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hautes, conquises à si peu de frais, ce semble; mais on en veut secouer le joug; mais, à chaque effort contre elles, de près, on retrouve cette multitude de pensées admirables, concises, éternelles, comme autant de chaînons indestructibles; on y est repris de toutes parts comme dans les divines mailles des filets de Vulcain.

La Bruyère fournirait à deux choix piquants de mots et de pensées qui se rapprocheraient avec agrément de pensées presque pareilles de nos jours. Il en a sur le cœur et les passions surtout qui rencontrent à l'improviste les analyses intérieures de nos contemporains. J'avais noté un endroit où il parle des jeunes gens, lesquels, à cause des passions qui les amusent, dit-il, supportent mieux la solitude que les vieillards, et je rapprochais sa remarque d'un mot de Lélia sur les promenades solitaires de Sténio. J'avais noté aussi sa plainte sur l'infirmité du cœur humain trop tôt consolé, qui manque de sources inépuisables de douleur pour certaines pertes, et je la rapprochais d'une plainte pareille dans Atala. La rêverie, enfin, à côté des personnes qu'on aime, apparaît dans tout son charme chez La Bruyère. Mais, bien que, d'après la remarque de Fabre, La Bruyère ait dit que le choix des pensées est invention, il faut convenir que cette invention est trop facile et trop séduisante avec lui pour qu'on s'y livre sans réserve. -En politique, il a de simples traits qui percent les époques et nous arrivent comme des flèches : « Ne penser qu'à soi et au présent, >> source d'erreur en politique.

Il est principalement un point sur lequel les écrivains de notre temps ne sauraient trop méditer La Bruyère, et sinon l'imiter, du moins l'honorer et l'envier. Il a joui d'un grand bonheur et a fait preuve d'une grande sagesse: avec un talent immense, il n'a écrit que pour dire ce qu'il pensait; le mieux dans le moins, c'est sa

devise. En parlant une fois de madame Guizot, nous avons indiqué de combien de pensées mémorables elle avait parsemé ses nombreux et obscurs articles, d'où il avait fallu qu'une main pieuse, un œil ami, les allât discerner et détacher. La Bruyère, né pour la perfection dans un siècle qui la favorisait, n'a pas été obligé de semer ainsi ses pensées dans des ouvrages de toutes les sortes et de tous les instants; mais plutôt il les a mises chacune à part, en saillie, sous la face apparente, et comme on piquerait sur une belle feuille blanche de riches papillons étendus. « L'homme du meilleur esprit, dit-il, est inégal...; » il entre en verve, mais il en sort: alors, s'il est sage, il parle peu. >> il n'écrit point... Chante-t-on avec un rhume? Ne faut-il pas >> attendre que la voix revienne?» C'est de cette habitude, de cette nécessité de chanter avec toute espèce de voix, d'avoir de la verve à toute heure, que sont nés la plupart des défauts littéraires de notre temps. Sous tant de formes gentilles, sémillantes ou solennelles, allez au fond: la nécessité de remplir des feuilles d'impression, de pousser à la colonne ou au volume sans faire semblant, est là. Il s'ensuit un développement démesuré du détail qu'on saisit, qu'on brode, qu'on amplifie et qu'on effile au passage, ne sachant si pareille occasion se trouvera. Je ne saurais dire combien il en résulte, à mon sens, jusqu'au sein des plus grands talents, dans les plus beaux poëmes, dans les plus belles pages en prose, oh! beaucoup de savoir-faire, de facilité, de dextérité, de main-d'œuvre savante, si l'on veut; mais aussi ce je ne sais quoi que le commun des lecteurs ne distingue pas du reste, que l'homme de goût lui-même peut laisser passer dans la quantité s'il ne prend garde, -le simulacre et le faux-semblant du talent, ce qu'on appelle chique en peinture et qui est l'affaire d'un pouce encore habile, même alors que l'esprit demeure absent. Ce qu'il y a de chique dans les plus

belles productions du jour est effrayant, et je ne l'ose dire ici que parce que, parlant en général, l'application ne saurait tomber sur aucun illustre en particulier. Il y a des endroits où, en marchant dans l'œuvre, dans le poëme, dans le roman, l'homme qui a le pied fait s'aperçoit qu'il est sur le creux : ce creux ne rend pas l'écho le moins sonore pour le vulgaire. Mais qu'ai-je dit? c'est presque là un secret de procédé qu'il faudrait se garder entre artistes pour ne pas décréditer le métier. L'heureux et sage La Bruyère n'était point tel en son temps; il traduisait à son loisir Théophraste et produisait chaque pensée essentielle à son heure. Il est vrai que ses mille écus de pension comme homme de lettres de M. le Duc et le logement à l'hôtel de Condé lui procuraient une condition à l'aise qui n'a point d'analogue aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, et sans faire injure à nos mérites laborieux, son premier petit in-12 devrait être à demeure sur notre table, à nous tous écrivains modernes, si abondants et si assujettis, pour nous rappeler un peu à l'amour de la sobriété, à la proportion de la pensée au langage. Ce serait beaucoup déjà que d'avoir regret de ne pouvoir faire ainsi.

Aujourd'hui que l'Art poétique de Boileau est véritablement abrogé et n'a plus d'usage, la lecture du chapitre des Ouvrages de l'Esprit serait encore, chaque matin, pour les esprits critiques, ce que la lecture d'un chapitre de l'Imitation est pour les âmes tendres.

La Bruyère, après cela, a bien d'autres applications possibles par cette foule de pensées ingénieusement profondes sur l'homme et sur la vie. A qui voudrait se réformer et se prémunir contre les erreurs, les exagérations, les faux entraînements, il faudrait, comme au premier jour de 1688, conseiller le moraliste immortel. Par malheur, on n'arrive à le goûter et on ne le découvre, pour ainsi dire, que lorsqu'on

est déjà soi-même au retour, plus capable de voir le mal que de faire le bien, et ayant déjà épuisé à faux bien des ardeurs et des entreprises. C'est beaucoup néanmoins que de savoir se consoler ou même se chagriner avec lui.

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LES CARACTÈRES

DE LA BRUYÈRE.

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