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» étendue d'esprit de Locke, de la pensée originale de Montesquieu, » de la verve de style de Pascal, mêlée au goût de la prose de Voltaire; » il n'a pu faire ni la réputation de La Bruyère ni la sienne. » Cinquante ans de plus, en achevant de consacrer La Bruyère comme génie, ont donné à Vauvenargues lui-même le vernis des maîtres. La Bruyère, que le xviu siècle était aussi lent à apprécier, avait avec ce siècle plus d'un point de ressemblance qu'il faut suivre de plus près encore.

Dans ces diverses études charmantes ou fortes sur La Bruyère, comme celles de Suard et de Fabre, au milieu de mille sortes d'ingénieux éloges, un mot est lâché qui étonne, appliqué à un aussi grand écrivain du xvire siècle. Suard dit en propres termes que La Bruyère avait plus d'imagination que de goût. Fabre, après une analyse complète de ses mérites, conclut à le placer dans le si petit nombre des parfaits modèles de l'art d'écrire, s'il montrait toujours autant de goût qu'il prodigue d'esprit et de talent'. C'est la première fois qu'à propos d'un des maîtres du grand siècle on entend toucher cette corde délicate, et ceci tient à ce que La Bruyère, venu tard et innovant véritablement dans le style, penche déjà vers l'âge suivant. Il nous a tracé une courte histoire de la prose française en ces termes : « L'on a écrit régulière>>ment depuis vingt années; l'on est esclave de la construction; l'on >> a enrichi la langue de nouveaux tours, secoué le joug du latinisme, >> et réduit le style à la phrase purement française; l'on a presque >> retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers >> rencontré, et que tant d'auteurs depuis eux ont laissé perdre : l'on

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Et M. de Feletz, bon juge et vif interprète des traditions pures, a écrit : « La Bruyère qui possède si bien sa langue, qui la maîtrise, qui l'orne, qui l'enrichit, l'altère aussi quelquefois et en viole les règles. " (Jugements historiques et littéraires sur quelques écrirains.... 1840, page 250).

>> a mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la netteté dont il » est capable cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit. » Cet esprit que La Bruyère ne trouvait pas assez avant lui dans le style, dont Bussy, Pellisson, Fléchier, Bouhours, lui offraient bien des exemples, mais sans assez de continuité, de consistance ou d'originalité, il l'y voulut donc introduire. Après Pascal et La Rochefoucauld, il s'agissait pour lui d'avoir une grande, une délicate manière, et de ne pas leur ressembler. Boileau, comme moraliste et comme critique, avait exprimé bien des vérités en vers avec une certaine perfection. La Bruyère voulut faire dans la prose quelque chose d'analogue, et, comme il se le disait peut-être tout bas, quelque chose de mieux et de plus fin. Il y a nombre de pensées droites, justes, proverbiales, mais trop aisément communes, dans Boileau, que La Bruyère n'écrirait jamais et n'admettrait jamais dans son élite. Il devait trouver au fond de son âme que c'était un peu trop de pur bon sens, et, sauf le vers qui relève, aussi peu rare que bien des lignes de Nicole. Chez lui tout devient plus détourné et plus neuf; c'est un repli de plus qu'il pénètre. Par exemple, au lieu de ce genre de sentences familières à l'auteur de l'Art poétique:

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, etc., etc.

il nous dit, dans cet admirable chapitre des Ouvrages de l'Esprit, qui le est son art poétique à lui et sa rhétorique : « Entre toutes les différentes >> expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en >> a qu'une qui soit la bonne on ne la rencontre pas toujours en >> parlant ou en écrivant; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que

» tout ce qui ne l'est point est faible et ne satisfait point un homme

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d'esprit qui veut se faire entendre. On sent combien la sagacité

si vraie, si judicieuse encore, du second critique, enchérit pourtant sur la raison saine du premier. A l'appui de cette opinion, qui n'est pas récente, sur le caractère de novateur entrevu chez La Bruyère, je pourrais faire usage du jugement de Vigneul-Marville et de la querelle qu'il soutint avec Coste et Brillon à ce sujet : mais le sentiment de ces hommes en matière de style ne signifiant rien, je m'en tiens à la phrase précédemment citée de d'Olivet. Le goût changeait donc, et La Bruyère y aidait insensiblement. Il était bientôt temps que le siècle finît la pensée de dire autrement, de varier et de rajeunir la forme, a pu naître dans un grand esprit; elle deviendra bientôt chez d'autres un tourment plein de saillies et d'étincelles. Les Lettres Persanes, si bien annoncées et préparées par La Bruyère, ne tarderont pas à marquer la seconde époque. La Bruyère n'a nul tourment encore et n'éclate pas, mais il est déjà en quête d'un agrément neuf et du trait. Sur ce point il confine au xvII° siècle plus qu'aucun grand écrivain de son âge; Vauvenargues, à quelques égards, est plus du XVIIe siècle que lui. Mais non... La Bruyère en est encore pleinement, de ce siècle incomparable, en ce qu'au milieu de tout ce travail de nouveauté et de rajeunissement, il ne manque jamais, au fond, d'un certain goût simple.

Quoique ce soit l'homme et la société qu'il exprime surtout, le pittoresque, chez La Bruyère, s'applique déjà aux choses de la nature plus qu'il n'était ordinaire de son temps. Comme il nous dessine dans un jour favorable la petite ville qui lui paraît peinte sur le penchant de la colline! Comme il nous montre gracieusement, dans sa comparaison du prince et du pasteur, le troupeau, répandu dans la prairie, qui broute l'herbe menue et tendre! Mais il n'appartient qu'à lui d'avoir eu l'idée d'insérer au chapitre du Cœur les deux pensées que voici :

« Il y a des lieux que l'on admire; il y en a d'autres qui touchent >> et où l'on aimerait à vivre. » — « Il me semble que l'on dépend >> des lieux pour l'esprit, l'humeur, la passion, le goût et les senti>>ments. >> Jean-Jacques et Bernardin de Saint-Pierre, avec leur amour des lieux, se chargeront de développer un jour toutes les nuances, closes et sommeillantes, pour ainsi dire, dans ce propos discret et charmant. Lamartine ne fera que traduire poétiquement le mot de La Bruyère, quand il s'écriera :

Objets inanimés, avez-vous donc une âme

Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?

La Bruyère est plein de ces germes brillants.

Il a déjà l'art (bien supérieur à celui des transitions qu'exigeait trop directement Boileau) de composer un livre, sans en avoir l'air, par une sorte de lien caché, mais qui reparaît, d'endroits en endroits, inattendu. On croit au premier coup d'œil n'avoir affaire qu'à des fragments rangés les uns après les autres, et l'on marche dans un savant dédale où le fil ne cesse pas. Chaque pensée se corrige, se développe, s'éclaire, par les environnantes. Puis l'imprévu s'en mêle à tout moment, et, dans ce jeu continuel d'entrées en matière et de sorties, on est plus d'une fois enlevé à de soudaines hauteurs que le discours continu ne permettrait pas : Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, etc. Un fragment de lettre ou de conversation, imaginé ou simplement encadré au chapitre des Jugements: Il disait que l'esprit dans cette belle personne était un diamant bien mis en œuvre, etc., est lui-même un admirable joyau que tout le goût d'un André Chénier n'aurait pas mis en œuvre et en valeur plus artistement. Je dis André Chénier à dessein, malgré le disparate des genres et des noms; et,

chaque fois que j'en viens à ce passage de La Bruyère, le motif aimable

Elle a vécu, Myrto, la belle Tarentine, etc.

me revient en mémoire et se met à chanter en moi '.

Si l'on s'étonne maintenant que, touchant et inclinant par tant de points au xvIIIe siècle, La Bruyère n'y ait pas été plus invoqué et célébré, il y a une première réponse : c'est qu'il était trop sage, trop désintéressé et reposé pour cela; c'est qu'il s'était trop appliqué à l'homme pris en général ou dans ses variétés de toute espèce, et il parut un allié peu actif, peu spécial, à ce siècle d'hostilité et de passion. 'Et puis le piquant de certains portraits tout personnels avait disparu. La mode s'était mêlée dans la gloire du livre, et les modes passent. Fontenelle (Cydias) ouvrit le xvin° siècle, en étant discret à bon droit sur La Bruyère qui l'avait blessé; Fontenelle, en demeurant dans le salon cinquante ans de plus que les autres, eut ainsi un long dernier mot sur bien des ennemis de sa jeunesse. Voltaire, à Sceaux, aurait pu consulter sur La Bruyère, Malezieu, un des familiers de la maison de Condé, un peu le collègue de notre philosophe dans l'éducation de la duchesse du Maine et de ses frères, et qui avait lu le manuscrit des Caractères avant la publication; mais Voltaire ne paraît pas s'en être soucié. Il convenait à un esprit calme et fin comme l'était Suard, de réparer cette négligence injuste, avant qu'elle s'autorisât 3. Aujourd'hui, La Bruyère n'est plus à remettre à son rang. On se révolte, il est vrai, de temps à autre, contre ces belles réputations simples et

M. de Barante, dans quelques pages élevées où juge l'Eloge de La Bruyère par Fabre (Mélanges littéraires, tome II), a contesté cet artifice extrême du moraliste écrivain, que Fabre aussi avait présenté un peu fortement. Pour moi, eu relisant les Caractères, la rhétorique n'échappe, si l'on veut, mais j'y sens de plus en plus la science de la muse. 2 On peut voir au tome II des Mémoires de Garat sur Suard, p. 268 et suiv., avec quel à-propos celui-ci cita et commenta un jour le chapitre des Grands dans le salon de M. de Vaines.

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