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XV.

LA CHAUSSÉE.

1692-1754.

Né dans l'opulence, Nivelle de La Chaussée cultiva les lettres uniquement par goût. Il se donna tard au théâtre, et à l'apparition de son premier ouvrage, il avait près de quarante ans.

Destouches avait introduit l'intérêt dans la comédie; La Chaussée fit un pas de plus, il publia des ouvrages dramatiques dont l'intérêt fait tout l'intérêt. Les pièces de Destouches étaient encore des comédies; celles de La Chaussée n'en sont plus. Ce sont des drames. Cette innovation n'est pas du seul fait de La Chaussée; elle appartient aussi à Voltaire : l'Enfant prodigue est de 1736, et les principaux ouvrages de La Chaussée sont postérieurs à cette date; néanmoins il est regardé comme le fondateur d'un genre fort accueilli et fort contesté, auquel, sans contredit, il a donné beaucoup de consistance par le nombre et le succès de ses pièces. On allait pleurer à Mélanide, et l'on applaudissait à l'épigramme de Piron sur les homélies du Révérend Père La Chaussée.

Ici, Messieurs, deux questions se présentent; l'une sur le fait, l'autre sur le droit. Sur la première, voici

ce que disait Grimm en 1776: « Il y a deux époques « dans l'histoire de nos mœurs (au dix-huitième siècle), «< celle qui suivit les folies de la régence, et celle qui << a commencé avec les malheurs de l'État, les drames « et les grands succès de la philosophie. Le désordre << des affaires publiques nous rendit tristes; on aima « mieux pleurer que rire. On trouva une sorte de con«solation dans les injures que les philosophes dirent << aux rois et aux dieux, et l'impuissance d'être gais << nous fit prendre le parti d'être sensibles et philoso

phes (1). » Mais les malheurs de la France sont venus après les drames de La Chaussée; la guerre de sept ans dura de 1756 à 1763. Et puis la France avait été bien plus malheureuse dans les dernières années de Louis XIV, et ce fut cependant l'époque de Regnard, de Dancourt, de Le Sage. Le drame, au contraire, est né au milieu des prospérités de la France, et de la plus grande tranquillité dont elle ait joui; la naissance du drame et sa faveur doivent donc s'expliquer autrement.

On pourrait se contenter de répondre que cet essai devait se faire une fois, parce qu'il était dans la nature des choses qu'une fois la veine de la comédie épuisée, il en fallût chercher une autre, et qu'on s'engagea naturellement alors dans le genre voisin, le drame. Au reste, une époque moins poétique, plus préoccupée de la réalité que de l'idéal, une époque où l'esprit, frappé du sérieux des questions sociales, se tourne vers la bourgeoisie, doit être essentiellement propre au

(1) Correspondance de GRIMM. Tome III, page 342.

drame. Sur la scène, au dix-septième siècle, la bourgeoisie est ridicule ou tenue pour telle. Au dix-huitième, elle y acquiert une importance avouée; si des bourgeois y figurent, ce n'est plus en leur qualité de bourgeois qu'on s'en moque; on ridiculiserait plutôt la noblesse. Cette disposition devait conduire à la comédie ou à la tragédie bourgeoise, au drame.

De plus, la poésie est en soi-même indifférente et désintéressée; la prose est moins impassible. La poésie aspire à l'idéal, elle vit de contemplation, elle se compromet peu dans le choix de ses sujets; le poëte voit et choisit de haut et de loin, et ne s'informe guère du but prochain de l'art. Un siècle qui devient plus prosaïque y gagne et y perd tout à la fois : il perd, en descendant de l'idéal; il gagne, en se rapprochant de la réalité. La poésie recule d'un pas; la prose fait un pas en avant. La poésie du dix-septième siècle n'a en vue qu'elle-même; la poésie moins poétique du dix-huitième vise à l'action. La comédie est l'idéal de la nature humaine envisagée du côté du ridicule. La tragédie en est l'idéal du côté de la fatalité et des passions. Le drame, genre intermédiaire, a moins de poésie que l'une et que l'autre. C'est le ballon, contraint à descendre, par le dégagement du fluide subtil qui l'élevait dans les airs.

Voilà pour la question de fait. Quant à celle de droit, la valeur comparative du genre du drame, il faut bien convenir que, littérairement parlant, le drame est un genre inférieur. Une objection se présente il n'a pas été cultivé par des hommes de génie. Mais pourquoi le

génie s'est-il refusé à ce genre? Pourquoi un Molière lui a-t-il manqué? On pourrait dire ici commé Don Diègue dans le Cid:

En être refusé n'en est pas un bon signe.

Cependant le drame fut cultivé par des esprits. distingués: Diderot, La Chaussée, l'ingénieux Sedaine. Mais, Voltaire mis à part, aucun des auteurs du drame nė peut s'appeler un homme de génie. Ce genre est d'ailleurs à la fois le plus facile et le plus difficile; et le roman, plus que le théâtre, semble son véritable terrain. Il est facile de faire un roman intéressant; il n'est même pas difficile de faire un drame intéressant; mais il est très difficile de l'idéaliser, de l'élever à la hauteur de la poésie. On ne peut repousser l'intérêt, et cependant, après tout, l'intérêt ne constitue pas plus l'essence de la poésie que l'utilité n'est le principe de la morale, ou la persuasion la base de l'éloquence.

La Chaussée n'est pas un homme de génie, quoiqu'il invente heureusement et qu'il combine avec art; mais il ne conçoit pas avec puissance et ne fouille pas profondément les caractères. Il écrit naturellement; il a un assez grand nombre de vers heureux, pareils à ceux-ci :

Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison.

- Quand on est comme un autre, on est comme on doit être. (Mauvaise morale en vers bien frappés.)

L'estime d'un mari doit être de l'amour.

Ah! j'étais respectée et je ne le suis plus

Et cependant, il n'a pas la puissance du style. Le sien est mou comme le genre qu'il cultive, et bien différent de celui de Destouches qui possède un relief singulier.

Les meilleures pièces de La Chaussée sont le Préjugé à la mode, Mélanide, la Gouvernante. Ces deux dernières sont plutôt deux romans très romanesques transportés sur la scène. Le Préjugé à la mode se rapproche plus de la comédie; il est le chef-d'œuvre de La Chaussée, quoique sur un sujet qui, heureusement, ne peut plus intéresser beaucoup. Ce préjugé n'est plus à la mode; on n'a plus de honte d'être bon mari. Cependant il y a plus de vérité dans cette donnée que dans celle du Philosophe marié de Destouches. Il en résulte de belles situations, que La Chaussée a le mérite d'inventer, mais qui ne sont pas assez relevées par le style. Néanmoins on peut dire que dans cette pièce tout est varié et intéressant. On peut y relever les vers suivants :

Je remarque aujourd'hui qu'il n'est plus du bon air
D'aimer une compagne à qui l'on s'associe.

Cet usage n'est plus que chez la bourgeoisie :
Mais ailleurs on a fait de l'amour conjugal

Un parfait ridicule, un travers sans égal.
Un époux, à présent, n'ose plus le paraître;
On lui reprocherait tout ce qu'il voudrait être.
Il faut qu'il sacrifie au préjugé cruel
Les plaisirs d'un amour permis et mutuel.
En vain il est épris d'une épouse qui l'aime;
La mode le subjugue en dépit de lui-même,
Et le réduit bientôt à la nécessité

De passer de la honte à l'infidélité (4).

Le genre du drame fut cultivé, modifié et défendu plus tard par d'autres, par Voltaire (l'Enfant prodigue, 1736; Nanine, 1749), Saurin, Diderot, Sedaine, Beaumarchais, Fenouillot de Falbaire.

(1) Le Préjugé à la mode. Acte I, scène IV.

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