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XIII.

HOUDARD DE LA MOTTE.

1672-1742.

Nous passons, Messieurs, à un ami, un allié, peuton dire, de Fontenelle. La Motte, aveugle dès sa jeunesse, se trouva par là même relégué dans le domaine exclusif de la littérature. Mêlé, dans la première période de sa vie, à l'affaire de J. B. Rousseau et de ses couplets infâmes, ce fut très innocemment qu'il devint l'objet de cette odieuse agression. Plus tard, sa carrière se remplit de la controverse qu'il soutint contre la prééminence des anciens et contre la supériorité de la poésie sur la prose. On peut donner à ces agitations le nom d'orages; mais quelles brises légères auprès des tempêtes qui remplissent la vie de tant d'écrivains! La première de ces questions ne lui appartenait pas en propre; mais le signal de l'attaque dirigée contre la poésie vint de lui. La Motte avait alors pour lui le nombre, la foule, que l'esprit dominant poussait à la prose. Quoi qu'il en soit, et malgré cette controverse, il fut généralement aimé, contre la fortune ordinaire des littérateurs. Il méritait de l'être par la douceur et l'aménité de son caractère; on cite de lui des traits charmants.

C'était un esprit ingénieux et naturel; moins de finesse que Fontenelle, moins de concision, mais un peu plus de sensibilité, sans en avoir cependant beaucoup; car si, pour être vraiment poëte, quelque chose lui fit défaut, ce fut la sensibilité; il a néanmoins dans ce genre quelques vers qu'avec tout son esprit Fontenelle n'eût jamais trouvés.

Ce qui domine chez La Motte, c'est le bon sens. Son défaut ou sa faiblesse, ce n'est pas d'en avoir eu trop, mais de lui avoir trop accordé, d'avoir cru que le bon sens tenait lieu de tout, que le bon sens, base du génie, était le génie même, et qu'il pouvait suffire pour faire de bons et même de beaux vers. Comment se fait-il qu'avec ce bon sens, parfois un peu terne, mais qui domine tout chez La Motte, il ait pu aborder les genres les plus opposés à sa nature, et même les plus antipathiques aux convictions qu'il avouait? Il a écrit en vers contre la poésie; il a traduit en prose l'ode de La Faye; il s'est lui-même traduit en prose. J. B. Rousseau ne le comparait pas sans raison au renard qui a la queue coupée. La Motte passa sa vie à se contredire, et nous offre ainsi quelques échantillons des mille contradictions de l'esprit humain avec ses milliers de vers, il ne crut pas à la poésie; il traduisit Homère et ne crut pas aux anciens; il manqua d'imagination et il fit des odes. Il y eut en lui deux hommes le critique, ou si l'on veut le littérateur, et le poëte. Ce dernier s'essaya à tous les genres: tragédies, comédies, opéras, églogues, odes, fables, traductions en vers.

Les tragédies de La Motte sont les Macchabées, Romulus, OEdipe et Inès de Castro. Tout cela eut beaucoup de succès, mais la moindre de ces pièces plus que les autres. Inès, le chef-d'œuvre de La Motte, essuya plus de critiques que les Macchabées. Inès est du petit nombre des tragédies du second ordre qui n'ont pas vieilli. Ceci est rare; nous possédons beaucoup de tragédies du second ordre qu'on cite encore, mais qu'on ne lit plus; Inès a conservé toute sa fraîcheur, et si elle avait le charme du coloris et la vigueur du style, elle compterait parmi les chefs-d'œuvre de la scène. Le sujet en est admirable, et La Motte n'a altéré la simplicité du récit du Camoëns que d'une manière heureuse, par l'introduction du rôle généreux de Constance. La conduite de l'action est aisée, les caractères sont vrais, nobles, naturels, sans emphase; le sujet est éminemment tragique. Il n'y a d'odieux que le caractère de la reine, qui fait périr Inès par le poison; mais l'auteur l'a relégué au second plan. Ici La Motte est bien servi par son bon sens; il n'a pas un vers qui sente l'affectation. Tout est beau et simple; il y a même quelques innovations hardies, entre autres l'introduction des enfants d'Inès qui réussissent à fléchir le roi.

Cette pièce, sans doute, n'est point écrite avec éloquence, et c'est là son principal défaut ; mais elle est semée de vers admirables que le cœur seul peut four nir, et que tout l'esprit du monde ne saurait inspirer. C'est ainsi qu'Inès, empoisonnée à son insu, s'écrie en ressentant les premières atteintes du poison :

Éloignez mes enfants; ils irritent mes peines...

Ce mot a toujours excité l'applaudissement au théâtre.
Remarquons aussi les vers qu'elle adresse au roi
Alphonse en lui présentant ses enfants :

D'un œil compatissant regardez l'un et l'autre;
N'y voyez point mon sang, n'y voyez que le vôtre.

Épuisez sur moi seule un sévère courroux;

Mais cachez quelque temps mon sort à mon époux,

Don Pèdre dit à Inès :

Ne désavouez point, Inès, que je vous aime. Inès mourante s'adresse à Don Pèdre :

Consolez votre père;

Mais n'oubliez jamais combien je vous fus chère.

Elle lui avait dit auparavant :

Que me promettre, hélas! de ma faible raison,

Moi qui ne puis sans trouble entendre votre nom!

Dans la scène II de l'acte II, Alphonse s'adresse à son fils avec noblesse, vérité et une sorte d'éloquence: Vos fureurs ne sont pas une règle pour moi;

Vous parlez en soldat, je dois agir en roi (4).
Quel est donc l'héritier que je laisse à l'empire?
Un jeune audacieux dont le cœur ne respire
Que les sanglants combats, les injustes projets,
Prêt à compter pour rien le sang de ses sujets!
Je plains le Portugal des maux que lui prépare
De ce cœur effréné l'ambition barbare.
Est-ce pour conquérir que le ciel fit les rois?
N'aurait-il done rangé les peuples sous nos lois
Qu'afin qu'à notre gré la folle tyrannie

Osat impunément se jouer de leur vie?

Ah! jugez mieux du trône, et connaissez, mon fils,

A quel titre sacré nous y sommes assis.

(1) Ce second vers est de Corneille, La Motte l'a reconnu dans sa préface,

Du sang de nos sujets sages dépositaires,

Nous ne sommes pas tant leurs maitres que leurs pères :
Au péril de nos jours il faut les rendre heureux,

Ne conclure ni paix ni guerre que pour eux,
Ne connaître d'honneur que dans leur avantage
Et quand, dans ses excès, notre aveugle courage
Pour une gloire injuste expose leurs destins,

Nous nous montrons leurs rois moins que leurs assassins.
Songez-y. Quand ma mort, tous les jours plus prochaine,
Aura mis en vos mains la grandeur souveraine,
Rappelez ces devoirs et les accomplissez.

Aujourd'hui mon sujet, don Pèdre, obéissez.

N'oublions pas dans les Macchabées le vers suivant :
Rachel suivra Jacob sans emporter ses dieux.

Quant aux opéras de La Motte, le genre une fois admis, et nous n'entrons pas dans cette discussion, celui d'Issé mérite des éloges. Il en est de même de la comédie du Magnifique; elle est vraiment originale, mais les autres valent peu de chose.

Ce qu'il y a de pire dans les œuvres de La Motte, ce sont ses odes. Il en avait la manie, et nous devons avouer que le mauvais goût du temps dut l'y encourager. On prenait pour de la poésie tout ce qui était régulier et ingénieux. La Motte est ingénieux sans contredit; il a des idées, il rime facilement. Du reste, il manque du sentiment de l'harmonie, et beaucoup de proses sont moins sèches que ses vers. Ses odes sont en général de petits traités de morale; il en a une sur l'Amour-propre on croit lire La Rochefoucauld mis en strophes. Une autre a pour sujet l'Enthousiasme. Il feint d'abord de croire à l'enthousiasme, et s'adresse à Polvmnie qui lui répond que l'enthousiasme n'est

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