Facile à reconnaître chez le chancelier d'Aguesseau, qui appartient, il est vrai, à la fin du dix-septième siècle, elle reparaît jusque chez Buffon, La Condamine, J. J. Rousseau. La belle période trouve encore sa place; mais le style périodique, en général, n'est

pas celui du dix-huitième siècle. Il eût cessé d'être une vérité. C'est le style d'une époque assise, paisible, reposée, qui croit que l'avenir sera semblable au présent. La forme de la phrase est aussi l'expression de la société. Une époque où la période développe à l'aise les longs plis de sa robe flottante, est une ère de stabilité, d'autorité, de confiance. Mais quand la littérature est devenue un moyen d'action, au lieu de continuer à se servir de but à elle-même, on ne s'amuse plus à tourner des périodes. La période est contemporaine de la perruque, la période est la perruque du style. Le dix-huitième siècle a abrégé l'une aussi bien que l'autre. La perruque atteignant le milieu des reins ne pouvait convenir, ni aux courtisans de Madame de Pompadour, ni à des hommes ayant hâte d'accomplir une œuvre de destruction. J. J. Rousseau lui-même, quand a-t-il été périodique? A coup sûr ce ne fut pas dans ses pamphlets.

Ajoutons que la prose du dix-septième siècle a conservé des sectateurs fort avant dans l'époque suivante. Elle a même eu un défenseur, qui, sauf la période, lui est demeuré fidèle jusqu'au bout. Voltaire a conservé de cette belle prose tout ce qui pouvait en être transporté dans le dix-huitième siècle; mais nous disons Voltaire prosateur, et non Voltaire poëte.

Quant à la poésie et à l'éloquence, ces deux éléments esthétiques par excellence de la littérature, on peut dire que toutes deux s'extravasent, c'est-à-dire qu'elles sortent spontanément des moules où le siècle précédent les avait enfermées, « Rome n'est plus dans

<< Rome, »> dit Sertorius. La poésie n'est plus dans la poésie, ni l'éloquence dans l'éloquence, au sens que leur donnait le dix-septième siècle. La poésie alors c'était le vers jamais le Télémaque n'eût passé pour un poëme. Mais dans l'âge suivant, la poésie languit sous sa forme officielle; elle quitte le domaine des vers pour émigrer sur le territoire de la prose. Ceci n'est complétement vrai cependant que de la seconde moitié du siècle. Dans la première, Voltaire soutient la poésie; mais vers 1750 nous voyons J. J. Rousseau préparer la prose poétique. Lui et Bernardin de SaintPierre furent les véritables poëtes de cette époque.

Il en est de même de l'éloquence. Elle n'est plus dans la chaire; quelquefois on la retrouve au barreau, mais elle se déploie surtout dans le pamphlet. On ne se présente plus en chair et en os devant le public, on a pour intermédiaire le libraire. On affiche, et les fidèles arrivent. Les orateurs sont Rousseau, Voltaire, Diderot, dans une nuée de brochures et de pamphlets; jusqu'aux gros livres sont des pamphlets. Le siècle en bloc mérite le nom de pamphlétaire. Quand Voltaire lui-même s'essaye au genre oratoire, son éloquence l'abandonne, témoin l'Éloge des officiers morts pendant la campagne de 1752. Il est touchant cependant quand il parle de Vauvenargues, qu'il avait réellement aimé. Mais ouvrez ses pamphlets, lisez entre autres celui qu'il a intitulé : Il faut prendre un parti; à côté de choses abominables, quelle verve et quelle puissance!

Deux acquisitions tout à fait nouvelles enrichissent

[ocr errors]

la littérature française du dix-huitième siècle. Ce sont la nature et la politique. A une époque de foi dans tous les sens, de stabilité, de puissance, de gloire, de sécurité, il n'y avait pas de place pour la nature. Tant que la société suffit à l'homme, il ne jette sur la nature qu'un regard distrait, et plus l'occupation est vive, moins le lieu de la scène attire son attention. Nous ne donnons pas ceci comme une règle absolue, mais c'est ainsi que nous parvenons à nous expliquer l'absence complète de la poésie de la nature au dix-septième siècle.

J'ai dit que le dix-huitième siècle, comme celui qu'il remplace, comprend deux époques. Il est nécessaire de les distinguer, car Voltaire seul leur est commun, et encore le Voltaire de l'une et celui de l'autre sontils deux hommes.

Il y a, dans le siècle qui nous occupe, une remarquable coïncidence entre les dates historiques et les dates littéraires. Un coup d'œil sur l'histoire politique des trente années qui s'écoulèrent entre la mort de Louis XIV (1715) et le traité d'Aix-la-Chapelle suffira pour nous en convaincre : 1746 est notre date littéraire, et 1748 vit conclure ce traité, cent ans après la paix de Westphalie. De quoi furent remplies ces années, soit au point de vue politique, soit au point de vue littéraire?

Elles s'ouvrirent par les désordres de la régence. La hardiesse des idées n'est pas alors au niveau de la hardiesse des actions; la littérature nouvelle ne se

« PreviousContinue »