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Vers les mêmes années, ce qui devait nourrir à sa naissance et composer l'aimable génie de Fénélon était également disposé et comme pétri de toutes parts; mais la fortune et le caractère de La Bruyère ont quelque chose de plus singulier.

On ne sait rien ou presque rien de la vie de La Bruyère, et cette obscurité ajoute, comme on l'a remarqué, à l'effet de son œuvre, et, on peut dire, au bonheur piquant de sa destinée. S'il n'y a pas une seule ligne de son livre unique qui, depuis le premier instant de la publication, ne soit venue et restée en lumière, il n'y a pas, en revanche, un détail particulier de l'auteur qui soit bien connu. Tout le rayon du siècle est tombé juste sur chaque page du livre, et le visage de l'homme qui le tenait ouvert à la main s'est dérobé.

Jean de La Bruyère était né dans un village proche Dourdan, en 1639, disent les uns; en 1644, disent les autres, et d'Olivet le premier, qui le fait mourir à cinquante-deux ans (1696). En adoptant cette date de 1644, La Bruyère aurait eu vingt ans quand parut Andromaque; ainsi tous les fruits successifs de ces riches années mûrirent pour lui et furent le mets de sa jeunesse; il essuyait, sans se hater, la chaleur féconde de ces soleils. Nul tourment, nulle envie. Que d'années d'étude ou de loisir durant lesquelles il dut se borner à lire avec douceur et réflexion, allant au fonds des choses et attendant! Il résulte d'une note écrite vers 1730, par le Père Bougerel ou par le Père Le Long, dans des mémoires particuliers qui se trouvaient à la bibliothèque de l'Oratoire, que La Bruyère a été de cette congrégation'. Cela veut-il dire qu'il y fut simplement élevé ou qu'il y fut engagé quelque temps! Sa première relation avec Bossuet se rattache peut-être à cette circonstance. Quoi

Histoire manuscrite de l'Oratoire, par Adry, aux Archives du royaume

qu'il en soit, il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen lorsque Bossuet, qu'il connaissait on ne sait d'où, l'appela près de M. le Duc pour lui enseigner l'histoire. La Bruyère passa le reste de ses jours à l'hôtel de Condé à Versailles, attaché au prince en qualité d'homme de lettres avec mille écus de pension.

'D'Olivet, qui est malheureusement trop bref sur le célèbre auteur, mais dont la parole a de l'autorité, nous dit en des termes excellents : » On me l'a dépeint comme un philosophe, qui ne songeait qu'à vivre >> tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns » et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé » à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître; poli dans ses ma>> nières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition, >> même celle de montrer de l'esprit '. » Le témoignage de l'académicien se trouve confirmé d'une manière frappante par celui de SaintSimon, qui insiste, avec l'autorité d'un témoin non suspect d'indulgence, précisément sur ces mêmes qualités de bon goût et de sagesse : « Le » public, dit-il, perdit bientôt après (1696) un homme illustre par >> son esprit, par son style et par la connaissance des hommes; je veux » dire La Bruyère, qui mourut d'apoplexie à Versailles, après avoir >> surpassé Théophraste, en travaillant d'après lui, et avoir peint les >> hommes de notre temps dans ses nouveaux Caractères, d'une manière » inimitable. C'était d'ailleurs un fort honnête homme, de très-bonne compagnie, simple, sans rien de pédant et fort désintéressé. Je >> l'avais assez connu pour le regretter, et les ouvrages que son âge et

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J'hésite presque à glisser cette parole de Ménage, moins bon juge; elle concorde pourtant: «Il n'y a pas longtemps que M. de La Bruyère m'a fait l'honneur de venir me voir, mais je ne l'ai pas vu assez de temps pour le bien connaître. Il m'a paru que ce « n'était pas un grand parleur. » (Menagiana, tome III.)

>> sa santé pouvaient faire espérer de lui. » Boileau se montrait un peu plus difficile en fait de ton et de manières que le duc de Saint-Simon, quand il écrivait à Racine, 19 mai 1687 : « Maximilien (pourquoi ce » sobriquet de Maximilien?) m'est venu voir à Auteuil et m'a lu quel>> que chose de son Théophraste. C'est un fort honnête homme à qui » il ne manquerait rien si la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a » envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite. » Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau. La Bruyère était déjà à ses yeux un homme des générations nouvelles, un de ceux en qui volontiers l'on trouve que l'envie d'avoir de l'esprit après nous, et autrement que nous, est plus grande qu'il ne faudrait.

Ce même Saint-Simon, qui regrettait La Bruyère, et qui avait plus d'une fois causé avec lui ', nous peint la maison de Condé et M. le Duc en particulier, l'élève du philosophe, en des traits qui réfléchissent sur l'existence intérieure de celui-ci. A propos de la mort de M. le Duc, 1710, il nous dit avec ce feu qui mêle tout, et fait tout voir à la fois : » Il était d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux, mais en » tout temps si fier, si audacieux, qu'on avait peine à s'accoutumer à » lui. Il avait de l'esprit, de la lecture, des restes d'une excellente » éducation (je le crois bien), de la politesse, et des grâces même quand >> il voulait, mais il voulait très-rarement... Sa férocité était extrême, >> et se montrait en tout. C'était une meute toujours en l'air, qui fai>> sait fuir devant elle, et dont ses amis n'étaient jamais en sûreté,

Une pensée inévitable naît de ce rapprochement : quand La Bruyère et le duc de Saint-Simon causaient ensemble à Versailles dans l'embrasure d'une croisée, lequel des deux était le peintre de son siècle? Ils l'étaient, certes, tous les deux, mais l'un, le peintre alors avoué, et dont les portraits aujourd'hui sout devenus un peu voilés et mystérieux; l'autre, le peintre inconnu alors et clandestin, et dont les portraits aujourd'hui manifestes trahissent leurs originaux à nu.

>> tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles >> en face, etc. » A l'année 1697, il raconte comment, tenant les États de Bourgogne à Dijon à la place de M. le Prince son père, M. le Duc y donna un grand exemple de l'amitié des princes et une bonne leçon à ceux qui la recherchent. Ayant un soir, en effet, poussé Santeuil de vin de Champagne, il trouva plaisant de verser sa tabatière de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin et le lui offrit à boire; le pauvre Théodas si naïf, si ingénu. si bon convive et plein de verve et de bons mots, mourut dans d'affreux vomissements'. Tel était le petit-fils du grand Condé et l'élève de La Bruyère. Déjà le poète Sarrasin était mort autrefois sous le bâton d'un Conti dont il était secrétaire. A la manière énergique dont Saint-Simon nous parle de cette race des Condés, on voit comment par degrés en elle le héros en viendra à n'être plus que quelque chose tenant du chasseur ou du sanglier. Du temps de La Bruyère, l'esprit y conservait une grande part; car, comme dit encore Saint-Simon de Santeuil, « M. le Prince l'avait presque toujours à >> Chantilly quand il y allait; M. le Duc le mettait de toutes ses parties; » c'était de toute la maison de Condé à qui l'aimait le mieux, et des >> assauts continuels avec lui de pièces d'esprit en prose et en vers, et ·

Au tome second des Euvres choisies de La Monnoie (page 296), on lit un récit détaillé de cette mort de Sauteuil par La Monnoie, témoin presque oculaire; rien n'y vient ouvertement à l'appui du dire de Saint-Simon Santeuil s'était levé le 4 août, encore gai et bien portant; il ne fut pris de ses atroces douleurs d'entrailles que sur les onze heures du matin; il expira dans la nuit, vers une heure et demie. La Monnoie, qui devait diner avec lui ce jour-là, le vint voir dans l'après-midi et le trouva moribond; il causa même du malade avec M. le Duc, qui témoigna s'y intéresser beaucoup. Après cela, les symptômes extraordinaires rapportés par La Monnoie, et les réponses peu nettes des médecins, aussi bien que le traitement employé, s'accorderaient assez avec le récit de Saint-Simon; on conçoit que la chose ait été étouffée le plus possible. On se demande seulement si les effets de la tabatière avalée au souper de la veille ont bien pu retarder jusqu'au lendemain onze heures du matin; c'est un cas de médecine légale que je laisse aux experts.

« de toutes sortes d'amusements, de badinages et de plaisanteries. >> La Bruyère dut tirer un fruit inappréciable, comme observateur, d'être initié de près à cette famille si remarquable alors par ce mélange d'heureux dons, d'urbanité brillante, de férocité et de débauche '. Toutes ses remarques sur les héros et les enfants des Dieux naissent de là; il y a toujours dissimulé l'amertume: «Les enfants des Dieux, pour ainsi » dire, se tirent des règles de la nature et en sont comme l'exception. » Ils n'attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez » eux devance l'âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des >> hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l'enfance. » Au chapitre des Grands, il s'est échappé à dire ce qu'il avait dû penser si souvent : « L'avantage des Grands sur les autres hommes est immense >> par un endroit : je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameuble>>ments, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, » leurs fous et leurs flatteurs; mais je leur envie le bonheur d'avoir à >> leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l'esprit, et » qui les passent quelquefois. » Les réflexions inévitables que le scandale des mœurs princières lui inspirait, n'étaient pas perdues, on peut le croire, et ressortaient moyennant détour: « Il y a des misères sur >> la terre qui saisissent le cœur : il manque à quelques-uns jusqu'aux >> aliments; ils redoutent l'hiver; ils appréhendent de vivre. L'on

'La Bruyère descendait d'un ancien ligueur, très-fameux dans les Mémoires du temps, et qui joua Paris un des grands rôles municipaux dans cette faction anti-bourbonienne; il est piquant que le petit-fils, précepteur d'un Bourbon, ait pu étudier de si près la race. Notre moraliste dut songer, en souriant, à cet aïeul qu'il ne nomme pas, un peu plus qu'au Geoffroi de La Bruyère des Croisades dont il plaisante. Voir dans la Satyre Ménippée de Le Duchat les nombreux passages où il est question de ces La Bruyere, père et fils (car ils étaient deux), notamment au tome second, pages 67 et 339. Je me trompe fort, ou de tels souvenirs domestiques furent un fait capital dans l'expérience secrète et la maturité du penseur.

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